Prophylaxie métaphysique...
"Quelque chose attire la chair vers le divin ; autrement comment pourrions-nous jamais être sauvés (…) Si le désir charnel était seulement mauvais, ceux qui l'éteignent dans la débauche, pour en libérer leur pensée, n'auraient pas tort, au moins par rapport à eux-mêmes."
Paradoxal hommage de la vertu au vice, signé Simone Weil (citée par Pierre Boutang, Apocalypse du désir, p. 209. La coupure est de P. Boutang), laquelle ajoute aussitôt : "C'est parce qu'il [le désir charnel] est si précieux qu'il ne faut pas le satisfaire." Ce qui est abuser, mais c'est aussi durement logique. Si les saints passent pour avoir fini (pas forcément commencé) par mener une vie chaste, ce n'est pas un hasard. Mais je n'ai pas nécessairement d'aspirations à la sainteté. - Je ne sais pas.
Dans un passage de son livre (pp. 209-212), peu de temps après cette citation, Pierre Boutang dit sur la sexualité humaine des choses à la fois personnelles et générales, dans lesquelles j'avoue m'être reconnu. Pour aujourd'hui, je voudrais surtout insister sur quelques points. Dans l'économie du livre de Boutang, il s'agit du début du chapitre dans lequel, après avoir attaqué différentes conceptions du désir, de Hegel à Deleuze pour le dire vite, l'auteur commence à exposer la sienne propre.
Pour ce faire, il part d'une vieille photographie de lui petit enfant, presque encore bébé, en train de sourire à sa mère, laquelle le tenait dans ses bras, pour lui donner confiance, tout en n'apparaissant pas elle-même (elle est recouverte d'une étoffe) sur la photographie. Si je ne méprends pas sur les intentions de l'auteur, à propos duquel j'ai lu récemment qu'il avait toujours eu le sentiment, qu'il était malheureusement le seul à partager, d'être parfaitement clair, l'important ici est un certain balancement entre la pureté et l'impureté de la situation, telle que Boutang adulte peut la juger lorsqu'il regarde cette photographie. L'enfant sourit, d'un sourire d'avant le mensonge, d'un sourire d'« enfant à qui personne encore n'a menti », et ceci en partie en raison, si ce n'est d'un mensonge, du moins d'un « artifice », cette mère à la fois présente et absente, sans qui la photographie de l'enfant en confiance et souriant n'aurait pu se faire, mais qui se cache, se dissimule. Cette image…
"…ne donne le sentiment d'aucun désir, prononce seulement un équilibre naturel et précaire, d'une nature au seuil du désir, libérée du besoin et de l'inquiétude, pas de l'interrogation, et pour cela objet de désir. Lorsque j'avoue que j'aurai passé ma vie à rechercher cela seul, et dans le visage humain, je n'ignore pas à quels moments la sexualité s'en mêle, et qu'Éros ne se satisfait pas de laisser être le monde dans un état dans un regard plus pur que le vôtre. Pourtant, s'il y a eu le sourire originel - dont le diable sait très bien s'emparer, voyez « La chambre de cristal » de Blake - le désir ne l'oubliera jamais entièrement, ou ne sera jamais hors de son atteinte. Je ne connais pas de vrai désir sans un sourire, au seuil entre l'absence et la présence, et j'ai appris que tout le corps sourit avec le visage. (…)
Encore une fois, la sexualité n'est pas absente de cette quête du sourire - du moins ai-je connu peu d'êtres pour qui elle le soit restée. (…) Le sourire serait clairement le propre de l'homme. (…) Si le désir va au sourire, le sexus, inventé par les Latins pour dire la « section » entre mâles et femelles (et c'était un mot neutre à l'origine) que les Grecs ignoraient et appelaient « physis », pour relier au lieu de séparer, ne décide en rien du désir. Comment alors le désir sexuel et ce désir du sourire, de la présence mystérieuse déposée sur le visage et dans le corps de l'autre, peuvent-ils se rencontrer, s'unir sans que vacillent la terre et le ciel ? Simone Weil que l'on imagine souvent très peu disposée à le comprendre, et à y voir un fait essentiel - mais nous aurons recours à elle (…) car elle aura été, chez les modernes, la femme la plus « savante dans les choses de l'amour » - Simone Weil proclame que « quelque chose attire la chair vers le divin », et que, réciproquement, « il n'est pas entre notre pouvoir d'admirer un être humain chez qui il n'apparaît aucune beauté sensible d'aucune espèce. »"
Ajoutons que, dans le même passage, évoquant cette situation « première, originelle », Boutang en parle comme une situation de confiance, mot qu'il relie à l'utilisation par le « réaliste empirique » Platon du terme pistis pour désigner "la « foi » naturelle dans les choses, qui ne sont ni des reflets ni des fantasmes."
A vingt ans je suis tombé follement et très bêtement amoureux d'une fille juste pour le sourire qu'elle m'avait adressé la première fois que je la quittai devant chez elle ; aujourd'hui encore, après bientôt quinze ans de vie commune, certains sourires de ma femme me bouleversent toujours autant, si ce n'est, parfois, plus qu'à nos débuts. Autant dire que j'ai été sensible à cette approche, qui n'est pas peut-être le fin mot de Boutang sur le désir humain, mais qui me semble un point de départ fécond. Je résume ce que j'en ai compris et ce que je souhaite en retirer pour la livraison de ce jour.
Ces idées sont un peu complexes, et c'est ce qui les sauve, d'une part de la mièvrerie, d'autre part de la banalité. Si je passe mon temps à vous répéter que le sexe est le sexe et autre chose que le sexe, ce que Simone Weil dit à sa façon dans la phrase par laquelle j'ai commencée - même si elle a voulu, pour sa propre voie, atteindre cet « autre chose » sans passer par le sexe -, le dispositif théorique ici construit par Pierre Boutang revient à dire, dans le même esprit, que le désir est à la fois pur et impur.
Pur parce qu'il est issu d'une situation de confiance originelle que l'on cherche à retrouver ("Il n'y a pas de réelle sexualité enfantine ni d'Oedipe sexuellement désirant, mais la sexualité adulte est enfantine pour toute une part" (p. 215) où elle "tente de s'accorder" avec l'esprit de cette situation de confiance), impur parce que le désir et la quête du sourire sur le visage de celle que l'on aime / aimera ne garantit pas l'absence d'artifice. A la base, dans la scène primitive de Boutang, il y a l'artifice de la mère, à la fois présente et absente. J'insiste là-dessus, c'est un artifice, pas un mensonge : la situation n'est pas mensongère à la base, elle n'est pas viciée, mais elle est en partie artificielle. Et de même que la mère est à la fois présente et absente, le sourire est "au seuil entre l'absence et la présence", il donne tout - sinon pourquoi tomber amoureux d'un sourire ? pourquoi le rester quinze ans après ? -, et rien - sinon, pourquoi ce lien avec le désir charnel, pourquoi "tout le corps sourit-[il] avec le sourire ?"
Qu'on le comprenne, cette insistance sur le sourire de la femme aimée ne verse dans aucun sentimentalisme, le lien avec le désir charnel est d'emblée présent. Quitte à ce qu'il faille, d'un côté, se méfier de certains pièges, comme, c'est le thème étudié immédiatement après par Boutang, l'inceste, les relations frère-soeur, les relations qui se rapprochent d'une relation frère-soeur, ou les relations qui, j'extrapole un peu par rapport à ce qu'écrit P. Boutang, qui finissent par se fonder sur l'identité plus que sur la rencontre. Quitte à ce qu'il faille, d'un autre côté, et plus tardivement, dépasser le stade sexuel ou s'en éloigner, le Platon du Banquet pointant ici le bout de son nez. - Mais cette insistance rappelle en même temps l'aspect « métaphysique » ou « divin », comme l'on voudra, du désir humain.
C'est pour cela, notons-le au sujet d'un passage que j'ai cité avec des coupures nécessaires pour la clarté de mon propos du jour, mais qui ne contribuent pas, en revanche, à la clarté du propos de P. Boutang, c'est pour cela que celui-ci peut écrire : "Comment alors le désir sexuel et ce désir du sourire, de la présence mystérieuse déposée sur le visage et dans le corps de l'autre, peuvent-ils se rencontrer, s'unir sans que vacillent la terre et le ciel ?" Ce n'est pas la femme qui est divine, elle ne l'est ni plus ni moins que l'homme, là-dessus je suis d'un égalitarisme d'une simplicité biblique, c'est la rencontre de l'homme et de la femme qui l'est.
Au passage encore, et pour en finir avec cette première approche, on notera que celle-ci peut expliquer les sentiments mêlés que l'on ressent couramment à propos de la représentation de l'acte sexuel, sous quelque forme - littéraire, picturale, cinématographique, même musicale (Chostakovitch…) - et dans quelque esprit - poétique, allusif, paillard, pornographique - que ce soit. Ne peuvent qu'y figurer, toujours, cette pureté primordiale et cette impureté humaine. On peut aussi mettre ces idées en rapport avec les textes de Marc-Édouard Nabe que je vous citais récemment.
Ne sachant quand je pourrai faire une autre livraison, je commente très brièvement ici-même la dernière vidéo du Président. Deux remarques :
- s'il se plaint de coups bas (j'y reviens dans la deuxième remarque), le Président peut aussi admettre qu'il faut parfois le soutenir contre lui-même. Sa dévalorisation, par ailleurs bassement machiste, du roman (23e minute) au profit du concept d'un côté, de la poésie de l'autre, est, je suis désolé, d'une grande stupidité. Le roman brasse aussi les concepts, à sa façon bien particulière et qui est précisément difficile à définir parce que sinon, on n'aurait pas besoin d'écrire ces romans… Je vous renvoie au Proust de Vincent Descombes, et tant pis pour le Président s'il préfère Félix Niesche à Proust, tous les goûts sont dans la « nature » ;
- j'avais évoqué à deux reprises sur la foi de quelques intuitions l'éventuelle homosexualité du Président : il semblerait, vu le discours de ce dernier, que le sujet soit évoqué par d'autres sur le net, ce que j'ignorais quant à moi. Comme je l'ai fait surtout, outre le plaisir de faire chier mon monde, parce que je trouvais amusant qu'un gars qui clame sa virilité, se vante de ses sept cents conquêtes (ce qu'il refait dans cette vidéo, non sans goujaterie me semble-t-il vis-à-vis de sa femme) et traite volontiers ses adversaires de fiottasses, puisse se laisser tenter par les amitiés particulières ; comme, par ailleurs, et ceci étant dit, je me fous complètement de ce qu'il fait de son temps libre, je ne me sens pas visé par la riposte du Président. Je « répondrai » seulement que, d'une part, l'on ne peut pas se permettre de balancer des coups bas à certains (je pense notamment à une évocation hors de propos, ou justifiée seulement par l'antijudaïsme de A. Soral, sur la « sexualité déviante » de Woody Allen) et se plaindre d'en recevoir ; d'autre part, que si l'on se réclame de Weininger et de son étude Sexe et caractère, qui essaie précisément de traiter des liens entre la sexualité d'un individu et sa personnalité, il est tout à fait légitime pour certains d'envisager sous cet angle le « caractère » du Président.
Ce qui signifie : si on choisit un terrain, l'adversaire (ou, en l'occurrence, le témoin tel que bibi) a toute légitimité pour répondre sur ce terrain. Dans le même ordre d'idées, les "Femen", qui croient, si j'ai bien compris, à l'égalité absolue entre hommes et femmes, ne peuvent se plaindre, pour celles qui se sont fait tabasser à la manifestation contre le mariage homosexuel, de s'être pris des coups. Les lâches qui les ont frappées n'en sont pas moins lâches ni méprisables, mais ils n'ont fait, d'une certaine manière, qu'accepter, cela les arrangeait bien, l'arme choisie par les "Femen".
Bon dimanche !
Libellés : Allen, Blake, Boutang, Chostakovitch, Deleuze, Descombes, Félix Niesche, Femen, Hegel, Moi, Nabe, Platon, Proust, Seberg, Soral, Sutpen, Weil, Weininger
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