dimanche 27 janvier 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, II.

Gareth Pass


"Dans sa communication au « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture », qui a eu lieu à Paris en 1935, Musil a défendu l'idée - peu séduisante pour le genre de public auquel il s'adressait - que les seuls « axiomes culturels » acceptables que l'on puisse à la rigueur proposer sont malheureusement beaucoup plus faibles et imprécis qu'on n'aimerait le croire. Ce qui signifie qu'il n'est jamais facile de savoir contre qui et contre quoi, en particulier contre quel régime politique, la culture doit être défendue, pour ne rien dire du fait qu'elle peut aussi avoir besoin d'être défendue contre ses défenseurs eux-mêmes. Même dans le contexte dont il s'agit et contrairement à l'opinion de la plupart des auditeurs qu'il a en face de lui, Musil n'est pas convaincu qu'il existe réellement des Etats qui puissent être considérés en eux-mêmes comme des ennemis et d'autres, au contraire, comme des alliés naturels et des serviteurs dévoués à la culture. Et il insiste particulièrement sur le fait que, contrairement à l'habitude qu'ont les hommes politiques de considérer « une culture prestigieuse comme le butin naturel de leur politique, de la même façon que les femmes étaient échues autrefois aux vainqueurs », la culture n'est jamais le produit direct de l'action de l'Etat : « La culture d'un Etat n'est pas la résultante de la moyenne de la culture et de la capacité culturelle de ses habitants, elle dépend de sa structure sociale et de circonstances multiples. Elle ne consiste pas dans la production de valeurs spirituelles du fait de l'Etat, mais dans la création de dispositifs qui facilitent leur production par l'homme individuel et assurent à de nouvelles valeurs spirituelles la possibilité d'exercer leur action. C'est sans doute à peu près tout ce qu'un Etat peut faire pour la culture ; il doit être un corps vigoureux, docile, qui héberge l'esprit. [1] »

La culture possède, de toute évidence, une dimension supranationale et supra-temporelle. Elle n'est pas liée intrinsèquement à une forme politique, à une idéologie ou à une classe. Elle n'est pas essentiellement une question de don ou de génialité, puisque celle-ci est, de toute façon, « distribuée comme l'occurrence des autres raretés. » On pourrait croire que les régimes démocratiques de type parlementaire favorisent spécialement l'épanouissement de la culture. Mais les choses ne sont malheureusement pas aussi simples : « Ils garantissent à la culture une liberté très étendue. Mais, dans ce cas, ils garantissent la même liberté à ceux qui lui font du tort. Il n'y a pas de raison qui oblige à identifier, pour le meilleur et pour le pire, l'essence de la culture avec eux. Même l'absolutisme éclairé est bon, seulement il faut que l'absolu soit éclairé. » Inversement, même si l'on songe au cas de régimes particulièrement autoritaires et hostiles à la culture, il n'est pas facile d'imaginer une infrastructure sociale et politique qui rendrait intrinsèquement impossible la formation d'une authentique culture. (...) La culture a évidemment un lien naturel avec la paix et on peut constater qu'« il y a un pacifisme naturel, mais également un caractère par nature apolitique de ceux pour qui les oeuvres de la culture constituent une chose sérieuse ». Mais il est vrai aussi qu'une grande culture naît généralement de la victoire et que les grandes victoires sont liées souvent à ce que l'on appellerait, dans un autre contexte, de grands crimes. La culture apparaît dans ce cas « comme le salaire psychologique de la victoire ou comme sa soeur la plus tendre. » Musil trouve une partie de l'explication de tous ces paradoxes dans une remarque de Nietzsche, qui semble avoir marqué profondément sa réflexion sur le problème de la culture contemporaine : « La victoire d'un idéal moral est remportée par les mêmes moyens immoraux que n'importe quelle victoire : violence, mensonge, calomnie, injustice. » Une conséquence importante qui résulte de cela est que l'on a tort de s'indigner contre la brutalité, l'arrogance et l'extravagance, pour ne pas dire l'aberration pure et simple, qui constituent les apparences sous lesquelles se présente généralement, dans un premier temps, la nouveauté : « Nous contrevenons à cette observation qui a un contenu de vérité important toutes les fois que non seulement nous nous insurgeons contre la grossièreté et l'absurdité du nouveau, mais confondons également cette révolte personnelle avec les lois de l'histoire de la création. Il est ici tentant de prendre l'habituel pour le nécessaire. »

Justifié ou non, le diagnostic formulé dans L'homme sans qualités sur le cas de la philosophie correspond à l'un de ces paradoxes culturels qui rendent si difficile et hasardeuse la formulation explicite d'un véritable programme de défense de la culture : « (...) les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l'on en peut juger par les regrets que l'on entend communément exprimer sur ce point. C'est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd'hui en si terrifiante abondance qu'il n'est plus guère que les magasins où l'on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché, alors qu'il règne à l'égard de la philosophie en gros une méfiance marquée. On la tient même pour carrément impossible. »

En d'autres termes, si nous savons à peu près quelles sont les qualités individuelles qui constituent des « présupposés psychologiques indispensables » pour le développement d'une culture : liberté, franchise, courage, incorruptibilité, sens critique et sens de la responsabilité, amour de la vérité, etc., nous ignorons, en revanche, presque complètement par quels moyens directs ou indirects, nobles ou méprisables, elles peuvent être suscitées ou fortifiées. Musil remarque que, « à moins que les qualités de ce genre ne soient soutenues chez tous les hommes par un régime politique, on ne les voit pas non plus se manifester dans les dons particuliers. » Agir sur la connaissances des conditions sociales qui rendent possible la réalisation de ce préalable fondamental pourrait donc bien « être, pour l'auto-défense de la culture, la seule chose qui puisse être obtenue par des moyens non-politiques. »

Cette conception originale des relations qui existent entre la culture et ses présupposés matériels, sociaux et politiques est d'une importance cruciale pour comprendre le jugement que Musil formule sur le monde contemporain, et en particulier son refus systématique de se joindre au choeur des nostalgiques qui déplorent que la civilisation industrielle et technique ait rendu plus ou moins impossible le développement d'une véritable culture, en détruisant ce qu'on est convenu d'appeler l'« âme », c'est-à-dire ce qui, pour l'auteur de L'homme sans qualités, se réduit à une sorte de « grand trou » que l'on remplit habituellement avec des idéaux et de la morale. En réalité, il n'y a aucune raison de croire qu'une époque comme la nôtre n'est pas, comme n'importe quelle autre, en mesure de produire sa propre culture, même s'il est vrai qu'elle peut être tentée de trouver dans sa situation particulière des éléments qui l'amènent à douter sérieusement de cette possibilité.

La seule inquiétude réelle de Musil sur ce point est liée à sa conviction (ou son impression) que la quantité totale d'énergie spirituelle disponible dans un groupe humain n'est pas illimitée et que les sociétés contemporaines pourraient être condamnées, par leurs dimensions et la complexité de leur mode d'organisation, à en distraire une part de plus en plus importante pour le simple maintien du minimum d'ordre, de stabilité et de sécurité dans l'existence quotidienne et dans les rapports entre les hommes, qui constitue l'une des conditions nécessaires du développement de la culture et de toute espèce de progrès, à commencer par le progrès politique, économique et social lui-même. De ce point de vue, il est possible que les représentants de l'esprit soient dans l'illusion, lorsqu'ils négligent le fait que l'esprit lui-même est probablement soumis à une sorte de principe de conservation qui réduit leurs possibilités d'action à une simple modification de la distribution de l'énergie spirituelle entre les différentes formes qu'elle peut prendre et les différents usages que l'on peut en faire. Ce genre de supposition pourrait inspirer un avertissement sceptique du type suivant : « Halte, vous les gardiens et les administrateurs de l'esprit humain ! Aussi loin que remonte l'évolution historique, nous avons vu une capacité de production spirituelle qui est restée égale à elle-même en quantité. Ici, elle s'est dépensée dans les milles petites astuces de la vie quotidienne, là elle a pris, en tant que religion, la forme d'un mouvement puissant ou elle s'est dissipée dans les mille petits ruisseaux de la spéculation. Et vous tous, les travailleurs intellectuels, vous qui croyez être des augmentateurs de l'esprit, vous n'en êtes que des répartiteurs, vous ne changez rien à la somme, mais seulement à la division en énergie cinétique et énergie potentielle de l'esprit. »

Le « principe de distribution des énergies spirituelles » entraîne comme conséquence que, d'une certaine manière, « la culture et la politique se font réciproquement obstacle ». Comme le remarque Nietzsche : « Si l'on se dépense pour la puissance, la grande politique, l'économie, le commerce international, le parlementarisme, les intérêts militaires, - si l'on dissipe de ce côté la dose de raison, de sérieux, de volonté, de domination de soi que l'on possède, l'autre côté s'en ressentira. La culture et l'Etat - qu'on ne s'y trompe pas - sont antagonistes : “Etat culturel” [KulturStaat], ce n'est là qu'une idée moderne. L'un vit de l'autre, l'un prospère au détriment de l'autre. Toutes les grandes époques de culture sont des époques de décadence politique : ce qui a été grand au sens de la culture a été non politique et même anti-politique {Crépuscule des idoles [2]}». Musil remarque, à propos de ce passage, qu'il faudrait ajouter aux ressources énergétiques énumérées par Nietzsche, dans lesquelles la culture et la politique puisent aux dépens l'une de l'autre, l'imagination, qui constitue précisément « ce qu'un aventurier, un poète, un politicien, un historien, un philosophe et un soldat doivent avoir en commun et qu'ils amènent, à leur détriment réciproque, à une forme unilatérale. »

Si l'on considère les choses de cette façon, la conclusion à tirer de la remarque de Nietzsche est simplement qu'un « peuple ne peut pas être en même temps politiquement et spirituellement créateur. » Cela laisse, comme le constate Musil, tout l'espace possible à l'absence de créativité et ne contient absolument rien qui interdise à un peuple de n'être créateur ni du point de vue politique ni du point de vue culturel. Il se pourrait en outre, que, comme on l'a remarqué plus haut, la quantité d'imagination et d'intelligence nécessaire pour réaliser simplement les conditions négatives de la culture et du progrès en général soit déjà devenue suffisamment grande [3] pour que nos sociétés soient condamnées à une certaine stagnation à la fois sur le plan culturel et sur le plan politique lui-même, dans la mesure où l'instauration et la préservation d'un ordre supportable ont tendance à absorber l'essentiel de l'énergie disponible, sans laisser subsister aucune possibilité réelle de mouvement. Si les simples dépenses de fonctionnement suffisent à dévorer la plus grande partie du capital énergétique, il est de plus en plus difficile d'effectuer les investissements nécessaires à la préparation d'un avenir qui ne soit pas simplement subi, mais construit." (La voix de l'âme..., pp. 129-134.)

Une pierre dans le jardin de Castoriadis, pour finir... C'est l'apocalypse selon saint Karl (Kraus), en deux versets :

"Ça continue. C'est la seule chose, qui continue."

"L'état dans lequel nous vivons signifie vraiment que le monde sombre : il est stable."

Traduit en langage courant : qui n'avance pas recule, mais dans les conditions actuelles, qui avance risque fort de se casser la gueule.

Cela n'empêche tout de même pas la prise de risques, heureusement :



This is brilliant !



Il y a un problème de publication sur Firefox-de-mes-couilles : avant de devenir fou, je retranscris les passages manquants dans un commentaire que je vous invite à consulter si vous naviguez avec cette merde.












[1]
Ce qui est déjà plus optimiste que la sentence de Courier, ainsi résumée par Huysmans : "Ce que l’Etat encourage dépérit, ce qu’il protège meurt.". Cité par M. Fumaroli dans L'Etat culturel - dont j'extrais aussi, pour prolonger le sous-texte sarkozyen qui traverse ce que j'écris en ce moment : "Il ne reste plus que deux degrés de style : le style administratif et le style voyou. Deux langues de bois."

[2]
(Denoël-Gonthier, 1970, pp. 68-69). Idée récurrente sans doute chez Nietzsche, puisqu'on la trouvait déjà, au niveau de l'individu, dans les Considérations inactuelles :

"Désormais, il est probable que ce sera toujours davantage un signe de supériorité intellectuelle que de ne pas attacher trop d'importance à l'Etat et aux devoirs qu'il impose ; car quiconque a le furor philosophicus au corps n'aura plus de temps pour le furor politicus et s'abstiendra sagement de lire les journaux chaque jour et plus encore de servir un parti, bien qu'on ne doive pas hésiter un instant à prendre sa place dans le rang si son pays est réellement menacé. Ce sont les Etats mal organisés que ceux où d'autres que les hommes d'Etat doivent s'occuper de politique et ils méritent de périr par le nombre de leurs politiciens."

[3]
"Il faut lier le triomphe du vouloir-guérir comme vision du monde aux progrès de la médecine. Face à la galopade démographique dont je parlerai un peu plus loin, l'événement peut-être le plus important de l'ère. Le plus gros, donc caché par tous les écrans possibles : 190 millions d'Européens en 1800, 400 millions en 1900 [et 732 millions en 2007...]. Au fond, il ne s'est passé que ça, et tout ce qui s'est quand même passé vient de là. De ce gonflement. De cette protubérance géante. De cette explosion de la supernova humaine. Avec des conséquences bien sûr innombrables dans l'histoire des idées. Peut-être même serait-il possible d'évaluer celles-ci en fonction de leur capacité, ou non, de traiter le problème. Vouloir-guérir. Vouloir-s'accroître. Devenir-nombre. Croire déceler sa fin dans le nombre. Toutes les sociétés avant nous ont dû trembler d'en arriver là où nous sommes, dans le multiple déchaîné par lui-même et pour lui-même [la partouze ?]. D'où leurs rites, interdits, cérémonies, sacrifices, espaces sacrés, cartographies compliquées pas du tout absurdes ou mystifiées comme on a cru pouvoir l'affirmer. Averties au contraire intimement. Multipliant les barrières et les obstacles et les faux obstacles. Pour éviter, pour retarder les désastres consécutifs au remembrement général. A l'indifférenciation déferlante..." (P. Muray, ici girardien et guénonien, Le XIXe siècle..., "Tel", p. 80.)

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