Nature humaine mon cul ? - V : Arnault, Voyer, Lévy, Kubrick.
Faut-il soupirer, baisser les yeux, condamner ?
Franchissons le Rubicon...
En réalité, la livraison de ce jour ne porte pas sur le concept de nature humaine : on s'attache à y tirer certaines conséquences, d'un point de vue cette fois plus « politique », des citations conjointes de M. Sahlins, C. Geertz et J.-P. Voyer réunies dans le premier texte de cette série.
Revenons pour commencer aux pauvres, en l'occurrence aux pauvres d'aujourd'hui, et citons-nous sans vergogne : commentant une expression de Pierre Bérard, j'écrivais en juin 2006 :
"Quant à la « métamorphose de la pauvreté en misère » (...), il importe de ne jamais oublier qu'elle est un drame spirituel aussi bien que matériel, puisqu'obligeant les êtres humains à ne se concentrer que sur leurs besoins animaux."
C'est le carré dans lesquels sont pris les pauvres et ceux qui le deviennent aujourd'hui :
- d'un côté - c'est le thème du « pouvoir d'achat » - ils ont de moins en moins de ronds et se rapprochent de la misère, donc de la tyrannie des besoins ;
- d'un côté, si en ayant de moins en moins de ronds ils se rapprochent de la tyrannie des besoins, c'est parce qu'ils sont déjà dépendants des besoins, qu'ils vivent déjà dans la tyrannie des besoins, qu'ils sont bien trop enclins, comme les y incite d'ailleurs depuis des années notre bien-aimé Président, à « consommer » ;
- d'un côté, dans un monde où la séparation est instituée, il n'y a pas tant d'autres choses que cela à faire pour se distinguer que d'essayer de le faire par la « consommation » (Tocqueville, Girard, etc.). Certes c'est lutter contre l'indifférenciation et l'entropie par le moyen le plus mesquin (et qui plus est, contre-productif), mais
- d'un côté, dans un monde où la séparation est instituée, où la religion n'est plus un lien social, les tentatives éparses, et donc sectaires d'échapper par le sens à la tyrannie des besoins, ne peuvent sans doute que se dissoudre dans des groupements new-age, baba, occultistes, écolos, vaguement sexuels, etc. aussi grotesques les uns que les autres.
(En bonne logique, notre raisonnement nous amène à estimer que le mieux alors est de se tourner, suivant ainsi à la fois Weber et Guénon, vers les religions instituées, et de là, d'attendre et regarder ce qui se passe. Ce qui pose tout de suite des problèmes concrets : à l'époque de ces deux penseurs, et pour l'Occident, il s'agissait, et quoi qu'il fût déjà en fort déclin, du christianisme, mais maintenant : le christianisme, une forme sécularisée du christianisme comme « les droits de l'homme », l'islam ?)
Et les riches, dans tout cela ? Je répondrai, autant qu'il m'est possible, car je fréquente plus de pauvres que de riches, par deux citations :
- dans Nouvelle vague de Godard (1990), une jeune bonne, dans un grand hôtel, demande à une supérieure : « C'est quoi, la différence entre nous et les riches ? - Ils ont plus d'argent. » ;
- le d'habitude extrêmement répugnant Karl Lagerfeld,
(la poilue, au milieu)
à qui un petit merdeux de journaliste télé demandait récemment combien il avait sur son compte en banque, répondit avec autant de spontanéité que d'à-propos : « Mais qu'est-ce que j'en sais ? C'est une question pour les pauvres, ça ! ».
Autrement dit, le riche selon M. Lagerfeld est celui qui échappe à la tyrannie des besoins. Mais il devient de plus en plus un simple riche selon Godard, c'est-à-dire qu'au lieu d'être différent, il a plus ; au lieu d'être différent qualitativement, il est différent quantitativement. On peut soutenir que dans les faits, à partir du moment où l'on ne manque de rien, on est aussi peu soumis aux besoins qu'il est possible à un membre de l'espèce humaine contemporaine de l'être, mais il me semble, dans ce que je crois comprendre de la façon dont ils se comportent, que les riches d'aujourd'hui sont aussi, au moins pour une bonne partie d'entre eux, prisonniers de la tyrannie des besoins que le pékin moyen (ce sont des « pauvres avec plus d'argent », comme le rappelait il y a quelques jours le Dr Orlof). Leur fuite en avant vers des hausses de « rémunération » à faire pâlir (peut-être pas d'envie, justement) un Rockfeller (qui, lui, se savait différent des pauvres) montrerait en tout cas qu'ils sont pris dans un mécanisme qui les dépasse, dans le « Règne de la quantité », que leur lutte pour la reconnaissance passe plus par l'étalage de nombres que par la construction de différences.
Gauchiste deleuzien !
Que, dans cette lutte dégradée pour la reconnaissance, ils entraînent Popu à leur suite et contribuent à nous mettre tous dans le merdier actuel, voilà qui suffit pour que l'on n'aie guère envie de les plaindre. Mais qu'ils s'angoissent autant pour des résultats d'estime de soi et de regard des autres aussi mineurs, voilà qui nous permet, sinon de ne jamais les envier, du moins de ne souffrir de cette envie que par intermittences. (Et puis la femme de AMG est plus belle que toi, connasse !)
Je vous laisse sur ce moralisme de bon ton, qu'il n'est pas interdit d'interpréter comme un constat d'impuissance.
L'oeil était dans la tombe...
Addendum.
J'ai rédigé ce texte tout de suite après la première livraison de la série sur la nature humaine, l'ai laissé en suspens pour me consacrer aux abstractions auxquelles vous avez eu droit ces derniers temps, commençais à me demander s'il fallait le mettre en ligne : la lecture hier matin de ce texte de Serge Halimi me rappelle son actualité. Par réaction à la prose quelque peu envieuse de S. Halimi, on se dit qu'au moins Bernard Arnault essaie de créer un peu de cérémonial, même si celui-ci a l'air assez kitsch. Mais cela repose tout de suite la question générale de ce que peut ressentir quelqu'un d'extérieur au cérémonial. Et, plus précisément, dans le cas de M. Arnault, il se peut que la machine tourne complètement à vide, que dans ces parties personne ne s'amuse, que personne n'y croie, tant notre humanité est vidée de cérémonie. Il faudrait m'inviter, que je puisse juger sur pièces (comme la plupart des intellectuels, j'ai une mentalité et un comportement de pique-assiettes). Néanmoins, quand on lit, dans le livre de S. Mintz Sucre blanc, misère noire la description suivante, on se prend à penser que les cérémonies des riches sont souvent bien ennuyeuses (les subtleties dont il est question sont de grandes pièces montées en sucre qu'affectionnaient les souverains anglais du XVIIe pour leurs fêtes, et qui coûtaient alors une fortune) :
"Aux alentours de 1660 (...), Robert May, célèbre cuisinier (...), rédigeait des recettes à l'intention des bourgeois fortunés, qui trahissaient un réel effort pour singer la royauté (crime de lèse-majesté !). « Façonnez la maquette de navire dans du carton » conseille-t-il à ceux qui, malgré leur aisance, ne pouvaient se permettre des subtleties en massepain. Et de décrire ensuite avec moult détails une étonnante sculpture en sucre comprenant un cerf qui « saigne » du vin de Bordeaux lorsqu'une flèche est retirée de son flanc, un château qui dirige le feu de son artillerie sur un vaisseau de guerre, des tourtes dorées tout en sucre et remplies de grenouilles et d'oiseaux vivants, et bien d'autres choses encore. Ce festival se termine par des lancers de coquilles d'oeufs remplies d'eau parfumée que les dames s'envoient les unes aux autres pour neutraliser l'odeur de la poudre à canon. Robert May confie à ses lecteurs : « Tels étaient autrefois les délices de la Noblesse, à l'époque où l'on savait encore tenir une maison en Angleterre, et où l'épée servait pour de bon et n'était contrefaite qu'à l'occasion d'Exercices aussi honnêtes et louables que ceux-là. »" (p. 114)
- Le bon temps, c'est toujours avant... Evidemment, le pittoresque de la description la rend savoureuse, mais ces lancers d'oeufs entre dames de la haute, même remplis d'eau parfumée, ne puent-ils pas l'ennui ? Et, j'y reviens, la partouze ? La partouze comme remède à l'ennui bourgeois. Un des plus beaux disques de Léo Ferré s'intitule La violence et l'ennui. La vie du riche bourgeois pourrait être sous-titrée La partouze et l'ennui.
Ce n'est pas là pudibonderie de ma part, ni confusion facile entre activité collective, quelle qu'elle soit, et partouze : ce qui manque à la fête de Bernard Arnault comme à ces divertissements de bourgeois fortunés, tant par rapport aux fêtes royales du XVIIe siècle - où les subtleties délivraient de subtils messages symboliques à l'adresse des opposants au Roi - qu'à un potlach Kwakiutl, c'est un réel enjeu de pouvoir, c'est une liaison entre le cérémoniel et ce que nous appelons aujourd'hui « politique ». Bien sûr, il y a une affirmation par Bernard Arnault de son pouvoir, notamment en habillant lui-même en Dior des membres du personnel politique.
Mais la fête elle-même n'est pas un lieu de tension politique organisée et agonistique entre participants - au contraire d'un potlach - et donc semble bien tourner à vide, comme le très répétitif sexe en groupe [1].
De ce point de vue, donc, on peut comme Serge Halimi désapprouver la tenue de telles parties et le fait qu'elles soient présentées à notre convoitise. Mais on peut douter que M. Halimi tiendrait un autre discours si ces parties avaient un sens cérémoniel réel. Qu'elles puissent en avoir un dans la France de 2008, c'est une autre question.
Une remarque encore : BHL, cité par S. Halimi, évoque « la vertu qu'[a l'argent] de substituer le commerce à la guerre » : on reconnaît là une idée de Benjamin Constant, idée à laquelle on peut donner au moins autant de contre-exemples que d'exemples. Le même Benjamin Constant, ai-je récemment appris (Oeuvres de Joseph de Maistre, "Bouquins", 2007, p. 948, ça y est je m'y suis lancé, c'est admirable), fournissait de belles phrases républicaines en 1795 contre l'idée d'une Restauration, en grande partie parce qu'il s'était porté acquéreur de biens nationaux et qu'il craignait, en cas de Restauration, pour sa fortune et pour ses fesses. On n'accablera pas celui que Maistre traitait de « petit drôle » pour ses tergiversations politiques ultérieures, en une période il est vrai troublée, mais au vu de cette confusion entre intérêts privés et conseils publics, le parallèle avec le fortuné BHL est pour le moins aisé à faire. Toujours les mêmes experts en vaseline sous formes de beaux discours adressés aux autres, toujours les mêmes spécialistes de la volte-face dûment justifiée. On a beau les connaître, ils ne dégoûtent pas moins.
[1]
Dans la scène de partouze chic et cérémonielle de Eyes wide shut, c'est l'ennui et la fascination quelque peu morbide qui sont d'abord les sentiments prédominants. La cérémonie ne devient intéressante que lorsque la fraude du personnage principal est découverte, et que l'on peut s'achemine vers une mise à mort : lorsqu'il y a un autre enjeu que la copulation.
L'oeil était dans la tombe...
Libellés : Arnault, Constant, Dr Orlof, Ferré, Godard, Guénon, Halimi, Kubrick, Lagerfeld, Lévy, Maistre, Mauss, Melville, Mintz, Voyer, Weber
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