vendredi 11 janvier 2008

Nature humaine mon cul ? - III : Guénon, Descombes.

studi2039


Je souhaiterais rester encore un peu au même niveau d'abstraction et de généralité que précédemment, et retranscrire et commenter succinctement un texte de René Guénon que j'ai déjà brièvement évoqué. Il serait exagéré de dire que c'est le moment ou jamais de le faire : c'est plutôt l'occasion qui fait le larron, et peut nous permettre aussi bien d'être plus précis que nous ne l'avions été dans notre première allusion, que de retrouver par un autre chemin les thèmes qui sont en ce moment les nôtres.

Voici quelle était cette allusion :

"J'en profite pour signaler ici que la critique par René Guénon (Le Règne de la Quantité, Gallimard, 2005, [1945], pp. 93-94) des considérations sur "l'unité de l'esprit humain" (dire anthropologie, c'est "poser l'unité du genre humain", écrivit Mauss très tôt), ne me semble pas - mais il faudrait un examen plus précis que je ne vais le faire ici - viser, en toute rigueur, et quelles que soient les intentions de l'auteur, la pratique de Mauss et Dumont. D'ailleurs, Guénon (p. 94) écrit : "tandis qu'ils s'imaginent parler de l'homme en général, la plus grande partie de ce qu'ils disent ne s'applique en réalité qu'à l'Européen moderne" : on trouve exactement la même idée chez Mauss et Dumont. - Ceci pour poser des jalons..."

- la question était donc : est-ce que Guénon pense la même chose que Mauss et Dumont, ou est-ce qu'il les contredit ? Voici maintenant, remis dans son contexte, ce qu'écrit Guénon :

"Il y a encore un autre genre de simplification qui est inhérent au rationalisme cartésien (...) : du côté de la « pensée », une (...) simplification abusive s'opère du fait même de la façon dont Descartes envisage la raison, qu'il appelle aussi le « bon sens » (ce qui, si l'on songe à l'acception courante de la même expression, évoque une notion d'un niveau singulièrement médiocre), et qu'il déclare être « la chose du monde la mieux partagée », ce qui implique déjà une sorte d'idée « égalitaire », et ce qui n'est d'ailleurs que trop manifestement faux ; en cela, il confond purement et simplement la raison « en acte » avec la « rationalité », en tant que cette dernière est proprement un caractère spécifique de l'être humain comme tel.

- petite incise, cette critique est analogue à celle que j'adressais à Maurice Dantec dans sa condamnation du rationalisme, condamnation qui devenait de facto celle de la raison humaine, et même de toute faculté de réflexion.

Je signale que René Guénon insère ici une note importante, mais qui nous entraînerait loin de notre propos. Je la supprime donc. De façon générale, je ne peux et ne veux ici insister que sur ce qui est proche de notre sujet : je laisse donc tomber à peu près tout ce qui a trait à la notion de « tradition ».


Assurément, la nature humaine est bien tout entière en chaque individu, mais elle s'y manifeste de manières fort diverses, suivant les qualités propres qui appartiennent respectivement à ces individus, et qui s'unissent en eux à cette nature spécifique pour constituer l'intégralité de leur essence ; penser autrement, c'est penser que les individus humains sont semblables entre eux et ne diffèrent guère que solo numero. De là sont venues directement toutes ces considérations sur l'« unité de l'esprit humain », que les modernes invoquent sans cesse pour expliquer toutes sorte de choses, dont certaines mêmes ne sont nullement d'ordre « psychologique », comme, par exemple, le fait que les mêmes symboles traditionnels se rencontrent dans tous les temps et dans tous les lieux ; outre que ce n'est point de l'« esprit » qu'il s'agit réellement pour eux, mais simplement du « mental »

- ici le lecteur de V. Descombes dresse l'oreille et commence à frétiller...

, il ne peut y avoir là qu'une fausse unité, car la véritable unité ne saurait appartenir au domaine individuel, qui est le seul qu'aient en vue ceux qui parlent ainsi, et d'ailleurs aussi, plus généralement, tous ceux qui croient pouvoir parler d'« esprit humain », comme si l'esprit pouvait être affecté d'un caractère spécifique ; et, en tout cas, la communauté de nature des individus dans l'espèce ne peut avoir que des manifestations d'ordre très général, et elle est parfaitement incapable de rendre compte de similitudes portant au contraire sur des détails très précis ; mais comment faire comprendre à ces modernes que l'unité fondamentale de toutes les traditions ne s'explique véritablement que par ce qu'il y a en elles de « supra-humain » ? D'autre part, et pour en revenir à ce qui n'est effectivement qu'humain, c'est évidemment en s'inspirant de la conception cartésienne que Locke, le fondateur de la psychologie moderne, a cru pouvoir déclarer que, pour savoir ce qu'ont pensé autrefois les Grecs et les Romains (car son horizon ne s'étendait pas plus loin que l'antiquité « classique » occidentale), il n'y a qu'à rechercher ce que pensent les Anglais et les Français de nos jours, car « l'homme est partout et toujours le même » ; rien ne saurait être plus faux, et pourtant les psychologues en sont toujours restés là, car, tandis qu'il s'imaginent parler de l'homme en général, la plus grande partie de ce qu'ils disent ne s'applique en réalité qu'à l'européen moderne ; n'est-ce pas là croire déjà réalisée cette uniformité qu'on tend en effet actuellement à imposer à tous les individus humains ? Il est vrai que, en raison même des efforts qui sont faits en ce sens, les différences vont en s'atténuant, et qu'ainsi l'hypothèse des psychologues est moins complètement fausse aujourd'hui qu'elle ne l'était au temps de Locke (à la condition toutefois, bien entendu, qu'on se garde soigneusement de vouloir en reporter comme lui l'application au passé) ; mais, malgré tout, la limite, comme nous l'avons dit plus haut, ne pourra jamais être atteinte, et, tant ce monde durera, il y aura toujours des différences irréductibles ; et enfin, par surcroît, est-ce vraiment bien le moyen de connaître la nature humaine que de prendre pour type un « idéal » qui, en toute rigueur, ne saurait être qualifié que d'« infra-humain » ?" (Le Règne de la Quantité, Gallimard, 2005 [1945], pp. 93-94)

On remarquera l'évidente parenté du raisonnement de René Guénon, dans ses dernières étapes, avec celui de Pascal Combemasle sur l'économie politique ainsi qu'avec le syndrome de Constant : à force de ne raisonner, dans la théorie, que sur un paramètre (l'unité de l'espèce humaine chez Locke, l'homo oeconimicus dans l'économie politique, la « jouissance » chez Constant), on en renforce l'importance en pratique, ce qui par contrecoup donne une plausibilité supplémentaire à la théorie, et ainsi de suite. Il y a aussi de ça dans l'idée du « choc des civilisations ».

(Appelons cela le principe de Kierkegaard : "Un seul élement ne peut jamais [à lui seul] être le fondement d'une hiérarchie", lit-on dans Ou bien... ou bien...)

Ceci dit, il me semble que l'on peut lire ce texte dans un sens maussien : Guénon critique la thèse de l'« unité de l'esprit humain » lorsque et parce que c'est une thèse individualiste. Mais ses présupposés et ses conclusions ne nous semblent pas différents de ce que nous avons exposés dans nos précédents textes, pour peu que l'on se situe au niveau des collectivités :

- il y a bien quelque chose comme une nature humaine, de même qu'il y a des constantes biologiques ;

- mais, il faut tout de suite le préciser, cette nature humaine prend des formes extrêmement variées, cela fait même partie de sa définition (elle se sépare donc tout de suite du substrat biologique de base, avec lequel on ne saurait la confondre) ;

- postuler son existence au niveau des individus de tous les temps et tous les pays est soit une platitude (les hommes ont des bras et des jambes partout, bon, d'accord [1]), soit une erreur, celle ici de Locke ;

- il se peut néanmoins qu'à un autre niveau les différentes traditions se rejoignent, soit :

a) qu'elles partent d'un même noyau « supra-humain », comme c'est le cas, si je comprends bien, chez Guénon [2];

b) que, si les créations culturelles que sont les sociétés, leurs rites, leurs idéologies, leurs valeurs, etc., sont fort différentes, elles peuvent dialoguer (plus ou moins), précisément grâce aux ressemblances de base. De ce point de vue, quand, notamment dans La crise du monde moderne, Guénon plaide pour la « coexistence pacifique » de différentes traditions, à la condition que l'Occident retrouve le sens de la sienne (chrétienne), il est fort proche de certaines thèses de Dumont (avec d'importantes différences, mais chaque chose en son temps).

c) que les créations culturelles se font selon certaines règles, à partir de certaines « structures fondamentales » qui ne peuvent varier. C'est le pas supplémentaire que Lévi-Strauss a voulu effectuer par rapport à Durkheim et Mauss : si, dans les créations culturelles on retrouve des constantes si ce n'est thématiques du moins structurelles, c'est que ces créations obéissent à des schémas précis que l'on doit pouvoir systématiser. Je n'ai pas les moyens d'approfondir cette idée, je noterai seulement que Descombes lui reproche précisément de se fonder sur une approche mentaliste de l'esprit humain, approche qui donne au biologique (au neurologique, en l'occurrence) une trop grande importance (et nous retrouvons ici C. Geertz).


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(Et pendant ce temps, Dieu mange et se moque de nous... Au revoir, à la prochaine !)




Notes :

[1]
Ce qui donne, dans ce phénomène typique des sociétés démocratiques qu'est le sport, ce lieu commun des entraîneurs pour motiver leurs troupes : "Les gars d'en face, ils ont des bras et des jambes, comme nous !" - On raconte qu'un entraîneur de rugby s'y emmêla un jour les pinceaux : "Les gars d'en face, ils ont quinze bras et quinze jambes, comme nous !"


[2]
Chaque fois que j'évoque Guénon, je marche sur des oeufs : il aborde des thèmes proches de ceux traités ici, dans une optique fort différente de la mienne et qui m'est peu familière, mais qui m'en semble néanmoins proche sur certains points. (En particulier, il serait intéressant de voir jusqu'à quel point on peut interpréter ce qu'il entend par « supra-humain » sous l'angle de la thèse de Durkheim selon laquelle Dieu, c'est la société.) Mais je ne peux pour l'heure que suggérer ou présenter brièvement des pistes de réflexion, ne connaissant pas assez cette oeuvre pour aller plus loin. Je prends certes le risque d'erreurs et de contre-sens (qui a lu tout Guénon peut d'ailleurs aussi en commettre...), mais ma façon de faire, qui est bien celle d'un blogueur, étant de procéder par petites touches, ajustements et précisions successifs, c'est un risque à assumer.

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