Nature humaine mon cul ? - I : Sahlins, Voyer, Geertz, Mintz, Girard. (Ajout le 17.11.08)
"Seul ce qui a un sens est réel..."
"La bonne chère est bonne à penser avant d'être bonne à manger."
La belle Andrea ne peut qu'approuver J.-P. Voyer et C. Lévi-Strauss...
Nature humaine mon cul ? - II.
Nature humaine mon cul ? - III.
Nature humaine mon cul ? - IV.
Nature humaine mon cul ? - V.
Nous sommes loin d'en avoir fini avec M. Sahlins, continuons notre exploration de son livre La découverte du vrai Sauvage. Dans un premier temps, nous l'avons suivi dans sa présentation de la façon dont une culture périphérique, en l'occurrence Eskimo, a intégré à ses propres cadres les valeurs et facilités matérielles occidentales. Puis, dans une étude un peu plus précise du rapport d'une culture à son passé. Enfin, la présentation par M. Sahlins d'un cas archétypal de confrontation entre une culture traditionnelle, au sens me semble-t-il guénonien du terme, et la culture moderne, nous a permis d'insister sur l'importance de la notion de cérémonie.
Nous allons aujourd'hui élargir encore la perspective. Ce qui ne signifie d'ailleurs pas que nous acceptons sans réserve toutes les conclusions de M. Sahlins, mais celles-ci nous semblent suffisamment importantes pour être d'abord exposées pour elles-mêmes, ce qui déjà prend du temps, avant que de se lancer dans des discussions parfois pointilleuses. Ajoutons qu'il nous importe moins de savoir si X ou Y, en l'occurrence M. Sahlins, a raison ou tort sur chaque point précis qu'il aborde ("Elève Sahlins, un bon point sur votre chapitre II, mais deux mauvais points sur le chapitre VII...", etc.), que de prendre chez lui ce qui nous intéresse. Au surplus, le texte dont est issu le passage que nous allons citer est peut-être le plus discutable du livre à nos yeux.
Reprenons donc notre raisonnement à peu près où nous l'avions laissé. S'il nous semble établi que, dans sa confrontation avec les autres sociétés, l'homme occidental moderne a spontanément et indûment projeté sur eux la dépendance aux besoins qu'il s'était à lui-même créée à partir de sa modernité (i.e. de la Renaissance, grosso modo), il n'en reste pas moins que l'on peut rétorquer que l'homme, occidental ou pas, moderne ou pas, vit aussi de besoins. C'est le thème : "Faut bien bouffer."
Certes. Mais ce qui suit est une confirmation de ce que cette part des besoins dans la vie humaine, a longtemps été, est toujours d'une certaine manière, et en même temps devrait être (cette phrase est un paradoxe, celui de notre monde, pas une contradiction dans les termes) fort mineure.
« Confirmation », parce que ce n'est pas d'aujourd'hui que nous le savons, et que bien sûr cette découverte n'est pas de notre fait. On citera ici avec plaisir ces lignes intenses que les lecteurs de Jean-Pierre Voyer doivent bien connaître, issues des Révélations sur le principe du monde :
"Le premier fait historique n'est pas, comme l'écrit scandaleusement Marx en 1846, la production de moyens permettant de satisfaire les besoins de manger, boire, habiter, se vêtir — quel est l'animal qui ne les satisfait pas sinon l'animal mort — mais l'utilisation de ces besoins animaux et des moyens de les satisfaire à des fins de communication. Ce qui distingue l'homme de l'animal est justement que manger, boire, se vêtir, habiter n'ont plus eux-mêmes comme fin, mais la communication, ne sont que des prétextes à la communication. Le premier fait historique n'est pas la production de la vie prétendument matérielle mais de la communication.
La présupposition première de toute existence humaine n'est pas, comme l'écrit scandaleusement Marx, que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir faire l'histoire, et que pour cela il faut avant tout — le « avant tout » est bien de Marx — boire, manger, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore. Cela tous les animaux le font et ne sont pas pour autant des hommes, ils ne font pas pour autant leur histoire. C'est simplement la présupposition de la vie de n'importe quel animal : il faut qu'un animal mange, boive, dorme s'il veut vivre, il faut qu'un animal vive s'il veut vivre. Voilà le genre de tautologie qui a cours pompeusement depuis 100 ans chez les savants social-démocrates qui veulent éduquer le peuple, cet ignorant. Au contraire, la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que certains animaux utilisent leur vie d'animal, utilisent ce qui était un but et en fassent donc un simple moyen — en un mot suppriment l'indépendance de ce but — pour communiquer. Evidemment, seuls des animaux vivants peuvent s'aviser de faire cela, mais ce n'est pas le fait qu'ils soient vivants, qu'ils mangent, qu'ils boivent, qui permet de dire qu'ils sont des hommes, mais seulement qu'ils utilisent cela pour communiquer. Les hommes pour être à même de vivre, et de vivre comme des hommes et non seulement comme des animaux, doivent être justement capables — c'est cette capacité qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps — d'utiliser leurs besoins animaux, la satisfaction de leurs besoins de manger, de boire, de se loger, de s'habiller à des fins de communication, comme matière à communication.
Pour que les hommes soient à même de vivre comme des hommes, il faut avant tout qu'ils communiquent et ce faisant seulement, ils font l'histoire : l'histoire est l'histoire de la communication.
- Formule à laquelle fait écho la dernière phrase de L'humanité est une cérémonie : "Tout monde est un monde de communication."
Je profite de cette incise pour proposer une nuance : "C'est cette capacité qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps." N'est-ce pas là en partie une forme d'anachronisme ? Est-ce que justement la différence, et ceci deviendrait ces derniers temps de plus en plus vrai, entre le pauvre d'aujourd'hui et celui d'hier ne se situe pas dans le fait que celui d'hier pouvait communiquer et vivre dans le cérémonial ?
En toutes sociétés, la première tâche des hommes n'est pas de produire leurs moyens d'existence, les relations qui s'établissent entre eux ne s'établissant pas pour assurer cette production, sinon en apparence dans la pensée dominante. Et ces relations ne constituent pas la structure économique [economy] de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondraient des formes de conscience sociale déterminées, sinon en apparence dans la pensée dominante. En toute société, la première tâche des hommes est de communiquer et les relations qui s'établissent entre eux ont pour but les relations qui s'établissent entre eux. Contrairement à ce que dit scandaleusement Marx en 1859, les hommes n'ont pas pour but de produire socialement leur existence. Les hommes ont pour but de produire leur existence sociale. Cette existence sociale est la seule production réelle des hommes, la communication est la seule chose réelle réellement produite par les hommes et la production de cette communication — production qui est la communication elle-même — est la seule production réelle dans le monde, la production du monde lui-même. La structure de la société est la structure de la communication. La base concrète sur laquelle s'élève tout ce qui existe dans la société est la communication. Et l'on ose soutenir que c'est dans la pensée de Hegel que le monde est à l'envers !
Et si l'on peut dire quand même que les hommes ont, en toute société, pour première tâche de produire leurs moyens d'existence, ce n'est pas comme le pensait Marx et mille imbéciles à sa suite, de boissons, de mangeaille, de couvertures, d'habits ou d'autres trivialités dont il s'agit, car les hommes ne vivent pas de cela — une fois de plus j'en appelle à mes frères esclaves salariés qui ont tout cela en suffisance et qui pourtant vivent si peu — mais de communication, car les hommes ne vivent que de communication, la communication est le seul moyen d'existence de l'homme et en toutes sociétés, la première tâche des hommes est de produire cette communication, sans laquelle ils ne peuvent pas vivre, sinon comme des bêtes ou des pauvres." (1979)
Dans un texte de 1996, "La tristesse de la douceur" (The sadness of sweetness), M. Sahlins aborde cette question. Il le fait en s'appuyant sur des textes de Clifford Geertz, publiés en français (en traduction partielle, semble-t-il) dans Bali, interprétation d'une culture, Gallimard, 1983.
(A propos de traduction : m'étant procuré l'édition américaine du livre de M. Sahlins, je me permets certaines citations du texte original en cas d'expressions particulièrement importantes ou savoureuses. J'essaierai de le faire aussi pour les textes précédemment retranscrits ici.)
M. Sahlins part, en bonne logique, de "l'actuelle sagesse commune, qui voit la nature humaine comme un ensemble de compulsions profondément enracinées génétiquement [deep-seated genetic compulsions], avec lesquelles la culture doit composer. Cette représentation populaire explique probablement la relative indifférence à l'égard des deux brillants articles que Clifford Geertz consacra [en 1973] à démystifier le fantasme d'une nature humaine déterminée et déterminante.
Car c'est bien l'inverse qui s'est produit : la nature humaine, telle que nous la connaissons, a été déterminée par la culture. Comme l'observe Geertz, l'antériorité supposée de la biologie humaine sur la culture est une erreur. Au contraire, la culture a précédé l'homme anatomiquement moderne (homo sapiens) de quelque deux millions d'années, si ce n'est plus. Elle n'a pas été simplement rajoutée à une nature humaine déjà complète : condition sélective primordiale [the salient selective condition], elle a pris part, et de façon décisive, à la constitution des espèces.
- je cite de nouveau, pour la troisième fois en peu de temps, cette phrase de R. Girard :
"Seul le sacré peut sauver [les sociétés] parce qu'il peut créer des interdits, des rituels qui évacuent la violence. Il faut penser le religieux archaïque non pas en termes de liberté et de morale, mais dans ceux d'un mécanisme de sélection naturelle. Au départ, l'invention du religieux est intermédiaire entre l'animal et l'homme."
Dans l'évolution des hominidés, la grande pression sélective est venue de la nécessité d'organiser les disposition somatiques par des moyens symboliques.
- ici, en note :"Ce qui est une autre façon d'exprimer la thèse soutenue au moins depuis Rousseau et Herder, selon laquelle les gens se différencient des animaux par le fait qu'ils sont relativement peu gouvernés par leurs instincts [their relative lack of instinctual governance] et par leur plus grande liberté vis-à-vis de la domination somatique, caractéristiques complémentaires de la variabilité de leur culture et de leur adaptabilité à un grand nombre de milieux."
- note par AMG sur la note de M. Sahlins : dans l'interview consacrée à son roman Procréation longuement citée ici, Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » (Exorcismes spirituels, vol. 2, p. 287). La culture comme échappée de la procréation ? - Revenons au corps du texte de M. Sahlins.
Non que l'homo sapiens soit sans « besoins » [« needs »] ou « pulsions » [« drives »] corporels, mais la découverte cruciale de l'anthropologie a été que les besoins et pulsions humaines sont indéterminés dans leur objet, puisque les satisfactions corporelles sont spécifiées dans et à travers des valeurs symboliques - et de façons différentes selon les divers schèmes symbolico-culturels.
- l'usage du terme « symbolique » est justifié dans un autre essai, "Expérience individuelle et ordre culturel", 1982. Je ne sais pas si c'est le meilleur terme possible, cette notion n'est pas sans inconvénients ni ambiguïtés (d'ailleurs utiles), mais je suis comme tout le monde, je n'ai pas trouvé mieux. Ne discutons donc pas ce point.
Pendant des millions d'années d'évolution humaine, l'entière économie émotionnelle de la survie et de la sélection a été déplacée vers un monde de signes, distinct de la réaction directe aux stimuli sensoriels. L'entente et l'hostilité, le plaisir et la douleur, le désir et la répulsion, la sécurité et la peur : tout est vécu par les hommes en fonction du sens des choses [according to the meaning of things], et non pas simplement en fonction de leurs propriétés perceptibles. Comment pourriez-vous savoir autrement que l'obésité est belle, que le mariage avec un cousin croisé est possible mais interdit avec un cousin parallèle ou qu'il faut respecter le jour du Seigneur. En l'occurrence, les déterminations génétiques de la « nature humaine », les pulsions et besoins, sont assujetties [subject to] aux déterminations spécifiques de la culture locale. Aussi, que l'homme soit intrinsèquement violent ne l'empêche pas de combattre sur les stades d'Eton, de dominer les autres en les traitant mieux que lui-même, voire de chasser avec un pinceau.
Au pléistocène, remarque Geertz, on est passé d'une génétique du contrôle en détail des conduites à une génétique de la flexibilité comportementale. A dater de ce moment, dans la mesure où le comportement humain devait être modelé [patterned], les modèles allaient provenir de la tradition symbolique. Ces symboles au moyen desquels les hommes construisent leur vie « ne sont donc pas de simples expressions, instruments ou corrélats de notre existence biologique, psychologique ou sociale : ils en sont les préalables [prerequisites] » (Geertz). En réalité [effectively], les hommes ne sont pas poussés par leur corps à agir d'une certaine façon culturelle, puisque, en réalité [effectively], sans la culture, ils ne pourraient pas agir du tout :
« Sans la culture, les hommes (...) seraient d'inconcevables monstruosités, possédant très peu d'instincts utiles, encore moins de sentiments reconnaissables, et pas d'intelligence : de grands invalides mentaux. Comme notre système nerveux central - et en particulier le néocortex qui en est à la fois la fierté et le tourment
- le péché originel, bon Dieu, le péché originel !
- s'est développé en grande partie en interaction avec la culture, il est incapable de diriger notre comportement ou d'organiser notre expérience sans le secours de systèmes de symboles signifiants. »" (pp. 363-65 ; dans l'édition américaine, pp. 545-47)
- Et ce n'est pas fini : une note appelée par cette citation de Geertz propose, en catimini, des idées supplémentaires non négligeables :
"L'un des rares à avoir apprécié les idées de Geertz sur la « nature humaine » a été Sydney Mintz - en particulier à propos du désir pour le sucre. Commentant ce même passage de Geertz, Mintz note que les tentatives habituelles pour définir la nature humaine comme « une addition pré-culturelle de détails » [some pre-cultural bill of particulars] reflètent surtout les prémisses culturelles particulières de leur auteurs. La nature humaine se révèle être « une projection caractéristique mais quelque peu déformée des valeurs de la société de celui qui en parle ». Ce n'est pas tant la nature humaine qui est universelle, continue Mintz, « que notre capacité à créer des réalités culturelles et à agir ensuite en fonction d'elles ». Cette capacité est précisément impliquée dans la façon dont nous aimons à nous décrire « avant la culture », c'est-à-dire dans nos constructions culturelles d'une prétendue nature humaine. L'invention consciente de la nature humaine est aussi sa suprême spécification culturelle."
Signalons tout de suite que dans la source donnée par M. Sahlins, c'est-à-dire le livre de S. Mintz Sucre blanc, misère noire (Nathan, 1991, [1985]), je n'ai pas trouvé trace de ce commentaire, bizarrerie que j'essaierai ultérieurement de comprendre,
et arrêtons-nous aujourd'hui. Je pense commenter ce texte dans plusieurs directions différentes, il me semble qu'il sera plus clair de procéder en plusieurs livraisons, et que ces textes denses peuvent déjà vous fournir agréable matière à réflexion.
Où s'arrête la nature, où commence la culture ? La bonne chair est-elle bonne à penser avant de... - etc., etc. ?
- à bientôt donc !
Ajout le 17.11.08.
La phrase de Lévi-Strauss mise ici en exergue était citée par C. Geertz. Voici l'original, remis dans son contexte, la discussion d'une thèse de Radcliffe-Brown sur le totémisme :
"La démonstration de Radcliffe-Brown supprime définitivement le dilemme où étaient enfermés aussi bien les adversaires que les partisans du totémisme, puisque deux rôles seulement pouvaient être assignés par eux aux espèces vivantes : celui de stimulant naturel, ou celui de prétexte arbitraire. Les animaux du totémisme cessent d'être, seulement ou surtout, des créatures redoutées, admirées ou convoitées : leur réalité sensible laisse transparaître des notions et des relations, conçues par la pensée spéculative à partir des données de l'observation. On comprend que les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à penser »." (Le totémisme aujourd'hui, ch. IV, 1961 ; "Pléiade", p. 533) La formule reste frappante, mais on y voit cette réduction de la religion à l'intellect (le chapitre s'intitule : "Vers l'intellect"), ou, pour parler comme Tarot et Gauthier, du sacré au symbolique, qui fut peu à peu l'oeuvre de Lévi-Straus. On y reviendra !
"La bonne chère est bonne à penser avant d'être bonne à manger."
La belle Andrea ne peut qu'approuver J.-P. Voyer et C. Lévi-Strauss...
Nature humaine mon cul ? - II.
Nature humaine mon cul ? - III.
Nature humaine mon cul ? - IV.
Nature humaine mon cul ? - V.
Nous sommes loin d'en avoir fini avec M. Sahlins, continuons notre exploration de son livre La découverte du vrai Sauvage. Dans un premier temps, nous l'avons suivi dans sa présentation de la façon dont une culture périphérique, en l'occurrence Eskimo, a intégré à ses propres cadres les valeurs et facilités matérielles occidentales. Puis, dans une étude un peu plus précise du rapport d'une culture à son passé. Enfin, la présentation par M. Sahlins d'un cas archétypal de confrontation entre une culture traditionnelle, au sens me semble-t-il guénonien du terme, et la culture moderne, nous a permis d'insister sur l'importance de la notion de cérémonie.
Nous allons aujourd'hui élargir encore la perspective. Ce qui ne signifie d'ailleurs pas que nous acceptons sans réserve toutes les conclusions de M. Sahlins, mais celles-ci nous semblent suffisamment importantes pour être d'abord exposées pour elles-mêmes, ce qui déjà prend du temps, avant que de se lancer dans des discussions parfois pointilleuses. Ajoutons qu'il nous importe moins de savoir si X ou Y, en l'occurrence M. Sahlins, a raison ou tort sur chaque point précis qu'il aborde ("Elève Sahlins, un bon point sur votre chapitre II, mais deux mauvais points sur le chapitre VII...", etc.), que de prendre chez lui ce qui nous intéresse. Au surplus, le texte dont est issu le passage que nous allons citer est peut-être le plus discutable du livre à nos yeux.
Reprenons donc notre raisonnement à peu près où nous l'avions laissé. S'il nous semble établi que, dans sa confrontation avec les autres sociétés, l'homme occidental moderne a spontanément et indûment projeté sur eux la dépendance aux besoins qu'il s'était à lui-même créée à partir de sa modernité (i.e. de la Renaissance, grosso modo), il n'en reste pas moins que l'on peut rétorquer que l'homme, occidental ou pas, moderne ou pas, vit aussi de besoins. C'est le thème : "Faut bien bouffer."
Certes. Mais ce qui suit est une confirmation de ce que cette part des besoins dans la vie humaine, a longtemps été, est toujours d'une certaine manière, et en même temps devrait être (cette phrase est un paradoxe, celui de notre monde, pas une contradiction dans les termes) fort mineure.
« Confirmation », parce que ce n'est pas d'aujourd'hui que nous le savons, et que bien sûr cette découverte n'est pas de notre fait. On citera ici avec plaisir ces lignes intenses que les lecteurs de Jean-Pierre Voyer doivent bien connaître, issues des Révélations sur le principe du monde :
"Le premier fait historique n'est pas, comme l'écrit scandaleusement Marx en 1846, la production de moyens permettant de satisfaire les besoins de manger, boire, habiter, se vêtir — quel est l'animal qui ne les satisfait pas sinon l'animal mort — mais l'utilisation de ces besoins animaux et des moyens de les satisfaire à des fins de communication. Ce qui distingue l'homme de l'animal est justement que manger, boire, se vêtir, habiter n'ont plus eux-mêmes comme fin, mais la communication, ne sont que des prétextes à la communication. Le premier fait historique n'est pas la production de la vie prétendument matérielle mais de la communication.
La présupposition première de toute existence humaine n'est pas, comme l'écrit scandaleusement Marx, que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir faire l'histoire, et que pour cela il faut avant tout — le « avant tout » est bien de Marx — boire, manger, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore. Cela tous les animaux le font et ne sont pas pour autant des hommes, ils ne font pas pour autant leur histoire. C'est simplement la présupposition de la vie de n'importe quel animal : il faut qu'un animal mange, boive, dorme s'il veut vivre, il faut qu'un animal vive s'il veut vivre. Voilà le genre de tautologie qui a cours pompeusement depuis 100 ans chez les savants social-démocrates qui veulent éduquer le peuple, cet ignorant. Au contraire, la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que certains animaux utilisent leur vie d'animal, utilisent ce qui était un but et en fassent donc un simple moyen — en un mot suppriment l'indépendance de ce but — pour communiquer. Evidemment, seuls des animaux vivants peuvent s'aviser de faire cela, mais ce n'est pas le fait qu'ils soient vivants, qu'ils mangent, qu'ils boivent, qui permet de dire qu'ils sont des hommes, mais seulement qu'ils utilisent cela pour communiquer. Les hommes pour être à même de vivre, et de vivre comme des hommes et non seulement comme des animaux, doivent être justement capables — c'est cette capacité qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps — d'utiliser leurs besoins animaux, la satisfaction de leurs besoins de manger, de boire, de se loger, de s'habiller à des fins de communication, comme matière à communication.
Pour que les hommes soient à même de vivre comme des hommes, il faut avant tout qu'ils communiquent et ce faisant seulement, ils font l'histoire : l'histoire est l'histoire de la communication.
- Formule à laquelle fait écho la dernière phrase de L'humanité est une cérémonie : "Tout monde est un monde de communication."
Je profite de cette incise pour proposer une nuance : "C'est cette capacité qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps." N'est-ce pas là en partie une forme d'anachronisme ? Est-ce que justement la différence, et ceci deviendrait ces derniers temps de plus en plus vrai, entre le pauvre d'aujourd'hui et celui d'hier ne se situe pas dans le fait que celui d'hier pouvait communiquer et vivre dans le cérémonial ?
En toutes sociétés, la première tâche des hommes n'est pas de produire leurs moyens d'existence, les relations qui s'établissent entre eux ne s'établissant pas pour assurer cette production, sinon en apparence dans la pensée dominante. Et ces relations ne constituent pas la structure économique [economy] de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondraient des formes de conscience sociale déterminées, sinon en apparence dans la pensée dominante. En toute société, la première tâche des hommes est de communiquer et les relations qui s'établissent entre eux ont pour but les relations qui s'établissent entre eux. Contrairement à ce que dit scandaleusement Marx en 1859, les hommes n'ont pas pour but de produire socialement leur existence. Les hommes ont pour but de produire leur existence sociale. Cette existence sociale est la seule production réelle des hommes, la communication est la seule chose réelle réellement produite par les hommes et la production de cette communication — production qui est la communication elle-même — est la seule production réelle dans le monde, la production du monde lui-même. La structure de la société est la structure de la communication. La base concrète sur laquelle s'élève tout ce qui existe dans la société est la communication. Et l'on ose soutenir que c'est dans la pensée de Hegel que le monde est à l'envers !
Et si l'on peut dire quand même que les hommes ont, en toute société, pour première tâche de produire leurs moyens d'existence, ce n'est pas comme le pensait Marx et mille imbéciles à sa suite, de boissons, de mangeaille, de couvertures, d'habits ou d'autres trivialités dont il s'agit, car les hommes ne vivent pas de cela — une fois de plus j'en appelle à mes frères esclaves salariés qui ont tout cela en suffisance et qui pourtant vivent si peu — mais de communication, car les hommes ne vivent que de communication, la communication est le seul moyen d'existence de l'homme et en toutes sociétés, la première tâche des hommes est de produire cette communication, sans laquelle ils ne peuvent pas vivre, sinon comme des bêtes ou des pauvres." (1979)
Dans un texte de 1996, "La tristesse de la douceur" (The sadness of sweetness), M. Sahlins aborde cette question. Il le fait en s'appuyant sur des textes de Clifford Geertz, publiés en français (en traduction partielle, semble-t-il) dans Bali, interprétation d'une culture, Gallimard, 1983.
(A propos de traduction : m'étant procuré l'édition américaine du livre de M. Sahlins, je me permets certaines citations du texte original en cas d'expressions particulièrement importantes ou savoureuses. J'essaierai de le faire aussi pour les textes précédemment retranscrits ici.)
M. Sahlins part, en bonne logique, de "l'actuelle sagesse commune, qui voit la nature humaine comme un ensemble de compulsions profondément enracinées génétiquement [deep-seated genetic compulsions], avec lesquelles la culture doit composer. Cette représentation populaire explique probablement la relative indifférence à l'égard des deux brillants articles que Clifford Geertz consacra [en 1973] à démystifier le fantasme d'une nature humaine déterminée et déterminante.
Car c'est bien l'inverse qui s'est produit : la nature humaine, telle que nous la connaissons, a été déterminée par la culture. Comme l'observe Geertz, l'antériorité supposée de la biologie humaine sur la culture est une erreur. Au contraire, la culture a précédé l'homme anatomiquement moderne (homo sapiens) de quelque deux millions d'années, si ce n'est plus. Elle n'a pas été simplement rajoutée à une nature humaine déjà complète : condition sélective primordiale [the salient selective condition], elle a pris part, et de façon décisive, à la constitution des espèces.
- je cite de nouveau, pour la troisième fois en peu de temps, cette phrase de R. Girard :
"Seul le sacré peut sauver [les sociétés] parce qu'il peut créer des interdits, des rituels qui évacuent la violence. Il faut penser le religieux archaïque non pas en termes de liberté et de morale, mais dans ceux d'un mécanisme de sélection naturelle. Au départ, l'invention du religieux est intermédiaire entre l'animal et l'homme."
Dans l'évolution des hominidés, la grande pression sélective est venue de la nécessité d'organiser les disposition somatiques par des moyens symboliques.
- ici, en note :"Ce qui est une autre façon d'exprimer la thèse soutenue au moins depuis Rousseau et Herder, selon laquelle les gens se différencient des animaux par le fait qu'ils sont relativement peu gouvernés par leurs instincts [their relative lack of instinctual governance] et par leur plus grande liberté vis-à-vis de la domination somatique, caractéristiques complémentaires de la variabilité de leur culture et de leur adaptabilité à un grand nombre de milieux."
- note par AMG sur la note de M. Sahlins : dans l'interview consacrée à son roman Procréation longuement citée ici, Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » (Exorcismes spirituels, vol. 2, p. 287). La culture comme échappée de la procréation ? - Revenons au corps du texte de M. Sahlins.
Non que l'homo sapiens soit sans « besoins » [« needs »] ou « pulsions » [« drives »] corporels, mais la découverte cruciale de l'anthropologie a été que les besoins et pulsions humaines sont indéterminés dans leur objet, puisque les satisfactions corporelles sont spécifiées dans et à travers des valeurs symboliques - et de façons différentes selon les divers schèmes symbolico-culturels.
- l'usage du terme « symbolique » est justifié dans un autre essai, "Expérience individuelle et ordre culturel", 1982. Je ne sais pas si c'est le meilleur terme possible, cette notion n'est pas sans inconvénients ni ambiguïtés (d'ailleurs utiles), mais je suis comme tout le monde, je n'ai pas trouvé mieux. Ne discutons donc pas ce point.
Pendant des millions d'années d'évolution humaine, l'entière économie émotionnelle de la survie et de la sélection a été déplacée vers un monde de signes, distinct de la réaction directe aux stimuli sensoriels. L'entente et l'hostilité, le plaisir et la douleur, le désir et la répulsion, la sécurité et la peur : tout est vécu par les hommes en fonction du sens des choses [according to the meaning of things], et non pas simplement en fonction de leurs propriétés perceptibles. Comment pourriez-vous savoir autrement que l'obésité est belle, que le mariage avec un cousin croisé est possible mais interdit avec un cousin parallèle ou qu'il faut respecter le jour du Seigneur. En l'occurrence, les déterminations génétiques de la « nature humaine », les pulsions et besoins, sont assujetties [subject to] aux déterminations spécifiques de la culture locale. Aussi, que l'homme soit intrinsèquement violent ne l'empêche pas de combattre sur les stades d'Eton, de dominer les autres en les traitant mieux que lui-même, voire de chasser avec un pinceau.
Au pléistocène, remarque Geertz, on est passé d'une génétique du contrôle en détail des conduites à une génétique de la flexibilité comportementale. A dater de ce moment, dans la mesure où le comportement humain devait être modelé [patterned], les modèles allaient provenir de la tradition symbolique. Ces symboles au moyen desquels les hommes construisent leur vie « ne sont donc pas de simples expressions, instruments ou corrélats de notre existence biologique, psychologique ou sociale : ils en sont les préalables [prerequisites] » (Geertz). En réalité [effectively], les hommes ne sont pas poussés par leur corps à agir d'une certaine façon culturelle, puisque, en réalité [effectively], sans la culture, ils ne pourraient pas agir du tout :
« Sans la culture, les hommes (...) seraient d'inconcevables monstruosités, possédant très peu d'instincts utiles, encore moins de sentiments reconnaissables, et pas d'intelligence : de grands invalides mentaux. Comme notre système nerveux central - et en particulier le néocortex qui en est à la fois la fierté et le tourment
- le péché originel, bon Dieu, le péché originel !
- s'est développé en grande partie en interaction avec la culture, il est incapable de diriger notre comportement ou d'organiser notre expérience sans le secours de systèmes de symboles signifiants. »" (pp. 363-65 ; dans l'édition américaine, pp. 545-47)
- Et ce n'est pas fini : une note appelée par cette citation de Geertz propose, en catimini, des idées supplémentaires non négligeables :
"L'un des rares à avoir apprécié les idées de Geertz sur la « nature humaine » a été Sydney Mintz - en particulier à propos du désir pour le sucre. Commentant ce même passage de Geertz, Mintz note que les tentatives habituelles pour définir la nature humaine comme « une addition pré-culturelle de détails » [some pre-cultural bill of particulars] reflètent surtout les prémisses culturelles particulières de leur auteurs. La nature humaine se révèle être « une projection caractéristique mais quelque peu déformée des valeurs de la société de celui qui en parle ». Ce n'est pas tant la nature humaine qui est universelle, continue Mintz, « que notre capacité à créer des réalités culturelles et à agir ensuite en fonction d'elles ». Cette capacité est précisément impliquée dans la façon dont nous aimons à nous décrire « avant la culture », c'est-à-dire dans nos constructions culturelles d'une prétendue nature humaine. L'invention consciente de la nature humaine est aussi sa suprême spécification culturelle."
Signalons tout de suite que dans la source donnée par M. Sahlins, c'est-à-dire le livre de S. Mintz Sucre blanc, misère noire (Nathan, 1991, [1985]), je n'ai pas trouvé trace de ce commentaire, bizarrerie que j'essaierai ultérieurement de comprendre,
et arrêtons-nous aujourd'hui. Je pense commenter ce texte dans plusieurs directions différentes, il me semble qu'il sera plus clair de procéder en plusieurs livraisons, et que ces textes denses peuvent déjà vous fournir agréable matière à réflexion.
Où s'arrête la nature, où commence la culture ? La bonne chair est-elle bonne à penser avant de... - etc., etc. ?
- à bientôt donc !
Ajout le 17.11.08.
La phrase de Lévi-Strauss mise ici en exergue était citée par C. Geertz. Voici l'original, remis dans son contexte, la discussion d'une thèse de Radcliffe-Brown sur le totémisme :
"La démonstration de Radcliffe-Brown supprime définitivement le dilemme où étaient enfermés aussi bien les adversaires que les partisans du totémisme, puisque deux rôles seulement pouvaient être assignés par eux aux espèces vivantes : celui de stimulant naturel, ou celui de prétexte arbitraire. Les animaux du totémisme cessent d'être, seulement ou surtout, des créatures redoutées, admirées ou convoitées : leur réalité sensible laisse transparaître des notions et des relations, conçues par la pensée spéculative à partir des données de l'observation. On comprend que les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à penser »." (Le totémisme aujourd'hui, ch. IV, 1961 ; "Pléiade", p. 533) La formule reste frappante, mais on y voit cette réduction de la religion à l'intellect (le chapitre s'intitule : "Vers l'intellect"), ou, pour parler comme Tarot et Gauthier, du sacré au symbolique, qui fut peu à peu l'oeuvre de Lévi-Straus. On y reviendra !
Libellés : Ferréol, Ferreri, Geertz, Girard, Hegel, Herder, Kojève, Lévi-Strauss, marx, Marylin, Mintz, Muray, Radcliffe-Brown, Rousseau, Sahlins, Voyer
<< Home