vendredi 25 août 2006

Compléments et rapprochements.

L'analyse du livre de Pierre Bouretz consacré à Max Weber, Les promesses du monde, s'est faite en laissant de côté nombre d'aperçus intéressants, que l'on va maintenant brièvement exposer.

On notera d'abord, sans critique mais avec curiosité, qu'un livre qui cherche le salut conceptuel dans des théories rationalistes néo-kantiennes (Habermas et Rawls), s'achève sur une référence au Benjamin religieux, celui de "l'ange de l'histoire" (via Paul Klee), autrement dit sur une espérance, désabusée mais vivace, au miracle. Est-ce vraiment compatible ? N'est-ce pas admettre que pour contrer les amères conséquences du désenchantement du monde il faut un "ré-enchantement" religieux ? Signalons sur ce sujet que Pierre Bouretz s'est ensuite intéressé aux prophètes juifs du XXè siècle, et entamons notre petite valse de citations :

"La tension [entre l'éthique religieuse et la politique] est ici poussée jusqu'au tragique, dans la mesure où elle s'attache à ce qui est tout à la fois le critère ultime du politique dans le système des catégories wébériennes et l'enjeu essentiel du salut dans ce même système : la signification accordée à la mort. Au sens fort du terme, il s'agit bien ici d'un conflit de principe entre le caractère sacré de la question de la mort comme objet par excellence de la religion et l'usage nécessaire de la violence en politique. D'un côté, la vision du monde des religions de salut n'a de sens et de fonction qu'aussi longtemps qu'elle prend en charge l'interprétation de la mort et détient le monopole de son traitement. De l'autre, le politique ne s'affirme dans sa légitimité que s'il peut à son tour donner sens au devoir de mourir. D'où la structure d'un conflit qui se présente sous la forme suivante : "Cette capacité à ranger la mort dans la série des événements significatifs et sacrés est finalement à la base de toutes les tentatives faites pour soutenir la dignité spécifique du lien politique né de la violence. Mais la manière dont la mort peut être ici conçue comme significative se situe tout à fait à l'opposé d'une théodicée de la mort telle qu'elle s'exprime dans une religion de fraternité".

Cette concurrence entre le religieux et le politique, qui réinvestit puis cherche à capter à son profit l'interprétation du sens de la mort, se déploie alors en se radicalisant sur la trajectoire historique. A titre d'illustration, la guerre crée des formes de liens interpersonnels qui se situent au plan de ceux que fait naître le sentiment religieux. Au point de venir les menacer directement en tant qu'ils donnent le fondement dernier du sentiment d'appartenance à une communauté [le fait d'être capable de mourir pour elle]. Ainsi Max Weber peut-il relever que "la guerre, comme menace réalisée de recours à la force, crée, précisément, un pathos et un sentiment communautaire ; par là, elle libère chez les combattants un esprit commun de sacrifice inconditionnel ; elle éveille, de surcroît, massivement des sentiments de dévouement, de pitié et d'amour à l'égard des malheureux, sentiments qui vont bien au-delà des liens naturels. Or les religions n'ont en général rien de semblable à mettre à la place, si ce n'est dans les communautés héroïques de l'éthique fraternelle. En outre la guerre apporte au guerrier lui-même quelque chose d'extraordinaire au sens précis du terme : la sensation, qu'il est seul à éprouver, que la mort a un sens et un caractère sacré". Le point limite d'un tel mouvement est alors occupé par la notion de guerre "juste" ou "sainte", au moment où la mort militaire et la mort religieuse se confondent en un sacrifice paré de deux significations cumulées." (pp. 148-149)

Il est très tentant, mais prématuré, de rapprocher de telles conceptions "théologico-politiques" des thèses d'un René Girard sur les rapports intimes entre violence et religion - la conception wébérienne de l'état moderne comme détenteur du "monopole de la violence légitime" est en tout cas fort proche de certaines idées de Girard - contentons-nous d'enchaîner avec un passage explicitement consacré à l'Islam. C'est ici le lieu de se lamenter que Weber soit mort avant que d'écrire le livre qu'il avait en projet sur ce thème - et de signaler par la même occasion la perplexité que Dumont avait quant à la compatibilité de l'Islam avec ses catégories d'analyse, quel dommage qu'il n'ait jamais creusé la question. Bref, cela n'a pas empêché Weber de livrer quelques aperçus sur ce sujet :

"Les compromis de l'éthique religieuse avec le monde du politique sont facilités dans deux occurrences. Celle tout d'abord où l'éthique plaide en faveur d'une "adaptation intelligente de l'homme cultivé au monde". Il en est ainsi dans l'univers du confucianisme. (... - puis vient l'évocation du puritanisme). C'est pourtant le cas de l'Islam antique qui fournit l'occurrence la plus claire d'une suppression du conflit entre éthique et politique, au travers d'une sorte de sacralisation de la guerre comme moyen du salut. Ici, la religion "a pour devoir de propager la vraie prophétie par la violence, renonce consciemment à la conversion universelle et reconnaît comme but non le salut de ceux qu'elle soumet, mais la subjugation et la soumission des incroyants sous la domination d'un ordre dominateur consacré, par devoir fondamental, à la guerre sainte". Avec toutefois deux conséquences contradictoires. En premier lieu le fait que "la violence ne fait pas problème", ce qui permet un investissement immédiatement religieux du politique. Mais aussi en retour une sorte d'atténuation du principe d'universalité propre aux religions de salut, puisque "la solution voulue par Dieu c'est, précisément, la domination violente des croyants sur les incroyants, qui ne sont que tolérés"." (p. 175)

Avant de surinterpréter ce passage, insistons sur le fait qu'il concerne, en admettant par ailleurs qu'il soit pertinent, l'Islam antique. Ces résonances contemporaines me semblent par ailleurs moins intéressantes que la conclusion que Weber en tire : sous cette forme, l'Islam "n'est, en aucune façon, une religion universelle de salut." Pour qui déteste la vulgaire mélasse des "trois monothéismes", des "trois religions du livre", cet aperçu suscite à tout le moins la curiosité. A suivre...

Mais revenons au premier passage cité, dont certains accents ont pu paraître hégéliens, ou à tout le moins kojéviens. Weber fait de la faculté à mourir pour la patrie le critère décisif d'appartenance à cette patrie, critère qui sera repris par le controversé (à tort ou à raison) Carl Schmitt. Or les réflexions qui se situent dans une telle optique sont vite portées à jeter un regard critique sur les processus de pacification des rapports sociaux que la modernité a pu petit à petit mettre au point - et voici le thème de la fin de l'histoire, qui depuis Hegel fait tour à tour, parfois en même temps, figure de paradis sur terre ou d'effrayant cauchemar. Weber, Schmitt suivent bien sûr cette deuxième solution, dans un état d'esprit récemment repris par Philippe Muray - lequel a beaucoup cité Kojève -, ce qui fait qu'à la lecture des pp. 408-411 du livre de P. Bouretz, consacrées à Schmitt, on découvre que celui-ci est un ancêtre direct de Muray. L'intéressé en avait-il conscience, je l'ignore, et ce n'est pas très important en soi, mais il est piquant de constater de tels points communs entre un juriste proche pendant quelque temps du nazisme et l'auteur du XIXè siècle à travers les âges, ouvrage nourri de questionnements, stimulants mais parfois abusifs (genre pré-Taguieff) sur les origines et les prolongements cachés de l'antisémitisme.

Pierre Bouretz suggère de même (j'imagine inconsciemment) un rapprochement entre Muray et Marx. Pas tant du point de vue de la philosophie de l'histoire comme suite de conflits - l'anticommuniste Muray a de ce point de vue, dans ses derniers ouvrages, nettement marqué sa dette à l'auteur du Manifeste - que dans le cadre, plus inattendu, des rapports entre protestantisme et liberté. Si le lecteur se rapporte à certains passages de Muray (here and there) sur le sujet, il ne pourra qu'en conclure comme moi qu'il aurait pu, toutes choses égales par ailleurs quant au style, signer ces lignes de Marx (sauf le tout début...) :

"Luther a certes vaincu la servitude par dévotion, parce qu'il a mis à sa place la servitude par conviction. Il a brisé la foi en l'autorité, parce qu'il a restauré l'autorité de la foi. Il a transformé les clercs en laïcs, parce qu'il a transformé les laïcs en clercs. Il a libéré l'homme de la religiosité extérieure, parce qu'il a fait de la religiosité l'homme intérieur. Il a émancipé le corps de ses chaînes, parce qu'il a chargé de chaînes le coeur. (...) Il ne s'agissait désormais plus du combat du laïc avec le clerc extérieur à lui, mais du combat avec le clerc à l'intérieur de lui-même, avec sa nature de clerc." (pp. 284-285 ; P. Bouretz utilise la traduction de M. Rubel dans la "Pléiade", vol. III, p. 391.)


Ces rapprochements ne sont certes pas une fin en soi - quoique briser les catégories pré-établies devrait suggérer quelques préceptes de prudence et de tolérance à qui prend part à des disputatio. L'idéal serait, je l'ai déjà signalé, de parvenir à un tableau des différentes idées possibles, des concepts avec lesquels tel concept peut ou non logiquement coexister. Les auteurs ne seraient dans ce cadre que des points de repère. Nul doute que des parentés inattendues surgiraient. Mais le but serait évidemment de clairement établir quelles idées sont, malgré les apparences et malgré les appartenances de ceux qui les ont énoncées, formellement incompatibles entre elles. Ce serait toujours plus utile et plus utilisable qu'un "panorama des idées contemporaines" construit, si le terme n'est pas abusif, sur le principe : "X dit que..., Y dit que, Z, lui, pense que...", où l'on finit par préférer alternativement tous ceux qui ne s'opposent pas trop explicitement à ses propres a priori.


En guise d'au revoir, et bien que cela n'aie rien à faire ici : que Dieu bénisse les putes. Puisse le plus vieux métier du monde connaître l'éternité !

(C'était mon premier commentaire sur l'élection présidentielle à venir. Rendez-vous est pris.)

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