mercredi 9 janvier 2008

Nature humaine mon cul ? - II : Mintz, Lévi-Strauss, Quine.

toywittgenstein


Reprenons au point où nous nous en étions arrêtés, M. Sahlins citant S. Mintz commentant C. Geertz :

"La nature humaine se révèle être « une projection caractéristique mais quelque peu déformée des valeurs de la société de celui qui en parle ». Ce n'est pas tant la nature humaine qui est universelle, continue Mintz, « que notre capacité à créer des réalités culturelles et à agir ensuite en fonction d'elles ». Cette capacité est précisément impliquée dans la façon dont nous aimons à nous décrire « avant la culture », c'est-à-dire dans nos constructions culturelles d'une prétendue nature humaine. L'invention consciente de la nature humaine est aussi sa suprême spécification culturelle."

Les deux premières phrases expriment trois idées différentes, quoique liées :

- lorsque je parle de « nature humaine », je projette mes valeurs, qui sont nécessairement plus ou moins celles de ma société, dans la définition que je donne de cette « nature » ;

- il n'y a pas de « nature humaine » universelle ;

- il existe, en revanche, une universalité de la création de « réalités culturelles ».

La première idée est tout à la fois un précepte de prudence pour l'anthropologue, et un constat sur les pratiques culturelles de nombreuses sociétés, notamment et sans doute principalement les sociétés occidentales modernes. Les deux idées suivantes sont plus fondamentales, au point qu'il me semble que leur appariement est à lui seul peut-être pas une définition, encore moins exhaustive, de la « nature humaine », mais une caractéristique inhérente à toute considération anthropologique relative à ce domaine. S. Mintz, au début de Sucre blanc, misère noire l'exprime ainsi :

"Inventorier la prodigieuse diversité humaine tout en reconnaissant l'indissoluble et essentielle unicité de l'espèce." (p. 20)

Très trivialement : les hommes sont pareils et sont différents. A ceux qui estiment que l'on pousse ici la théorie généralisatrice jusqu'à la tautologie ou au banal propos de comptoir, il faut répondre, d'une part, que la banalité en tant que telle n'est pas exclusive de la vérité, d'autre part que cette « tautologie » comporte déjà la réfutation d'une facilité à communiquer avec et à comprendre les membres d'autres sociétés (ce qui, évidemment, n'est pas sans incidence sur « la question des immigrés », mais passons. Sur ce point précis, A. Soral a parfaitement raison : les « droits-de-l'hommistes » appartiennent au courant de pensée libéral. Besancenot et Bouygues, même combat). D'une certaine manière, chaque interprétation d'une société par un anthropologue (société traditionnelle, minorité au sein d'une société moderne, société en tant qu'elle se constitue par rapport à la modernité (exemples allemand chez Dumont, russe chez Cioran), société moderne...) est à la fois une pièce ajoutée au puzzle de la diversité humaine (on a un exemple de plus de possibilité de création culturelle) et une preuve de l'« unicité de l'espèce », dans la mesure où il nous semble alors possible de comprendre cette société, cette création culturelle. On retrouve ici la problématique de la traduction telle que fortement exprimée par Dumont.

Sur cette idée de traduction, deux objections au moins peuvent surgir :

- l'objection Gavagai, ainsi nommée d'après la célèbre démonstration de W.V.O. Quine : telle que je viens de la relire de seconde main, cette objection me semble moins signaler une définitive impossibilité logique de la traduction que de fortement marquer sa difficulté et ses pièges. Ceci bien sûr sous la réserve d'un examen ultérieur qui très probablement nous entraînerait aujourd'hui trop loin ;

- l'objection mélancolique : elle peut très bien être liée à la précédente, c'est ainsi que la formule Sandra Laugier ("Bouveresse anthropologue", Critique n°567-68, 1994, p. 570) :

"Tel est le « point philosophique » de la thèse de Quine : la traduction joue à l'intérieur de la langue apprise, et il n'y a pas plus d'exil hors du schème conceptuel qu'il n'existe de point de vue angélique. (...) Constat paradoxal, mais pertinent du point de vue anthropologique : il suffit de se reporter à Tristes tropiques, ou au Journal d'ethnographe de Malinowski, pour comprendre qu'un en sens la traduction, de toute manière, reste at home."


quine-power


Encore une fois il me faut être excessivement rapide, d'autant que je n'ai lu aucun de ces livres, mais il ne me semble pas que le vague-à-l'âme que peut ressentir l'anthropologue quant à la vanité de ces efforts et quant à l'impossibilité de comprendre totalement une autre culture, soit, d'une part le résultat d'une découverte fracassante (comprendre quelqu'un de sa propre culture n'est déjà pas une sinécure), d'autre part une raison suffisante pour ne pas faire d'effort pour la comprendre : que cette objection vienne de gens qui nous ont justement appris tant en ce domaine est d'ailleurs révélateur, mais à la prendre trop au sérieux on se comporterait comme quelqu'un qui croit la science physique totalement inutile, sous prétexte qu'un Einstein ou un Planck ont pu se laisser aller à quelques mouvements d'humeur parce qu'ils n'arrivaient pas à résoudre tous les problèmes qu'ils rencontraient.


Erwin_Schrödinger

Regardez Schrödinger, il sait tout cela mieux que personne, il n'en a pas l'air plus malheureux pour autant.


Bref : la proposition générale « Les hommes sont pareils et sont différents » comporte la réfutation d'une impossibilité à communiquer avec d'autres, elle en signale à la fois la possibilité et la difficulté.

Elle ne se prononce pas, en revanche, sur l'éventuelle possibilité à trouver des « structures fondamentales » des sociétés. Sur ce point d'ailleurs, je tombe vite sur mes propres limites, n'ayant pas lu moi-même les thèses de Lévi-Strauss sur ce point. Les critiques que leur adressent des gens comme V. Descombes ou R. Girard semblent, quand on les lit, fort percutantes, mais il faut évidemment vérifier leur pertinence sur le terrain. A vue de nez, et sans statuer sur C. Lévi-Strauss en particulier, il me semble que les « structures fondamentales » que l'on pourrait éventuellement découvrir, et sur lesquelles les anthropologues pourraient s'accorder, seraient tellement générales qu'elles se dissoudraient presque devant la variété des manifestations de ces structures. Mais on se rapproche alors d'une problématique un peu différente, celle de l'importance des différences entre sociétés, notamment à l'heure de la mondialisation, que je ne veux ni peux encore aborder.

D'ailleurs, c'est fini pour aujourd'hui. A suivre !




(Au passage, dans la série « On ne saurait mieux dire »...)

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