Questions et réponses (II). - "Il n'y a d'ethnocentrisme et de xénophobie que dans la mesure où il y a pluralité des mondes."
(Fin du texte.)
Questions et réponses I.
Voici la deuxième partie de la conversation entre Julien Freund et Pierre Bérard. Je rappelle qu'on la trouve en intégralité - sans mes commentaires - ici. Bonne lecture !
P.B. - Les libéraux pensent que c'est le marché qui est intégrateur.
J.F. - Le goulag en moins, ce qui n'est pas mince, c'est une utopie aussi dangereuse que celle des Léninistes.
Et on a vu le résultat avec les Léninistes... J'en ai d'ailleurs déjà parlé. De plus, le correctif de l'absence de goulag est de moins en moins juste. Je me souviens d'un article paru sur le réseau Voltaire, article que je n'ai malheureusement pas réussi à retrouver, dans lequel il était écrit, si ma mémoire est bonne, que le nombre de détenus dans les prisons américaines était désormais (proportionnellement à la population) supérieur à celui de détenus dans les goulags soviétiques à leur apogée. Faute de mieux, cet article du même site donne un bon aperçu de la situation actuelle.
Pour répliquer à cette farce du marché comme agent prétendu de l'intégration, il suffit de relire Durkheim. Il n'a pas vieilli sur ce point. Et que dit-il ? Que la prépondérance croissante de l'activité économique est une des raisons de l'anomie, donc, de la détresse de l'identité collective et de la désintégration sociale.
P.B. - Monsieur le professeur... Vous n'avez pas réagi à l'hypothèse que je formulai tout à l'heure concernant cette propension du discours antiraciste à favoriser malgré lui l'actualisation dans le quotidien de toute cette latence raciale, ethnique, tribale... Je voulais dire qu'en interpolant dans ses homélies... dans ses admonestations, de constantes références à ces classifications, il sollicitait pour ainsi dire ses destinataires à interpréter les problèmes de cohabitation qu'ils expérimentent dans ces termes-là. En bref, je suis tenté de penser qu'il contribue à "raciser" les tensions. D'autant que ce discours est performatif. Il vient quasiment du ciel... C'est le pouvoir céleste du devoir-être. Sans compter que les curés y mettent aussi du leur.
J.F. - Pensez-vous sincèrement que les gens aient besoin d'être stimulés par ces élucubrations, même de façon oblique, pour ressentir les choses comme ils les ressentent ?
Ach, tout de même, sans prétendre que les directeurs de conscience médiatiques créent des choses à partir de rien, on peut faire ici, en suivant l'hypothèse de P. B., le même raisonnement que J. F. précédemment (cf. première partie) au sujet de l'élite donnant "quitus à la brutalité de masse". Que l'on ne parle que de race, même en en niant l'existence éventuelle, ou peut-être encore justement parce que l'on en nie l'existence éventuelle, ne peut qu'encourager petit à petit tout le monde à voir les problèmes plus à travers ce prisme qu'à travers d'autres. On le constate aisément lorsque d'infâmes médiocrités comme MM. Raoult ou Sarkozy convainquent les gens qu'ils "parlent vrai" lorsqu'ils dégoisent les pires conneries sur ce thème, car ils occupent un espace de discours, peut-être pas intéressant en tant que tel (encore faut-il le démontrer), mais laissé vide par la bien-pensance.
Histoire, mémoire, deuxième guerre mondiale.
Si l'on tient à établir un lien entre l'univers des discours et la manière dont les gens interprètent leur expérience, il y a selon moi quelque chose de plus frappant qui mériterait d'être creusé ; c'est cette occupation obsessionnelle de nos media par la seconde guerre mondiale ; plus exactement par le nazisme. Vous ne pouvez pas vous en souvenir, mais dans les années cinquante, soixante, Hitler était pratiquement oublié. Nous vivions dans l'euphorie de la reconstruction et, notre actualité politique, c'était quoi ? La guerre froide et les conflits coloniaux, c'est-à-dire des évènements concomitants. Les communistes célébraient pieusement le mensonge de leurs 75 000 fusillés et les anciens de la Résistance se retrouvaient rituellement devant les monuments aux morts. C'était tout. Ce passé, pourtant proche, était en cours de banalisation. Rien d'ailleurs que de très ordinaire dans cette lente érosion ; c'est un critère de vitalité. Aujourd'hui, en revanche, ce passé fait l'objet de constants rappels incantatoires. Hitler est partout, accommodé à toutes les sauces. C'est le nouveau croquemitaine d'une société qui retombe en enfance et se récite des contes effrayants avec spectres, fantômes et golem...
P.B. - Vous ne croyez pas aux revenants ?
J.F. - J'incline à penser que ces revenants sont utiles à certains. Hitler est devenu un argument polémique, et pas seulement en politique. A défaut de vouloir faire l'histoire contemporaine, nous fabriquons du déjà-vu, du simulacre, du pastiche. L'Hitlérisation du présent est un symptôme.
P.B. - La paramnésie ou impression de déjà-vu ; c'est un trouble hallucinatoire ; un signe de grande fatigue dit-on. Mais tous ces regards braqués sur le rétroviseur, cela veut dire aussi que l'avenir a perdu de son prestige. Il ne cristallise plus d'attente messianique. Le progressisme prend soudainement un coup de vieux.
J.F. - Sciences et techniques conservent leur ascendant, mais peut-être, effectivement, ne se prêtent-elles plus aux même amplifications eschatologiques qu'autrefois. L'écologisme grandissant est révélateur d'un désaveu. En tout cas ce Hitler qui nous hante, ce n'est pas celui dont nous célébrions la défaite en 1945, ce führer militariste, pangermaniste et impérialiste, ennemi de la France et de la Russie. Non ; celui qu'on commémore à tout instant pour en exorciser les crimes, c'est l'ethnocrate raciste, antisémite et genocidaire.
P.B. - On ne peut pas lui reprocher d'être anti-arabe ; c'est dommage.
Ici, je suis en désaccord (cf. ce texte, notamment le P.S. 1). Il y a eu une volonté de rapprochement politique avec les Arabes, notamment par la célèbre rencontre avec le grand Mufti de Jérusalem, mais précisément par mépris des Arabes, Hitler n'y a jamais donné suite, au lieu de chercher à les utiliser pour vraiment déstabiliser l'Empire britannique. (Je prends ces renseignements dans le livre de Paul-Marie de la Gorce 39-45, une guerre inconnue, Flammarion, 1995).
J.F. - Ce Hitler qui monte sans cesse à l'assaut du présent pour lui donner du sens, ce n'est pas un objet historique. Qu'est-ce qu'un objet historique ? C'est d'abord une matière suffisamment refroidie, tenue à distance des passions, autant que faire se peut. C'est ensuite une matière à travailler selon les règles éprouvées de la scientificité. Il a fallu plus de deux siècles pour les élaborer... et nous en sommes là ! Comme le diable des prêcheurs médiévaux, Hitler est devenu la caution négative d'une mémoire invasive et impérieuse. Il est interdit de se dérober à son appel sous peine de se voir soupçonné d'incivisme, voire d'obscure complicité avec...
P.B. - ... Avec la " bête immonde "...
J.F. - Pauvre Brecht ! Pour lui le ventre fécond, c'était celui de la social-démocratie. Et tous ces ignares qui le citent de travers !
P.B. - L'antifascisme commémoratif avance au même rythme que l'analphabétisme... Nous frisons l'excès de vitesse. La surexposition du nazisme est l'aliment principal de cette mémoire dont vous parliez. Ce qui me frappe, dans une époque qui se flatte d'obéir aux principes de la rationalité, c'est cette abdication de l'histoire face aux injonctions de la mémoire. La mémoire parle dans un idiome qui n'est pas universalisable, et, d'ailleurs, personne ne s'offusque de voir se répandre dans le langage courant des syntagmes comme "mémoire ouvrière", "mémoire de l'immigration", "mémoire juive". Autant d'usages qui enregistrent et proclament la fragmentation particulariste dont il est derechef interdit de tirer des conclusions. Toujours, la mémoire s'authentifie comme un idiotisme et l'étrange, dans ces conditions, c'est qu'elle soit devenue l'argument fatal de ceux qui se réclament de l'universalisme...
J.F. - La suréminence de cette mémoire prend d'autant plus de relief qu'elle sévit dans une époque de rejet des filiations... d'amnésie massive. Et puis, c'est extraordinaire, son monolithisme sentimental. Un agrégat d'émotions n'est pas susceptible de la moindre tentative d'invalidation. Face à ça, nous demeurons médusés. Le mot qui convient le mieux pour décrire ce climat est celui d'hyperesthésie. Nous sommes à l'opposé de l'ascèse qui préside toujours à l'établissement d'un discours rigoureux. C'est encore Nietzsche qui dans La Volonté de puissance parle de cette irritabilité extrême des décadents... Oui, l'hyperesthésie fait cortège aux liturgies de la mémoire.
P.B. - C'est pourquoi sa carrière ne rencontre pas d'obstacle. Chacun se découvre quand passe la procession du Saint Sacrement. Personne ne veut finir comme le chevalier de la Barre.
J.F. - Voltaire nous manque, ou plus exactement cet esprit d'affranchissement qu'il a su incarner d'une manière si française...
P.B. - L'esprit de résistance ?
J.F. - La Résistance... Le Résistant, c'est un combattant, il fait en situation d'exception la discrimination entre l'ami et l'ennemi et il assume tous les risques. Son image ne cadre pas avec l'amollissement que l'on veut cultiver. C'est peut-être pourquoi on lui préfère aujourd'hui les victimes. Mais assurément, leur exemplarité n'est pas du même ordre. Ce que je voulais vous suggérer, j'y reviens, c'est la simultanéité de ces deux phénomènes ; le ressassement du génocide hitlérien et l'obsession antiraciste. Ils se renvoient sans cesse la balle dans un délire d'analogie. C'est extravagant.
P.B. - La grammaire triomphante du génocide inaugure le règne de l'anachronisme et les nouveaux antiracistes bondissent d'émotion à l'idée d'entrer en résistance contre une armée de spectres.
J.F. - Oui... Ils sont à la fois la résistance et ses prestiges, et l'armée d'occupation avec ses avantages. C'est burlesque.
P.B. - Une mémoire incontinente...
J.F. - Qui épargne les crimes soviétiques, amnistiés avant d'avoir été jugés !
P.B. - Oui, mais leur finalité était grandiose... la réconciliation définitive du genre humain, comme pour les antiracistes... Ce qui mobilise la mémoire unique, ce n'est pas tant la liquidation du passé que sa persécution réitérée. Non seulement la mémoire met l'histoire en tutelle mais elle s'érige en tribunal suprême. Sous son regard myope, le passé n'est qu'une conspiration maléfique. On arraisonne les morts pour les accabler de procès posthumes et dénoncer leurs forfaits. Il n'y a jamais de circonstances atténuantes.
Nietzsche : "Facile résignation. - On souffre peu de souhaits inexaucés quand on a exercé son imagination à enlaidir le passé." Couilles molles !
J.F. - C'est la rééducation du passé par les procureurs de l'absolu. Cette génération hurlante n'a connu que la paix ; ce sont des nantis de l'abondance qui tranchent sans rien savoir des demi-teintes de l'existence concrète dans les temps tragiques. L'ambivalence et les dilemmes sont le lot de ce genre d'époque. Nos pères ne furent pas des couards. Les croisés du Bien ne connaissent pas le doute. Les fins sublimes qu'ils s'assignent balayent tous les scrupules.
Regard sur soi et rapport à l'autre.
P.B. - La réconciliation définitive après la lutte finale contre la xénophobie...
J.F. - La xénophobie, c'est aussi vieux que le monde ; une défiance de groupe, d'ordre comportementale, vis à vis de l'étranger. L'expression d'un ethnocentrisme universel comme l'a rappelé Lévi-Strauss. On veut aujourd'hui la confondre avec le racisme qui est un phénomène moderne ; la confondre pour lui appliquer à elle aussi le sceau de la réprobation. Certes, il y a aussi des expressions chauvines de l'ethnocentrisme qu'il convient de combattre, mais prétendre le réduire absolument, c'est parier sur un avenir où l'idée de société différenciée avec ses particularismes aurait complètement sombré. Il n'y a d'ethnocentrisme et de xénophobie que dans la mesure où il y a pluralité des mondes.
Depuis le temps que je voulais l'écrire, en m'appuyant moi-même sur Lévi-Strauss ! Voilà, c'est fait. Et, sans sortir du sujet, il est évident qu'il en est de même pour les rapports entre les sexes notamment, et que beaucoup de ce que l'on appelle misogynie n'est que l'expression de la conscience d'une altérité. Il ne s'agit bien sûr pas de se prosterner devant les attitudes facilement xénophobes ou misogynes, mais de rappeler que l'on ne peut parler avec les autres qu'en les jugeant (positivement ou négativement).
On peut imaginer - pur exercice d'utopie - que l'effacement des communautés et des identités collectives aboutirait à l'extinction de la xénophobie ; mais en fait à quoi ressemblerait cet Eden ? Selon la fiction de Hobbes, ce serait le retour à la lutte de tous contre tous... une lutte implacable et continuelle, dont seule nous protège la constitution de l'humanité en sociétés organisées et rivales.
Sociétés organisées donc rivales : le tout (facile à dire) est de faire que cette rivalité soit stimulante sans être sanguinaire.
P.B. - La xénophobie, c'est donc le prix à payer pour prévenir la barbarie.
J.F. - Si vous dites ça comme ça, vous serez vous-même traité de barbare ! (...) Le communisme pourrait disparaître mais l'antifascisme parodique survivra à son géniteur, car il arrange trop de monde. Ce fricot, il est toujours sur le feu. Les dispositifs médiatiques de manipulation de l'imaginaire l'ont installé dans l'opinion comme un mode d'interprétation idéaltypique de l'histoire contemporaine. Il faut donc s'attendre à des rechutes à n'en plus finir d'autant que l'analphabétisme historique s'étend au rythme même de l'emprise journalistique sur la culture ambiante. Et ces récidives antifascistes sont d'autant plus inévitables que le fascisme a été érigé en clé de voûte maléfique de tout un appareil de brouillage idéologique et de coercition morale. D'ailleurs le refus de prescrire les crimes qui lui sont liés, et seulement ceux-là, en dit très long sur ce statut d'exception, car c'est toute la tradition européenne du droit qui est ici mise en cause... Une telle adultération de notre humanisme juridique ouvre la voie à des procédures à répétition avec mise en spectacle idoine... Bref, je disais tout à l'heure que le souvenir de la Résistance combattante devait s'effacer parce que son image renvoie d'une manière trop explicite au patriotisme. Il y a donc bien une contradiction entre le recyclage continue d'un fascisme mythique et malfaisant et l'occultation progressive de ceux qui ont combattu le fascisme réel, les armes à la main. Cette bizarrerie tend à montrer que le même mot renvoie bien à des réalités différentes... La Résistance est partie prenante de l'ancien monde, celui des réflexes vitaux qui se mettent en branle lorsque le territoire est envahi par l'ennemi. Les nouvelles de Maupassant montrent très bien cela dans un contexte où le nazisme n'avait pas cours. Or, c'est ce lien quasiment paysan à la terre que l'on prétend aujourd'hui abolir parce que les élites, elles, se sont affranchies de ces attaches... Elles deviennent transnationales et discréditent des liens qui sont pour elles autant d'entraves. Dans ce contexte, le maquisard devient un personnage encombrant... Trop rivé à son sol, à ses forêts, à sa montagne... Au nom de la démystification, il s'agit de priver la Résistance de son prestige. Non seulement la plupart des Français auraient été attentistes ou collaborationnistes, mais même la petite frange des résistants de la première heure devrait être soupçonnée des pires ambiguïtés.
P.B. - Jusqu'en 1942 au moins, beaucoup de résistants ne se définissent pas comme opposants à Pétain et il y a parmi eux de nombreux officiers et même des camelots du roi.
On peut en effet considérer que les Royalistes ont été le premier parti politique à entrer dans la Résistance en tant que parti, bien avant les communistes.
J.F. - Bien sûr, les frontières demeurent floues et c'est justement ça que l'antifascisme rétrospectif ne peut pas comprendre, car il ne fonctionne que dans le cadre d'un manichéisme reconstruit à partir du légendaire communiste. En dépouillant la Résistance de son aura, on dépossède les Français d'un passé glorieux pour les assigner à leur essence perfide. Ils sont déshérités et reconduits à la guerre civile latente et permanente... et par ceux-là même dont la fonction est de fabriquer du consensus.
P.B. - Même au prix du mensonge ? Car enfin, les résistants, comme les collaborateurs, ne furent qu'une minorité.
J.F. - Mais oui, mon cher Bérard, au prix du mensonge !...
Mensonge, unité nationale, responsabilité des politiques.
C'est Machiavel qu'il faut suivre. Certes, il n'y a pas de politique morale, mais il y a une morale de la politique qui implique parfois le mensonge quand celui-ci est utile à la concorde intérieure... Une fois désenchantée, la Résistance ne peut plus être un gisement de mémoire et l'opprobre inocule désormais toute notre histoire... Vous comprenez, la sphère du politique n'est pas celle de l'histoire. L'histoire obéit à des méthodes critiques qui aboutissent nécessairement au désenchantement ; son rôle est démystificateur. Sous son emprise le passé devient trivial. Mais là, c'est autre chose... C'est autre chose pourquoi ? Mais parce que le changement de perspective auquel nous assistons n'est pas le produit de la réflexion historique. Ceux qui le conduisent sont indifférents aux archives ; ce ne sont pas des chercheurs, mais des idéologues. D'ailleurs, aucun chercheur ne pourrait disposer de l'écho médiatique dont ils jouissent. Cet écho démesuré montre que leur discours entre en résonance avec les intérêts du pouvoir, pour des raisons que j'ignore... De même que le résistancialisme des années cinquante permettait de blanchir le passé, et d'amnistier les collaborateurs, la profanation du mythe résistant, d'une France toute entière insurgée contre l'occupant permet de le noircir. De la magie blanche à la magie noire, il y a comme une transfusion de signification, mais on demeure dans la magie ; pas dans l'histoire. Car, si le sens du récit bascule, on ne le doit pas à des découvertes inattendues, à des connaissances nouvelles. Seule change l'interprétation. Hier, elle servait à bonifier. Aujourd'hui, elle s'acharne à péjorer. C'est toujours de la prestidigitation ! Le mensonge de l'immédiat après-guerre colportait la fable d'une France occupée rassemblée derrière de Gaulle. Le mythe était soldé par la condamnation hâtive d'une poignée de traîtres choisis parmi les figures les plus visibles de la littérature et de la politique.
Cette imposture avait une finalité politique honorable ; c'était une thérapie collective pour conjurer la discorde et abolir le risque d'une guerre civile sans cesse perpétuée... Le tournant s'est opérée dans les années soixante-dix, à la fin justement des Trente glorieuses. Ce qui n'était jusque là qu'une poignée de brebis galeuses est devenue l'expression la plus éloquente d'un peuple de délateurs et de renégats. C'est alors qu'on a commencé de parler d'une épuration bâclée et trop rapidement conclue.
Il est dommage que J.F. ne soit pas plus précis sur ce dernier point. D'après les sources que j'ai sous la main - mais il s'agit d'historiens, non de journalistes (L'épuration française de P. Novick, publié aux Etats-Unis en 1968 et en France en 1985, Le syndrôme de Vichy de H. Rousso, 1987), les années 70 ont vu surtout la confirmation par des enquêtes approfondies du nombre de 10.000 exécutions sommaires avancé dès les enquêtes des années 50 et confirmé par le Général lui-même. Dans la mesure où cela rabaissait de manière drastique le chiffre avancé par R. Aron dans des ouvrages très bien vendus (entre 30.000 et 40.000 exécutions), cela pouvait, effectivement et paradoxalement, dans un certain climat, et compte tenu par ailleurs de la persistance dans la mémoire de certains cas épineux et célèbres (Brasillach...) amener à considérer, non seulement que l'épuration avait été mal faite, mais qu'il était important de parler de ce "fait" qu'elle avait été mal faite. Paradoxe supplémentaire, mais nous sommes justement au pays des fantasmes, le même chiffre peut aussi, dans un deuxième temps être considéré comme très élevé, et être utilisé à l'appui de la thèse d'une France massivement lâche pendant l'Occupation, puis massivement violente (et donc de nouveau lâche) lors de l'épuration - ce qui ferait d'une certaine façon se rejoindre Bernard-Henri Lévy et Maurice Bardèche. Mais il faudrait entrer dans le détail des articles de presse des années 70-80 pour mieux saisir l'ampleur et les ambiguïtés de ces balancements.
Epilogue fatal : puisque le crime était collectif, c'est bien la nation dans son essence qui était viciée. Il lui fallait donc expier massivement. C'est aussi à cette époque que de l'Inquisition aux Croisades et aux génocides coloniaux l'ensemble de notre histoire s'est trouvée indexée à la collaboration et à ses turpitudes... Maintenant elle envoûte de sa malédiction l'ensemble du passé... Peut-être est-ce lié au progressisme qui situe le meilleur dans l'avenir et doit en toute logique déprécier le passé pour le ravaler à l'obscurantisme et à la sauvagerie ? Mais les Trente glorieuses pourtant ont été furieusement prométhéennes sans que n'y sévisse ce masochisme extravagant. Il s'agit donc bien d'un phénomène plus profond qu'il faut rapporter à cette morbidité européenne dont nous parlions tout à l'heure. Ce que je constate, voyez-vous, c'est que durant trente ans, les élites, usant d'un pieux mensonge... oui, un bobard... ont célébré un peuple exemplaire en le dotant d'un passé glorieux. Et, simultanément, ces élites se montraient capables d'entraîner le pays dans une oeuvre imposante de reconstruction, jetant les bases d'une véritable puissance industrielle, promouvant la force de frappe nucléaire, s'engageant dans la réconciliation avec l'Allemagne et l'édification d'un grand espace européen tout en soutenant plusieurs conflits outre-mer. Nonobstant certaines erreurs, ce fut un formidable effort de mobilisation stimulé par une allégresse collective comme la France n'en avait pas connue depuis longtemps...
Oui, c'est bien beau, mais, sans même se demander ici si jeter "les bases d'une véritable puissance industrielle" est si glorieux que cela, il faut nuancer certains points : les conflits outre-mer ont été perdus (sauf au Cameroun, où si l'on en croit F.-X. Verschave la France commit d'épouvantables massacres), la force de frappe nucléaire française semble bien
avoir été surtout un "cadeau" américain, que de Gaulle a enrobé dans de belles phrases. Quant à la réconciliation avec l'Allemagne, qui certes en soi ne fut pas une mauvaise chose, on a vu au début de la première partie de ce texte ce que J.F. en pensait trente ans après.
P.B. - Tout cela malgré les faiblesses dont on stigmatise la quatrième république.
J.F. - Je connais ces critiques puisque, comme vous le savez bien, je suis gaulliste comme je suis aussi européen et régionaliste... mais la nature des institutions n'a ici qu'une faible pertinence. C'est la pâte humaine qui est décisive et les grands courants d'idée et d'humeur qui traversent la population.
Encore un peu de Nietzsche ? "Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus, tout le monde est d'accord. Pourtant, la faute n'en est pas à elles, mais à nous. Une fois que nous avons perdu tous les instincts d'où naissent les institutions, les institutions nous échappent à leur tour, parce que nous ne sommes plus dignes d'elles."
La rhétorique n'est pas sans conséquence ; il y a des récits toniques et d'autres qui, en revanche, nourrissent la neurasthénie. Oui, je maintiens qu'en politique il faut savoir mentir à bon escient ; non pour dissimuler la corruption du pouvoir comme on le voit faire si souvent aujourd'hui, mais pour doter les vivants d'un passé supportable, rasséréner l'identité collective, renforcer l'estime de soi.
Vient ici à l'esprit l'argument de Castoriadis : "Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu'il est plein, autrement ils n'obéiront pas à la loi. Quelle misère !" Je crois qu'en fait cet argument n'est vraiment valable ici que pour des cas comme celui que j'ai évoqués plus haut, tels les massacres qui auraient eu lieu au Cameroun entre 1957 et 1970. Verschave (p. 87 de l'ouvrage mis en lien plus haut) va jusqu'à parler de 400.000 morts, si la France a fait cela, on aimerait bien le savoir ! Mais s'il s'agit de ressasser des choses déjà sues, ou considérer l'ensemble des Français comme des professeurs d'histoire, sans doute J.F. a-t-il, dans l'état actuel des choses, raison.
Des élites qui accablent les morts pour fustiger leur peuple ne sont pas dignes de le gouverner. Rappelez-vous ce que dit le dernier homme de Zarathoustra. Il dit "Jadis tout le monde était fou". Et il ajoute en clignant de l'oeil : "Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ?" Il exprime en même temps le sentiment de supériorité de l'homme moderne et son incapacité à donner sens aux verbes aimer, créer, désirer ; les actions élémentaires de l'existence. L'homme moderne en rupture d'antécédant est condamné à l'indigence et à la stérilité ; il n'est plus créateur... Vantardise et impuissance voilà son apanage ! Les Anciens connaissaient les vertus pacifiantes de l'oubli ; mais les nouveaux prédicateurs veulent-ils la paix ?
La Pax Rancunia, qui par l'intimidation permet à ceux qui ont le pouvoir de le conserver ?... Quoi qu'il en soit, dernière livraison la semaine prochaine.
Questions et réponses I.
Voici la deuxième partie de la conversation entre Julien Freund et Pierre Bérard. Je rappelle qu'on la trouve en intégralité - sans mes commentaires - ici. Bonne lecture !
P.B. - Les libéraux pensent que c'est le marché qui est intégrateur.
J.F. - Le goulag en moins, ce qui n'est pas mince, c'est une utopie aussi dangereuse que celle des Léninistes.
Et on a vu le résultat avec les Léninistes... J'en ai d'ailleurs déjà parlé. De plus, le correctif de l'absence de goulag est de moins en moins juste. Je me souviens d'un article paru sur le réseau Voltaire, article que je n'ai malheureusement pas réussi à retrouver, dans lequel il était écrit, si ma mémoire est bonne, que le nombre de détenus dans les prisons américaines était désormais (proportionnellement à la population) supérieur à celui de détenus dans les goulags soviétiques à leur apogée. Faute de mieux, cet article du même site donne un bon aperçu de la situation actuelle.
Pour répliquer à cette farce du marché comme agent prétendu de l'intégration, il suffit de relire Durkheim. Il n'a pas vieilli sur ce point. Et que dit-il ? Que la prépondérance croissante de l'activité économique est une des raisons de l'anomie, donc, de la détresse de l'identité collective et de la désintégration sociale.
P.B. - Monsieur le professeur... Vous n'avez pas réagi à l'hypothèse que je formulai tout à l'heure concernant cette propension du discours antiraciste à favoriser malgré lui l'actualisation dans le quotidien de toute cette latence raciale, ethnique, tribale... Je voulais dire qu'en interpolant dans ses homélies... dans ses admonestations, de constantes références à ces classifications, il sollicitait pour ainsi dire ses destinataires à interpréter les problèmes de cohabitation qu'ils expérimentent dans ces termes-là. En bref, je suis tenté de penser qu'il contribue à "raciser" les tensions. D'autant que ce discours est performatif. Il vient quasiment du ciel... C'est le pouvoir céleste du devoir-être. Sans compter que les curés y mettent aussi du leur.
J.F. - Pensez-vous sincèrement que les gens aient besoin d'être stimulés par ces élucubrations, même de façon oblique, pour ressentir les choses comme ils les ressentent ?
Ach, tout de même, sans prétendre que les directeurs de conscience médiatiques créent des choses à partir de rien, on peut faire ici, en suivant l'hypothèse de P. B., le même raisonnement que J. F. précédemment (cf. première partie) au sujet de l'élite donnant "quitus à la brutalité de masse". Que l'on ne parle que de race, même en en niant l'existence éventuelle, ou peut-être encore justement parce que l'on en nie l'existence éventuelle, ne peut qu'encourager petit à petit tout le monde à voir les problèmes plus à travers ce prisme qu'à travers d'autres. On le constate aisément lorsque d'infâmes médiocrités comme MM. Raoult ou Sarkozy convainquent les gens qu'ils "parlent vrai" lorsqu'ils dégoisent les pires conneries sur ce thème, car ils occupent un espace de discours, peut-être pas intéressant en tant que tel (encore faut-il le démontrer), mais laissé vide par la bien-pensance.
Histoire, mémoire, deuxième guerre mondiale.
Si l'on tient à établir un lien entre l'univers des discours et la manière dont les gens interprètent leur expérience, il y a selon moi quelque chose de plus frappant qui mériterait d'être creusé ; c'est cette occupation obsessionnelle de nos media par la seconde guerre mondiale ; plus exactement par le nazisme. Vous ne pouvez pas vous en souvenir, mais dans les années cinquante, soixante, Hitler était pratiquement oublié. Nous vivions dans l'euphorie de la reconstruction et, notre actualité politique, c'était quoi ? La guerre froide et les conflits coloniaux, c'est-à-dire des évènements concomitants. Les communistes célébraient pieusement le mensonge de leurs 75 000 fusillés et les anciens de la Résistance se retrouvaient rituellement devant les monuments aux morts. C'était tout. Ce passé, pourtant proche, était en cours de banalisation. Rien d'ailleurs que de très ordinaire dans cette lente érosion ; c'est un critère de vitalité. Aujourd'hui, en revanche, ce passé fait l'objet de constants rappels incantatoires. Hitler est partout, accommodé à toutes les sauces. C'est le nouveau croquemitaine d'une société qui retombe en enfance et se récite des contes effrayants avec spectres, fantômes et golem...
P.B. - Vous ne croyez pas aux revenants ?
J.F. - J'incline à penser que ces revenants sont utiles à certains. Hitler est devenu un argument polémique, et pas seulement en politique. A défaut de vouloir faire l'histoire contemporaine, nous fabriquons du déjà-vu, du simulacre, du pastiche. L'Hitlérisation du présent est un symptôme.
P.B. - La paramnésie ou impression de déjà-vu ; c'est un trouble hallucinatoire ; un signe de grande fatigue dit-on. Mais tous ces regards braqués sur le rétroviseur, cela veut dire aussi que l'avenir a perdu de son prestige. Il ne cristallise plus d'attente messianique. Le progressisme prend soudainement un coup de vieux.
J.F. - Sciences et techniques conservent leur ascendant, mais peut-être, effectivement, ne se prêtent-elles plus aux même amplifications eschatologiques qu'autrefois. L'écologisme grandissant est révélateur d'un désaveu. En tout cas ce Hitler qui nous hante, ce n'est pas celui dont nous célébrions la défaite en 1945, ce führer militariste, pangermaniste et impérialiste, ennemi de la France et de la Russie. Non ; celui qu'on commémore à tout instant pour en exorciser les crimes, c'est l'ethnocrate raciste, antisémite et genocidaire.
P.B. - On ne peut pas lui reprocher d'être anti-arabe ; c'est dommage.
Ici, je suis en désaccord (cf. ce texte, notamment le P.S. 1). Il y a eu une volonté de rapprochement politique avec les Arabes, notamment par la célèbre rencontre avec le grand Mufti de Jérusalem, mais précisément par mépris des Arabes, Hitler n'y a jamais donné suite, au lieu de chercher à les utiliser pour vraiment déstabiliser l'Empire britannique. (Je prends ces renseignements dans le livre de Paul-Marie de la Gorce 39-45, une guerre inconnue, Flammarion, 1995).
J.F. - Ce Hitler qui monte sans cesse à l'assaut du présent pour lui donner du sens, ce n'est pas un objet historique. Qu'est-ce qu'un objet historique ? C'est d'abord une matière suffisamment refroidie, tenue à distance des passions, autant que faire se peut. C'est ensuite une matière à travailler selon les règles éprouvées de la scientificité. Il a fallu plus de deux siècles pour les élaborer... et nous en sommes là ! Comme le diable des prêcheurs médiévaux, Hitler est devenu la caution négative d'une mémoire invasive et impérieuse. Il est interdit de se dérober à son appel sous peine de se voir soupçonné d'incivisme, voire d'obscure complicité avec...
P.B. - ... Avec la " bête immonde "...
J.F. - Pauvre Brecht ! Pour lui le ventre fécond, c'était celui de la social-démocratie. Et tous ces ignares qui le citent de travers !
P.B. - L'antifascisme commémoratif avance au même rythme que l'analphabétisme... Nous frisons l'excès de vitesse. La surexposition du nazisme est l'aliment principal de cette mémoire dont vous parliez. Ce qui me frappe, dans une époque qui se flatte d'obéir aux principes de la rationalité, c'est cette abdication de l'histoire face aux injonctions de la mémoire. La mémoire parle dans un idiome qui n'est pas universalisable, et, d'ailleurs, personne ne s'offusque de voir se répandre dans le langage courant des syntagmes comme "mémoire ouvrière", "mémoire de l'immigration", "mémoire juive". Autant d'usages qui enregistrent et proclament la fragmentation particulariste dont il est derechef interdit de tirer des conclusions. Toujours, la mémoire s'authentifie comme un idiotisme et l'étrange, dans ces conditions, c'est qu'elle soit devenue l'argument fatal de ceux qui se réclament de l'universalisme...
J.F. - La suréminence de cette mémoire prend d'autant plus de relief qu'elle sévit dans une époque de rejet des filiations... d'amnésie massive. Et puis, c'est extraordinaire, son monolithisme sentimental. Un agrégat d'émotions n'est pas susceptible de la moindre tentative d'invalidation. Face à ça, nous demeurons médusés. Le mot qui convient le mieux pour décrire ce climat est celui d'hyperesthésie. Nous sommes à l'opposé de l'ascèse qui préside toujours à l'établissement d'un discours rigoureux. C'est encore Nietzsche qui dans La Volonté de puissance parle de cette irritabilité extrême des décadents... Oui, l'hyperesthésie fait cortège aux liturgies de la mémoire.
P.B. - C'est pourquoi sa carrière ne rencontre pas d'obstacle. Chacun se découvre quand passe la procession du Saint Sacrement. Personne ne veut finir comme le chevalier de la Barre.
J.F. - Voltaire nous manque, ou plus exactement cet esprit d'affranchissement qu'il a su incarner d'une manière si française...
P.B. - L'esprit de résistance ?
J.F. - La Résistance... Le Résistant, c'est un combattant, il fait en situation d'exception la discrimination entre l'ami et l'ennemi et il assume tous les risques. Son image ne cadre pas avec l'amollissement que l'on veut cultiver. C'est peut-être pourquoi on lui préfère aujourd'hui les victimes. Mais assurément, leur exemplarité n'est pas du même ordre. Ce que je voulais vous suggérer, j'y reviens, c'est la simultanéité de ces deux phénomènes ; le ressassement du génocide hitlérien et l'obsession antiraciste. Ils se renvoient sans cesse la balle dans un délire d'analogie. C'est extravagant.
P.B. - La grammaire triomphante du génocide inaugure le règne de l'anachronisme et les nouveaux antiracistes bondissent d'émotion à l'idée d'entrer en résistance contre une armée de spectres.
J.F. - Oui... Ils sont à la fois la résistance et ses prestiges, et l'armée d'occupation avec ses avantages. C'est burlesque.
P.B. - Une mémoire incontinente...
J.F. - Qui épargne les crimes soviétiques, amnistiés avant d'avoir été jugés !
P.B. - Oui, mais leur finalité était grandiose... la réconciliation définitive du genre humain, comme pour les antiracistes... Ce qui mobilise la mémoire unique, ce n'est pas tant la liquidation du passé que sa persécution réitérée. Non seulement la mémoire met l'histoire en tutelle mais elle s'érige en tribunal suprême. Sous son regard myope, le passé n'est qu'une conspiration maléfique. On arraisonne les morts pour les accabler de procès posthumes et dénoncer leurs forfaits. Il n'y a jamais de circonstances atténuantes.
Nietzsche : "Facile résignation. - On souffre peu de souhaits inexaucés quand on a exercé son imagination à enlaidir le passé." Couilles molles !
J.F. - C'est la rééducation du passé par les procureurs de l'absolu. Cette génération hurlante n'a connu que la paix ; ce sont des nantis de l'abondance qui tranchent sans rien savoir des demi-teintes de l'existence concrète dans les temps tragiques. L'ambivalence et les dilemmes sont le lot de ce genre d'époque. Nos pères ne furent pas des couards. Les croisés du Bien ne connaissent pas le doute. Les fins sublimes qu'ils s'assignent balayent tous les scrupules.
Regard sur soi et rapport à l'autre.
P.B. - La réconciliation définitive après la lutte finale contre la xénophobie...
J.F. - La xénophobie, c'est aussi vieux que le monde ; une défiance de groupe, d'ordre comportementale, vis à vis de l'étranger. L'expression d'un ethnocentrisme universel comme l'a rappelé Lévi-Strauss. On veut aujourd'hui la confondre avec le racisme qui est un phénomène moderne ; la confondre pour lui appliquer à elle aussi le sceau de la réprobation. Certes, il y a aussi des expressions chauvines de l'ethnocentrisme qu'il convient de combattre, mais prétendre le réduire absolument, c'est parier sur un avenir où l'idée de société différenciée avec ses particularismes aurait complètement sombré. Il n'y a d'ethnocentrisme et de xénophobie que dans la mesure où il y a pluralité des mondes.
Depuis le temps que je voulais l'écrire, en m'appuyant moi-même sur Lévi-Strauss ! Voilà, c'est fait. Et, sans sortir du sujet, il est évident qu'il en est de même pour les rapports entre les sexes notamment, et que beaucoup de ce que l'on appelle misogynie n'est que l'expression de la conscience d'une altérité. Il ne s'agit bien sûr pas de se prosterner devant les attitudes facilement xénophobes ou misogynes, mais de rappeler que l'on ne peut parler avec les autres qu'en les jugeant (positivement ou négativement).
On peut imaginer - pur exercice d'utopie - que l'effacement des communautés et des identités collectives aboutirait à l'extinction de la xénophobie ; mais en fait à quoi ressemblerait cet Eden ? Selon la fiction de Hobbes, ce serait le retour à la lutte de tous contre tous... une lutte implacable et continuelle, dont seule nous protège la constitution de l'humanité en sociétés organisées et rivales.
Sociétés organisées donc rivales : le tout (facile à dire) est de faire que cette rivalité soit stimulante sans être sanguinaire.
P.B. - La xénophobie, c'est donc le prix à payer pour prévenir la barbarie.
J.F. - Si vous dites ça comme ça, vous serez vous-même traité de barbare ! (...) Le communisme pourrait disparaître mais l'antifascisme parodique survivra à son géniteur, car il arrange trop de monde. Ce fricot, il est toujours sur le feu. Les dispositifs médiatiques de manipulation de l'imaginaire l'ont installé dans l'opinion comme un mode d'interprétation idéaltypique de l'histoire contemporaine. Il faut donc s'attendre à des rechutes à n'en plus finir d'autant que l'analphabétisme historique s'étend au rythme même de l'emprise journalistique sur la culture ambiante. Et ces récidives antifascistes sont d'autant plus inévitables que le fascisme a été érigé en clé de voûte maléfique de tout un appareil de brouillage idéologique et de coercition morale. D'ailleurs le refus de prescrire les crimes qui lui sont liés, et seulement ceux-là, en dit très long sur ce statut d'exception, car c'est toute la tradition européenne du droit qui est ici mise en cause... Une telle adultération de notre humanisme juridique ouvre la voie à des procédures à répétition avec mise en spectacle idoine... Bref, je disais tout à l'heure que le souvenir de la Résistance combattante devait s'effacer parce que son image renvoie d'une manière trop explicite au patriotisme. Il y a donc bien une contradiction entre le recyclage continue d'un fascisme mythique et malfaisant et l'occultation progressive de ceux qui ont combattu le fascisme réel, les armes à la main. Cette bizarrerie tend à montrer que le même mot renvoie bien à des réalités différentes... La Résistance est partie prenante de l'ancien monde, celui des réflexes vitaux qui se mettent en branle lorsque le territoire est envahi par l'ennemi. Les nouvelles de Maupassant montrent très bien cela dans un contexte où le nazisme n'avait pas cours. Or, c'est ce lien quasiment paysan à la terre que l'on prétend aujourd'hui abolir parce que les élites, elles, se sont affranchies de ces attaches... Elles deviennent transnationales et discréditent des liens qui sont pour elles autant d'entraves. Dans ce contexte, le maquisard devient un personnage encombrant... Trop rivé à son sol, à ses forêts, à sa montagne... Au nom de la démystification, il s'agit de priver la Résistance de son prestige. Non seulement la plupart des Français auraient été attentistes ou collaborationnistes, mais même la petite frange des résistants de la première heure devrait être soupçonnée des pires ambiguïtés.
P.B. - Jusqu'en 1942 au moins, beaucoup de résistants ne se définissent pas comme opposants à Pétain et il y a parmi eux de nombreux officiers et même des camelots du roi.
On peut en effet considérer que les Royalistes ont été le premier parti politique à entrer dans la Résistance en tant que parti, bien avant les communistes.
J.F. - Bien sûr, les frontières demeurent floues et c'est justement ça que l'antifascisme rétrospectif ne peut pas comprendre, car il ne fonctionne que dans le cadre d'un manichéisme reconstruit à partir du légendaire communiste. En dépouillant la Résistance de son aura, on dépossède les Français d'un passé glorieux pour les assigner à leur essence perfide. Ils sont déshérités et reconduits à la guerre civile latente et permanente... et par ceux-là même dont la fonction est de fabriquer du consensus.
P.B. - Même au prix du mensonge ? Car enfin, les résistants, comme les collaborateurs, ne furent qu'une minorité.
J.F. - Mais oui, mon cher Bérard, au prix du mensonge !...
Mensonge, unité nationale, responsabilité des politiques.
C'est Machiavel qu'il faut suivre. Certes, il n'y a pas de politique morale, mais il y a une morale de la politique qui implique parfois le mensonge quand celui-ci est utile à la concorde intérieure... Une fois désenchantée, la Résistance ne peut plus être un gisement de mémoire et l'opprobre inocule désormais toute notre histoire... Vous comprenez, la sphère du politique n'est pas celle de l'histoire. L'histoire obéit à des méthodes critiques qui aboutissent nécessairement au désenchantement ; son rôle est démystificateur. Sous son emprise le passé devient trivial. Mais là, c'est autre chose... C'est autre chose pourquoi ? Mais parce que le changement de perspective auquel nous assistons n'est pas le produit de la réflexion historique. Ceux qui le conduisent sont indifférents aux archives ; ce ne sont pas des chercheurs, mais des idéologues. D'ailleurs, aucun chercheur ne pourrait disposer de l'écho médiatique dont ils jouissent. Cet écho démesuré montre que leur discours entre en résonance avec les intérêts du pouvoir, pour des raisons que j'ignore... De même que le résistancialisme des années cinquante permettait de blanchir le passé, et d'amnistier les collaborateurs, la profanation du mythe résistant, d'une France toute entière insurgée contre l'occupant permet de le noircir. De la magie blanche à la magie noire, il y a comme une transfusion de signification, mais on demeure dans la magie ; pas dans l'histoire. Car, si le sens du récit bascule, on ne le doit pas à des découvertes inattendues, à des connaissances nouvelles. Seule change l'interprétation. Hier, elle servait à bonifier. Aujourd'hui, elle s'acharne à péjorer. C'est toujours de la prestidigitation ! Le mensonge de l'immédiat après-guerre colportait la fable d'une France occupée rassemblée derrière de Gaulle. Le mythe était soldé par la condamnation hâtive d'une poignée de traîtres choisis parmi les figures les plus visibles de la littérature et de la politique.
Cette imposture avait une finalité politique honorable ; c'était une thérapie collective pour conjurer la discorde et abolir le risque d'une guerre civile sans cesse perpétuée... Le tournant s'est opérée dans les années soixante-dix, à la fin justement des Trente glorieuses. Ce qui n'était jusque là qu'une poignée de brebis galeuses est devenue l'expression la plus éloquente d'un peuple de délateurs et de renégats. C'est alors qu'on a commencé de parler d'une épuration bâclée et trop rapidement conclue.
Il est dommage que J.F. ne soit pas plus précis sur ce dernier point. D'après les sources que j'ai sous la main - mais il s'agit d'historiens, non de journalistes (L'épuration française de P. Novick, publié aux Etats-Unis en 1968 et en France en 1985, Le syndrôme de Vichy de H. Rousso, 1987), les années 70 ont vu surtout la confirmation par des enquêtes approfondies du nombre de 10.000 exécutions sommaires avancé dès les enquêtes des années 50 et confirmé par le Général lui-même. Dans la mesure où cela rabaissait de manière drastique le chiffre avancé par R. Aron dans des ouvrages très bien vendus (entre 30.000 et 40.000 exécutions), cela pouvait, effectivement et paradoxalement, dans un certain climat, et compte tenu par ailleurs de la persistance dans la mémoire de certains cas épineux et célèbres (Brasillach...) amener à considérer, non seulement que l'épuration avait été mal faite, mais qu'il était important de parler de ce "fait" qu'elle avait été mal faite. Paradoxe supplémentaire, mais nous sommes justement au pays des fantasmes, le même chiffre peut aussi, dans un deuxième temps être considéré comme très élevé, et être utilisé à l'appui de la thèse d'une France massivement lâche pendant l'Occupation, puis massivement violente (et donc de nouveau lâche) lors de l'épuration - ce qui ferait d'une certaine façon se rejoindre Bernard-Henri Lévy et Maurice Bardèche. Mais il faudrait entrer dans le détail des articles de presse des années 70-80 pour mieux saisir l'ampleur et les ambiguïtés de ces balancements.
Epilogue fatal : puisque le crime était collectif, c'est bien la nation dans son essence qui était viciée. Il lui fallait donc expier massivement. C'est aussi à cette époque que de l'Inquisition aux Croisades et aux génocides coloniaux l'ensemble de notre histoire s'est trouvée indexée à la collaboration et à ses turpitudes... Maintenant elle envoûte de sa malédiction l'ensemble du passé... Peut-être est-ce lié au progressisme qui situe le meilleur dans l'avenir et doit en toute logique déprécier le passé pour le ravaler à l'obscurantisme et à la sauvagerie ? Mais les Trente glorieuses pourtant ont été furieusement prométhéennes sans que n'y sévisse ce masochisme extravagant. Il s'agit donc bien d'un phénomène plus profond qu'il faut rapporter à cette morbidité européenne dont nous parlions tout à l'heure. Ce que je constate, voyez-vous, c'est que durant trente ans, les élites, usant d'un pieux mensonge... oui, un bobard... ont célébré un peuple exemplaire en le dotant d'un passé glorieux. Et, simultanément, ces élites se montraient capables d'entraîner le pays dans une oeuvre imposante de reconstruction, jetant les bases d'une véritable puissance industrielle, promouvant la force de frappe nucléaire, s'engageant dans la réconciliation avec l'Allemagne et l'édification d'un grand espace européen tout en soutenant plusieurs conflits outre-mer. Nonobstant certaines erreurs, ce fut un formidable effort de mobilisation stimulé par une allégresse collective comme la France n'en avait pas connue depuis longtemps...
Oui, c'est bien beau, mais, sans même se demander ici si jeter "les bases d'une véritable puissance industrielle" est si glorieux que cela, il faut nuancer certains points : les conflits outre-mer ont été perdus (sauf au Cameroun, où si l'on en croit F.-X. Verschave la France commit d'épouvantables massacres), la force de frappe nucléaire française semble bien
avoir été surtout un "cadeau" américain, que de Gaulle a enrobé dans de belles phrases. Quant à la réconciliation avec l'Allemagne, qui certes en soi ne fut pas une mauvaise chose, on a vu au début de la première partie de ce texte ce que J.F. en pensait trente ans après.
P.B. - Tout cela malgré les faiblesses dont on stigmatise la quatrième république.
J.F. - Je connais ces critiques puisque, comme vous le savez bien, je suis gaulliste comme je suis aussi européen et régionaliste... mais la nature des institutions n'a ici qu'une faible pertinence. C'est la pâte humaine qui est décisive et les grands courants d'idée et d'humeur qui traversent la population.
Encore un peu de Nietzsche ? "Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus, tout le monde est d'accord. Pourtant, la faute n'en est pas à elles, mais à nous. Une fois que nous avons perdu tous les instincts d'où naissent les institutions, les institutions nous échappent à leur tour, parce que nous ne sommes plus dignes d'elles."
La rhétorique n'est pas sans conséquence ; il y a des récits toniques et d'autres qui, en revanche, nourrissent la neurasthénie. Oui, je maintiens qu'en politique il faut savoir mentir à bon escient ; non pour dissimuler la corruption du pouvoir comme on le voit faire si souvent aujourd'hui, mais pour doter les vivants d'un passé supportable, rasséréner l'identité collective, renforcer l'estime de soi.
Vient ici à l'esprit l'argument de Castoriadis : "Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu'il est plein, autrement ils n'obéiront pas à la loi. Quelle misère !" Je crois qu'en fait cet argument n'est vraiment valable ici que pour des cas comme celui que j'ai évoqués plus haut, tels les massacres qui auraient eu lieu au Cameroun entre 1957 et 1970. Verschave (p. 87 de l'ouvrage mis en lien plus haut) va jusqu'à parler de 400.000 morts, si la France a fait cela, on aimerait bien le savoir ! Mais s'il s'agit de ressasser des choses déjà sues, ou considérer l'ensemble des Français comme des professeurs d'histoire, sans doute J.F. a-t-il, dans l'état actuel des choses, raison.
Des élites qui accablent les morts pour fustiger leur peuple ne sont pas dignes de le gouverner. Rappelez-vous ce que dit le dernier homme de Zarathoustra. Il dit "Jadis tout le monde était fou". Et il ajoute en clignant de l'oeil : "Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ?" Il exprime en même temps le sentiment de supériorité de l'homme moderne et son incapacité à donner sens aux verbes aimer, créer, désirer ; les actions élémentaires de l'existence. L'homme moderne en rupture d'antécédant est condamné à l'indigence et à la stérilité ; il n'est plus créateur... Vantardise et impuissance voilà son apanage ! Les Anciens connaissaient les vertus pacifiantes de l'oubli ; mais les nouveaux prédicateurs veulent-ils la paix ?
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Libellés : Bérard, Brecht, Durkheim, Freund, Gorce, Hitler, Hobbes, Lévi-Strauss, Lévy, Machiavel, Nietzsche, Raoult, Sarkozy, Verschave, Voltaire
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