jeudi 20 juillet 2006

Que la joie nous emporte.

(A César : ce texte est fortement influencé par l'importante Flèche du Parthe mise en ligne par J.-P. Voyer après les attentats de Madrid. Dont acte. J'y découvre d'ailleurs la présence de l'expression "le beurre et l'argent du beurre", au sujet des pédés mariés, que j'ai souvent employée dans le même contexte. Je ne m'en souvenais plus.)


P.-S. 1.

P.-S. 2.



Ce qui se passe du côté de Gaza, du Liban, et d'un pays qui ne mérite jamais autant d'être appelé "entité sioniste" que lorsqu'il se comporte tel qu'il le fait actuellement (et pourtant, il paraît qu'il y a des gens comme vous et moi qui y vivent, aiment, travaillent et meurent de leur belle mort), rappelle quelques-uns des problèmes aigus du monde d'aujourd'hui.

Pour évacuer tout de suite la géopolitique, je redis très brièvement ce que j'ai déjà écrit sur ce sujet : les Israéliens n'avaient rien à faire en Palestine ; maintenant, ils y sont, en nombre ; le mieux serait donc qu'eux et leurs voisins parviennent à vivre ensemble ; je ne sais pas si ces voisins (et ça dépend des cas) le souhaitent ; je suis sûr que les Israéliens ne le souhaitent pas, toute l'histoire de leur pays allant dans ce sens (je reviens longuement dans ce qui suit sur ce que veut dire ici : "les Israéliens"). Comme ce sont pour l'heure eux qui ont les clés en main, peu de chose incite à penser que tous ces gens parviendront bientôt à s'entendre. Et encore fais-je ici abstraction du rôle des Etats-Unis ("l'entité protestante" ?).

D'abord, on se retrouve de nouveau dans une situation de divorce entre les opinions publiques des démocraties occidentales et leurs gouvernants. La grande majorité des gens sentent bien que les actions perpétrées ces jours-ci par Israël sont condamnables, cela ne change rien à rien. De même que l'opinion publique mondiale (je rigole) était contre l'agression américaine en Irak. De même que l'on persiste à vouloir nous imposer le TCE. De même que l'état français continue de démanteler en douce les services publics auxquels il sait pourtant les Français attachés. Ce n'est vraiment pas la peine de frimer devant le monde entier avec nos belles démocraties pour en arriver là.

Une parenthèse : il est tout à fait possible de flétrir l'accord actuel des populations sur les crimes israéliens par le vocable de "concensus", de s'amuser de la bien-pensance de ceux qui condamnent Israël, sous prétexte que les membres du Hezbollah ne sont pas des anges, de se moquer des gentils altermondialistes toujours séduits par les victimes, etc. Mais même des cons ou des enculés peuvent avoir raison, et s'il est de saine attitude de vérifier ce que d'autres, y compris ceux que l'on n'estime pas, pensent, il est enfantin et pour le moins paradoxal de ne se déterminer que par rapport à eux. Fin de parenthèse.

La démocratie, donc, puisque c'est de cela qu'il s'agit. Tout occupés à éviter l'amalgame Israélien = Juif, certains (jawhol, il s'agit notamment de mon grand ami, l'excellent Birenbaum) s'empressent de dédouaner le peuple israélien de toute forme de responsabilité dans les assassinats actuels. Oublions pour l'instant les spéficités israéliennes de ce point de vue, et attaquons tout de suite cette idée : en démocratie, tous les citoyens, sans exception, sont responsables des actes de leurs gouvernants. Un paysan languedocien du XVIIIè siècle n'était pas responsable d'une guerre menée par Louis XV, un agriculteur languedocien de 2006 est responsable du soutien de la France aux régimes d'Omar Bongo et d'Idriss Déby, quand bien même, comme moi il y a cinq ans, il en ignorerait tout (je prends toujours ces exemples autant pour les vulgariser que parce qu'ils sont indiscutables). Si l'on veut la démocratie, que d'ailleurs on s'en glorifie ou non, il faut assumer ce qui va avec : à partir de l'âge de 18 ans, on est responsable de tout ce que fait le pays dont on est citoyen, que l'on vote ou non, que l'on soit d'accord ou non avec ce qu'il fait, et même si l'on se bat contre ce qu'il fait. Que Yahvé bénisse Tanya Reinhart, mais même elle est responsable des crimes actuels. Et c'est pourquoi, pour rejoindre l'argumentation de J.-P. Voyer, quand les Arabes frappent, comme à New York, Madrid ou Londres, les populations civiles, ils ne font que prendre au mot les constitutions et principes démocratiques des Etats-Unis ("We the people..."), Espagne ou Royaume-Uni.

En revanche, personne n'est responsable de ce qui a été fait avant lui. Si je suis né après la guerre d'Algérie, je ne suis pas responsable de ce qui y a été fait au nom de la France. Passons momentanément sur le cas où j'ai dix-huit ans pendant la guerre d'Algérie et souffle mes bougies en plein milieu d'une séance de torture.

On répondra qu'il s'agit là d'un juridisme grossier sans rapport avec la réalité des faits. Mais la démocratie est justement du juridisme, c'est l'égalité de tous devant la loi. Ce n'est pas moi qui rend homogènes les unes par rapport aux autres des situations entre elles incommensurables, c'est le principe démocratique qui rend homogènes en droit tous les citoyens d'un pays. Mais il faut peut-être maintenant clarifier ce que "responsable" veut dire. Suivons dans un premier temps le Robert :

.Sens général : Qui doit accepter et subir les conséquences de ses actes, en répondre.
1. Qui doit (de par la loi) réparer les dommages qu'il a causés par sa faute. - Qui doit subir le châtiment prévu par la loi.
2. Qui doit, en vertu de la morale admise, rendre compte de ses actes ou de ceux d'autrui.
3. Qui est l'auteur, la cause volontaire et consciente (de qqch.), en porte la responsabilité morale. (le Robert renvoie ici au mot "coupable").
4. Chargé de, en tant que chef qui prend les décisions. (renvoi au mot "dirigeant").
5. Qui est la cause, la raison suffisante de.
6. Raisonnable, sérieux, réfléchi : qui mesure les conséquences de ses actes.

Laissons complètement de côté le sens 6. Le sens 4 ne nous serait utile que si justement nous n'étions pas en démocratie. Les autres sens montrent bien la difficulté du problème, puisque la langue française y mêle le langage de la science (sens 5 : la "cause", la "raison suffisante", ce qui n'est déjà pas la même chose), de la morale (sens 2 et 3), et de la loi (sens 1 et 3). Comme le lecteur de plus de vingt ans s'est sans doute déjà remémoré la fameuse formule de Georgina Dufoix au moment du scandale du sang contaminé, "responsable mais pas coupable", profitons du tour de passe-passe que l'ancien ministre essayait alors de faire, mettant en avant le sens 4, pour éviter la condamnation liée au sens 3, et dans le même mouvement, échapper au blâme moral inclus dans le sens 2, profitons de cette manoeuvre rhétorique ratée, ou plutôt profitons de ce que cette manoeuvre ait été ratée pour cerner les limites des distinctions du dictionnaire. Dieu sait qu'il y a parfois des décalages entre la loi et "la" morale, mais le citoyen d'une démocratie a tendance à estimer - parfois trop, mais ce n'est pas notre problème d'aujourd'hui - qu'elles doivent coïncider autant que faire se peut. Ce qui n'a pas fonctionné avec Mme Dufoix, c'est qu'elle acceptait une part de responsabilité juridique pour, en dernière analyse, éviter une responsabilité morale. Il est tout à fait sain que l'opinion n'ait pas accepté un tel stratagème, ceci dit sans le moins du monde vouloir accabler quelqu'un dont le rôle précis dans l'enchaînement des causes et des effets du scandale du sang contaminé m'est inconnu - et que justement je n'ai pas besoin de vérifier.

Car là est le noeud de l'affaire. Il est évident que l'agriculteur languedocien pas plus que moi-même n'avons demandé à Jacques Chirac (et aux présidents qui l'ont précédé) de soutenir des dictateurs en Afrique. Il est évident aussi, j'imagine, que si l'on nous demandait si nous accepterions une légère baisse de niveau de vie, pour que la France paye plus cher, et donc mieux, les matières premières qu'elle rackette actuellement au Gabon ou au Tchad, nous dirions oui. Je veux dire par là que l'argument selon lequel c'est la pression des cochons consommateurs d'Occident qui pousse leurs dirigeants à faire feu de tout bois pour maintenir le niveau de confort de leurs électeurs, s'il n'est pas, Dieu sait, sans fondement, ne résout pas tout. Néanmoins, il est clair que mon agriculteur et moi-même pouvons à un certain niveau être considérés comme des "causes" de certains aspects de la politique étrangère de notre pays, que nous ne pouvons totalement en exonérer notre responsabilité à ce sens.

Ce qui pourrait vouloir signifier d'ailleurs que ce que je disais du paysan languedocien du XVIIIè siècle n'était pas si vrai que cela, puisque son bien-être à lui, même dans ces canons hors de proportion avec les nôtres, pesait sur la politique de son roi. Je veux bien l'admettre, mais si même ce gars-là pouvait être en partie jugé responsable de ce qu'un seigneur censément de droit divin faisait, combien plus le sommes-nous des actes d'un président élu !

Bref : le peuple est souverain, il est donc juridiquement responsable. Il l'est donc aussi moralement - nous venons de voir qu'il était bien délicat de séparer les deux domaines. Et il joue un rôle causal dans les décisions de ses représentants. S'il ne tient pas l'épée, il arme le bras. CQFD.


Oui, mais... Il y a des causes directes et indirectes, distinction bien connue des juristes et des juges. Ce n'est par ailleurs pas un secret que le contrôle des citoyens sur les hommes politiques et surtout d'ailleurs sur les décisions qu'ils prennent est de plus en plus lâche, que le personnel politique a su au fil des années se mettre à l'abri de bien des déconvenues de ce point de vue (encore une fois d'ailleurs, plus d'un point de vue général que du point de vue de tel ou tel politicien). Et on ne fera croire à personne qu'un OS et un inspecteur des finances ont la même influence sur la politique économique française.

Tout cela est fort vrai, mais ne change strictement rien à mon raisonnement. Pour rester dans le domaine du droit : le point de vue du juré n'est pas celui du juge, celui qui décrète la culpabilité de l'accusé n'est pas celui qui décide de la lourdeur de la peine, en fonctions de circonstances atténuantes ou aggravantes. Dans le cas présent, que tous ne soient pas également coupables n'empêchent pas qu'ils soient tous coupables. Et si l'on prend le jugement par excellence, c'est-à-dire le Jugement Dernier, Dieu, à la fois juré et juge, sait que tous ne sont pas également pécheurs, mais que tous le sont.

Dans le cas des Israéliens donc, il est certain que si un Tribunal universel ou un Dieu omniscient devait juger les responsables des actes que Tsahal commet ces jours-ci, Tanya Reinhart n'écoperait pas de la même peine que Ehud Olmert. Mais elle aussi devrait être condamnée, fût-ce symboliquement.


Tirons-en quelques conséquences, même paradoxales.

D'une certaine manière, le sujet démocratique est dans cette optique toujours piégé, car toujours responsable en droit même s'il l'est en fait fort peu ou presque pas. Si chaque citoyen s'investissait dans la vie publique avec ardeur et sincérité, donc, au moins après un certain temps d'apprentissage, avec compétence, il serait d'autant plus responsable (aux sens 2, 3 et 5, car pour le sens 1 cela ne change rien, le peuple est souverain) des éventuelles erreurs commises par ses représentants, erreurs qui peuvent être tragiques. A chacun alors de voir s'il vaut mieux être jugé (par qui, demandera-t-on ? Au minimum et tout simplement : par soi-même, avant de mourir) pour ce que l'on a effectivement et consciemment fait ou pour ce que l'on a laissé faire à d'autres en son propre nom. Si l'on veut en tout cas que le mot démocratie ait un vague sens, le choix me semble simple. (On peut d'ailleurs espérer, quitte à passer pour un naïf zélateur des Lumières, que ces erreurs ne seront pas si nombreuses dans un tel contexte de participation constante et raisonnée de la population. On voit en tout cas a contrario ce qui se passe lorsque l'on ne contrôle plus ses dirigeants.)

Ce sujet démocratique est aussi piégé par le passé de son pays, puisqu'après tout il n'a pas choisi de vivre en démocratie, et que ce n'est pas parce qu'il trouve le système du suffrage universel stupide qu'il va chercher à établir un autre régime ou s'exiler dans un autre pays, quittant ses proches. C'est un cas limite - ou, si l'on veut, un dommage collatéral -, tant que la majorité des gens continue à vouloir vivre en démocratie, même sans avoir rédigée elle-même la déclaration des droits de l'homme.

Par ailleurs, et en contrepoint de tout ce qui précède, il ne faut pas non plus dramatiser à l'excès ces considérations. D'abord, que la démocratie pose des problèmes inédits n'est pas une découverte, qu'il n'y ait pas de régime parfait encore moins. Condorcet a montré il y a déjà un certain temps, par exemple, que pour que l'utilisation du suffrage universel soit vraiment cohérente, il faudrait un référendum préalable dans lequel, à l'unanimité, les citoyens accepteraient d'obéir à la majorité même en étant en désaccord avec elle (cf. aussi Nietzsche, Humain, trop humain, "Le voyageur et son ombre", §276). C'est évidemment, dans la pratique, impossible, mais cela n'empêche pas le suffrage universel de fonctionner et les vaincus de s'incliner, pas seulement parce qu'ils n'ont pas le choix (la loi républicaine se fait obéir de façon peu différente que la loi du Roi ou de l'Empereur, Fouché-Sarkozy même combat), mais aussi parce qu'ils savent qu'ils auront d'autres occasions de faire valoir leur point de vue (ce qui prouve qu'ils acceptent de facto la responsabilité des décisions prises contre leur accord, à charge de revanche). Une démocratie est peut-être un peu plus rationnelle que d'autres formes de régime, mais elle n'a pas besoin d'être totalement rationnelle pour fonctionner (je pourrais mettre de nombreux guillemets à cette phrase, mais passons). Que l'on arrive à des situations un peu ubuesques, comme quoi un Français de 20 ans et 364 jours (la majorité était alors à 21 ans, sauf erreur) n'était pour rien dans les tortures perpétrées par l'armée française en Algérie (tortures que l'on peut ou non approuver d'ailleurs, là n'est pas le problème), mais qu'il en devenait responsable le lendemain, après une bonne nuit de sommeil, est un fait - mais quel régime n'a pas connu de situations limites et ridicules ?

Ensuite, loin de moi l'idée de chercher à culpabiliser mes concitoyens, à base de moralisme existentialiste ou de quoi que ce soit de ce genre (le Robert cite, au sens 3, une sentence de saint-Exupéry : "Chacun est responsable de tous." Désolé, je ne suis pas responsable de Tony Blair). Que la Françafrique persiste dans son être, par exemple, ne me fait certes pas plaisir, je ne peux pas dire non plus que cela m'empêche beaucoup de dormir, surtout quand j'ai bien mangé. Quant aux crimes commis par mes ancêtres, j'ai pris soin au début de ce texte de m'en exonérer totalement. Je ne suis strictement pour rien (sens 5, déjà) dans Pétain (ni dans de Gaulle non plus, évidemment). Il s'agit ici d'éviter que certains s'exonèrent de leurs responsabilités, pas de jouer les prêcheurs ni, encore moins, de se placer soi-même au-dessus de la mêlée.


Surtout en temps de crise, comme c'est le cas en Israël aujourd'hui, le problème de la responsabilité étant ici encore complexifié, d'un côté, par le fait qu'il s'agisse d'un "Etat juif", donc d'un objet démocratique pour le moins étrange, de l'autre par la façon qu'a ce pays de parler au nom des Juifs du monde entier. Je n'évoquerai ici que cette deuxième caractéristique, ne connaissant pas assez, par exemple, la situation juridique des Arabes israéliens pour m'aventurer dans l'évaluation de leur responsabilité actuelle. Quoi qu'il soit, et pour être aussi bref que possible, dans la mesure où un juif français, par exemple, n'est pas, que je sache, un citoyen israélien, quand bien même il puisse le devenir facilement, je crois tout à fait déraisonnable de le rendre responsable (sens 1, 2, 3) du comportement souvent dégueulasse de ce pays. En revanche, il est hautement souhaitable, pour éviter, si j'ose dire, que le sens 5 ne contamine les autres, que les juifs français - je continue à m'adresser en premier lieu à mes compatriotes, et tant pis si certains esprits chagrins trouvent que les gens ont toujours quelque chose à dire aux juifs, c'est la rançon de la gloire -, que ceux qui ne sont pas d'accord avec la politique du pays qui s'arroge le droit de parler en leur nom, ne se privent pas de le faire savoir, à titre privé - comme c'est d'ailleurs, heureusement, parfois le cas.



P.-S. 1.
Je signale, chez La Fabrique, la réédition des deux articles de Marx "Sur la question juive", avec une présentation et un commentaire de Daniel Bensaïd. Outre l'intérêt des textes de Marx, ce recueil propose une utile mise en perspective historique des questions liées à l'identité juive - notamment au sujet des attitudes des mouvements révolutionnaires juifs par rapport au sionisme, ainsi qu'une pertinente réfutation (p. 183, note 31) de certains fantasmes de Michel Onfray.

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Ceci posé, et sans même s'attarder sur le fait que M. Bensaïd semble considérer comme vérités d'évangile certaines thèses de Marx, on regrettera d'une part que ces commentaires semblent avoir été écrits à la va-vite, de façon quelque peu décousue, d'autre part qu'ils évoquent le judaïsme sans un mot pour la théologie. Je veux bien que la thèse soit justement que des gens comme Benny Lévy (quel dommage qu'il soit mort, je l'aurais insulté avec plaisir), Alain Finkielkraut (quel dommage qu'il soit si con, cela ôte du plaisir à l'insulter) ou Jean-Claude Mao-Milner (quel dommage que dans le texte qui précède je lui aie emprunté le passage sur Condorcet, cela m'oblige à reconnaître ma dette envers cette saleté

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de canaille stalinienne) s'échappent de questions politiques en les traitant sur le versant théologique de l'élection du peuple juif, mais tout de même le danger de la platitude et de l'inexactitude est grand qui coupe les Juifs, même marxistes-révolutionnaires, du judaïsme. Le beau petit ouvrage de Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988, hélas épuisé (sur le même sujet, on peut lire aussi le pavé de Pierre Bouretz, Témoins du futur, chroniqué ici, certainement plus complet mais pas nécessairement meilleur), ne s'échouait pas sur cet écueil, montrant bien les liens entre le messianisme religieux et le messianisme politique de gens comme Gustav Landauer ou Walter Benjamin. Il est d'ailleurs caractéristique que M. Bensaïd reprenne à son compte la sainte trinité des penseurs juifs Spinoza-Marx-Freund, qu'Alain Badiou (que le même D. Bensaïd avait assez platement défendu dans Le Monde contre les accusations lamentables d'antisémitisme que Frédéric Nef avait proférées à l'égard de l'auteur du Siècle dans le même journal) répète à satiété dans son livre Circonstances 3, Portées du mot "Juif", ce qui ne dénote chez l'un ni chez l'autre une grande curiosité pour des figures plus complexes comme Landauer, encore, ou Scholem.

Pourquoi cela me gêne-t-il ? Pour deux raisons, liées : d'abord, je trouve conceptuellement faux et politiquement improductif de laisser la théologie aux sionistes contemporains. Ensuite parce qu'il y a dans le livre de D. Bensaïd un côté militant et manichéen assez agaçant et qui nuit à l'intérêt que l'on porte à tous les renseignements que l'on peut y trouver. Il est dommage de répondre à des simplifications par d'autres simplifications.


P.-S. 2. - "Salomon, vous êtes juif ?"
L'occasion faisant le larron, une remarque lue dans le livre de D. Bensaïd m'amène à clarifier mon coming out philosémite de l'autre jour (texte précédent). Page 77, l'auteur cite Robert Aron, qui, dans son ouvrage Karl Marx, antisémite et criminel ?, Bruxelles, Didier Devillez, 2005, écrit : "Etre antisémite, c'est d'abord faire des juifs des êtres à part." Hors contexte, je ne sais pas exactement ce que M. Aron veut dire par-là, je ne cherche donc pas vraiment à le contredire, mais ce pluriel "des juifs" est ambigu. S'il s'agit de chercher des caractéristiques communes à tous les juifs du monde, effectivement, l'antisémitisme n'est pas loin - et bon courage, d'ailleurs. S'il s'agit de chercher à comprendre les singularités de l'histoire du judaïsme, de l'invention du monothéisme aux paradoxes d'Israël en passant par le prosélytisme inavoué dont Marc Ferro (Les tabous de l'histoire, NIL, 2002, rééd. Pocket 2004, pp. 105-124) fait l'un des pivots de la persistance dans l'histoire du peuple juif (cf. plus bas), la problématique de l'assimilation, la Shoah, etc., alors on se trouve quand même devant une histoire à part. Et s'il s'agit de partir de cette histoire pour essayer de comprendre comment ceux qui en sont bon gré mal gré les dépositaires la vivent, consciemment ou inconsciemment, de Spinoza à Gérard Oury, en passant par Schoenberg, Alexandre Adler et certains de mes amis, alors, oui, il y a de quoi faire des juifs des êtres à part, ceci étant donc dit, j'espère être clair, sans réductionnisme. Avec ce qui est intéressant on n'en a jamais fini.



Sur M. Ferro : vérification faite, il s'agit de l'exposition de la thèse développée par Arthur Koestler dans La treizième tribu (Calmann-Lévy, 1976), selon laquelle une bonne partie des juifs d'Europe centrale du XXè siècle, ceux-là même qui seront exterminés par les nazis, ne sont pas des descendants en droite ligne des Juifs de Palestine s'essaimant après la destruction du second Temple, mais les descendants de Khazars convertis en nombre après la conversion de leur roi, Bulan, autour de 861. (Le royaume Khazar, "issu des migrations turques s'est situé entre la mer Noire, la mer Caspienne et les Carpates. Il a correspondu quelque peu à ce qu'ont pu être, ultérieurement, des territoires correspondant à la Pologne, à l'Ukraine, à la Crimée.", p. 117). Si l'on adopte cette thèse, que M. Ferro présente comme non absolument prouvée mais fort plausible, on ne peut que noter la noire ironie qui vit les racistes antisémites hitlériens massacrer des populations qui n'avaient rien de sémite. Je précise à toutes fins utiles que je ne me fais pas l'écho de ces recherches pour battre en brèche la "légitimité" de l'état d'Israël, qui n'a à mes yeux rien à voir avec ce qui s'est passé entre la Pologne et l'Ukraine il y a plus de mille ans (je mets des guillemets au mot légitimité parce que je ne crois pas que la question se pose en ces termes). Simplement, voilà des paradoxes et des méandres supplémentaires dans une histoire - du peuple juif, ou des peuples juifs si l'on veut - qui n'en manquait déjà pas.

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