De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, I.
De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, II.
De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, III.
De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, IV.
De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, V.
De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, VI.
De moins en moins de réponses, de plus en plus de questions... Première salve d'une série placée sous le double patronage de Robert Musil et Jacques Bouveresse.
"L'idéalisme, tel qu'il est généralement pratiqué (ou plutôt simplement professé), repose sur la conviction que les idéaux ne peuvent jamais devenir réels et constitue plutôt un encouragement à ne rien faire de sérieux pour qu'ils le deviennent. Il se combine donc sans la moindre difficulté avec le réalisme le plus brutal, que rien n'empêche de professer, lui aussi, en théorie, le plus grand respect pour les idées, à condition qu'elles ne soient utilisées que pour l'explication et la justification, et surtout pas pour la réalisation. Si l'on va jusqu'au bout de l'idée que la réalité n'a rien à faire des idéaux, il faut admettre que l'on peut seulement vivre « pour » eux, et non agir en fonction d'eux, autrement dit, que les idéaux ne sont à leur place que dans le monde de l'idéal et doivent, autant que possible, y rester. (...) L'attitude de l'homme du réel (par exemple, dans L'homme sans qualités, de Tuzzi) est marquée par une méfiance systématique envers la réalité, que l'on doit aborder armé jusqu'aux dents et « comme si elle était une bête de proie » [Musil]. Et c'est parce qu'il y a jamais aucune faveur et rien de bon à attendre d'elle et qu'elle doit, au contraire, être toujours traitée sur le mode de l'hostilité et de la contrainte que la fonction réelle des idéaux, aussi indispensables et vénérables qu'ils puissent être, ne peut pas être de chercher à se concrétiser. A cela Musil oppose la mentalité de l'essayisme, qui s'oriente plutôt en fonction du futur et du virtuel, et qui est faite, pour une part essentielle, de confiance envers la réalité et, plus précisément, envers les possibilités insoupçonnées et imprévues qu'elle peut aussi receler.
L'idéalisme indirect [professé par Musil], qui n'est justement pas celui de l'homme du réel, mais de l'homme du possible ou de l'essayiste, s'appuie sur la croyance 1) que les idéaux peuvent parfois devenir réels, et 2) qu'ils ne le peuvent que d'une façon qui n'a généralement rien de direct et avec la contribution, presque toujours indispensable et souvent essentielle, de ce que l'on a coutume d'appeler la méchanceté et le mal. C'est un peu comme si l'idéal pouvait tomber parfois du ciel par des chemins bien réels, mais peu prévisibles et on ne peut plus détournés, et à des endroits qui ne sont pas du tout ceux auxquels on s'attendait.
- Dieu écrit droit avec des lignes courbes...
C'est, en tout cas, la seule façon possible de restituer à l'idéalisme une forme de respectabilité et de sérieux, puisque tous les programmes qui se sont fixé explicitement la réalisation directe de certains idéaux semblent avoir abouti chaque fois à la production directe de ce qui leur est, à première vue, le plus opposé, une situation dont on a tendance à imputer la responsabilité ou bien à la réalité, qui refuse obstinément et peut-être par essence de s'y conformer, ou bien aux idéaux eux-mêmes, alors qu'elle n'est, en réalité, probablement que la conséquence de la conception erronée que l'on se fait et du mauvais usage que l'on fait de ceux-ci.
Musil développe [ces idées] dans un passage très suggestif d'une esquisse de chapitre qui date de 1921. Elle est consacrée aux relations d'Ulrich avec le personnage de Léone, et notamment à leurs longues excursions pédestres, qui donnaient au héros, présenté comme « un jeune idéaliste », secrètement honteux de s'afficher avec une femme de cette sorte, l'impression qu'« il passait à travers la nature de Dieu en tenant un porc en laisse ». Musil explique qu'[Ulrich] ne se fiait pas à ce qu'il savait sur des choses comme la femme idéale ou les idéaux en général :
« [Ulrich] affirmait (...) que la nostalgie est une chose en soi et la réalité en est une autre. Que les idéaux ne sont pas un degré de réalité d'une perfection que l'on ne peut atteindre, auquel on peut aspirer, ou que l'on peut avoir perdu avec le péché originel, mais une chose tout à fait différente. La vie est une route extraordinairement longue, qui mène à travers les régions et les zones les plus étrangères l'une à l'autre. Les animaux qui passent sur elle ont mangé dans le sud avec leur nourriture des graines tropicales et les déposent au nord avec leurs excréments ou l'inverse et subitement fleurit quelque part une splendeur étrangère, une végétation merveilleuse, tombée du ciel. Il tenait avec opiniâtreté que prodige, nostalgie, idéaux, enthousiasme, grandeur doivent, d'une manière ou d'une autre, naître d'une façon comme celle-là ; indirectement comme un intestin de mouton reste toujours un intestin de mouton, même lorsqu'il est préparé et gratté avec un archet, et pourtant il est alors une mélodie de violon de Beethoven et une source de béatitude.
- de même que cette admirable image, si typique de Musil.
Il ne pouvait simplement pas encore l'exprimer de façon adéquate, mais il était certain qu'avec sa conception un nouvel idéalisme poindrait, qui remettrait droite la vie humaine attelée entre des fausses oppositions. »
Remettre droite, rien que ça... Il ne s'agit peut-être que d'une direction à indiquer, pas d'un véritable espoir. Quoi qu'il en soit, je redonne la parole à Jacques Bouveresse, qui résume tout ceci et enchaîne sur des idées qui valent la peine d'être retranscrites, mais nous éloignent quelque peu de ce sur quoi je voudrais insister dans cette série de retranscriptions, et que par conséquent je ne commenterai pas :
Si le savoir se révèle sans doute de plus en plus inconciliable avec l'idéalisme de type traditionnel, il ne l'est donc pas nécessairement avec l'idéalisme d'une autre espèce que nous devons désormais essayer d'imaginer. Il devrait même, selon Musil, pouvoir en constituer une partie intégrante. Et il n'est pas non plus incompatible avec l'idée de Dieu, qui est, dit-il, présente dès le début de L'homme sans qualités. On peut voir en Ulrich un homme qui « a en soi l'humilité inductive tout comme la relation présomptueuse à Dieu ». Le chemin de la science, qui nous en a apparemment détournés définitivement, pourrait bien en fin de compte nous conduire à la découverte (et à la seule découverte possible) de Dieu. C'est ce que Musil appelle la foi selon le savoir, au lieu de la foi malgré ou contre le savoir. Et on peut dire du Dieu dont il s'agit la même chose que des idéaux : ce n'est pas un Dieu qui pourrait rester indéfiniment absent de la réalité et à une distance infinie d'elle, mais au contraire un Dieu qu'il s'agit d'abord de rendre réel et qui le deviendra peut-être un jour (Musil parle d'un « devenir-réel » de Dieu [Realwerden Gottes)."
(La voix de l'âme..., pp. 69-71)
Précisions, autres aspects, autres angles d'attaque, conséquences, etc. à suivre !
Pour vous occuper ce week-end, si besoin est :
- je ne l'ai pas relu, mais dans mon souvenir c'est un bien bon texte : quelques mises au point de Lucien Scubla sur la religion en général et Durkheim en particulier ;
- je ne l'ai pas lu, mais ça peut être intéressant : un travail en cours de Christian Laval sur Mai 68.
Libellés : Baudelaire, Beethoven, Bouveresse, Dieu, Durkheim, Elissalde, Lafond, Laval, Musil, Sarkozy, Scubla
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