samedi 1 décembre 2007

Où le pire n'est jamais sûr.

FLAG05


(Au Motard, et vive la France tout de même !)



Encore en pleine lecture, je consacre un premier texte au dernier livre de Marshall Sahlins publié en français


9782070762439L


dont je vous conseille instamment la lecture. Pour quelques dérapages husserliens et quelques considérations peut-être trop optimistes, que d'aperçus novateurs, que de finesse dans les analyses, que de recul par rapport aux clichés de toutes sortes. (La traduction est très correcte, même si elle peine parfois à suivre les cheminements de l'ironie de l'auteur et se perd entre premier, deuxième et troisième degrés. Je la modifie d'ailleurs çà et là à fins de clarté.)

M.Sahlins part d'études ethnographiques récentes consacrées à des tribus Eskimos, études aboutissant toutes au même résultat : ces tribus ont maintenant réussi à dompter à leur profit culturel les richesses matérielles (motoneiges, radios CB, bateaux de pêche à moteur, avions...) que le capitalisme leur a apportées, et s'en servent pour intensifier leurs relations sociales, tribales, cérémonielles.


HANK


Ce qu'il est important de noter, c'est que ce processus est vécu par les Eskimos comme une continuité de ce qu'ils ont toujours fait : "Nous avons toujours accepté et remodelé la technologie qui marche pour la plier à nos propres buts." (p. 324) Autrement dit, cette adaptation n'est pas vécue par les intéressés et ne doit pas être a priori interprétée comme une réaction volontariste à l'impérialisme capitaliste, mais comme la poursuite d'attitudes face à la nouveauté qui ont toujours été celles des Eskimos. Cela ne veut pas dire - nous aurons l'occasion d'y revenir - qu'il n'y a pas de différence entre la rencontre avec le capitalisme et les précédentes rencontres avec d'autres cultures. Cela ne veut pas dire non plus, s'il ne s'agit pas d'une « réaction volontariste », que cette réaction est irréfléchie ou spontanée (mais qu'est-ce qu'une réaction culturelle « spontanée » ? Autre sujet de réflexion...). Cela signifie juste qu'il est de meilleure méthode, au moins dans un premier temps, de suivre la perception que les Eskimos ont d'eux-mêmes. Que l'on juge de la fécondité de cette approche :

"Ce n'est pas seulement que les cultures eskimos - ou celles d'autres groupes nordiques (...) - ont survécu malgré le capitalisme ou parce que les peuples lui ont résisté. Il s'agit moins de culture de la résistance que de résistance de la culture. Parce qu'elle implique l'assimilation de ce qui est étranger dans les logiques de ce qui est familier - un changement de contexte dans lequel les formes et les forces étrangères vont également changer de valeur -, la subversion culturelle est dans la nature des relations interculturelles. Inhérente à l'action signifiante, cette résistance de la culture est la forme la plus englobante de différenciation culturelle, ne requérant aucune politique intentionnelle d'opposition culturelle et n'étant pas réservée aux seuls opprimés de la colonisation. Même les sujets de la domination occidentale et des relations de dépendance agissent dans le monde en tant qu'être socio-historiques, de sorte que leur expérience du capitalisme est médiatisée par l'habitus d'un mode de vie indigène. Il est malheureusement vrai que leur trop classique dépendance pourrait bien achever des peuples comme les Yupik. Mais, en attendant, l'apparente mystification culturelle de la dépendance produit une critique empirique de la doxa selon laquelle l'argent, les marchés et les relations de production d'objets de consommation seraient incompatibles avec l'organisation des sociétés dites traditionnelles.


eskimotypeofsledge


PullSled

En voiture Simone !


Marx dit que l'argent détruit les communautés archaïques parce que l'argent devient la communauté. Comme si, rétorquait Freud, un individu se trouvait brusquement doté d'une psyché le jour où il touchait sa première paye. Dans un ouvrage intitulé Money and the Morality of Exchange, Maurice Bloch et Jonathan Parry ont rassemblé bon nombre d'exemples du contraire, dans des sociétés très variées. Contre l'idée que l'argent donne naissance à une vision du monde particulière - le monde insociable, impersonnel et contractuel que nous associons à l'argent - ils montrent au contraire qu' « une vision du monde particulière donne naissance à des façons spécifiques de se représenter l'argent ». C'est la position structurelle que l'on accorde à l'argent dans la totalité culturelle qui est ici en question. Les fameuses déclarations de Marx, Simmel et compagnie, sur les effets destructeurs des marchés et de l'argent sur la communauté présupposent un domaine « économique » séparé, comme le remarquent Bloch et Parry, une sphère amorale de transactions bien distincte de la générosité des amis et parents. Mais là où il n'y a pas d'opposition structurelle entre les relations économiques et celles qui régissent la sociabilité, là où les transactions matérielles sont ordonnées par les relations sociales plutôt que l'inverse, l'amoralité que nous attribuons à l'argent n'a pas lieu d'être.

- cette dernière formulation n'est pas tout à fait correcte : par rapport au raisonnement suivi, il faudrait plutôt écrire : l'argent est amoral, hors de la moralité, mais la faculté de corruption que nous lui prêtons n'a rien d'automatique. Si d'ailleurs l'on pouvait nettoyer notre esprit de tout a priori sur la nature supposée de l'argent, cela simplifierait les choses (et en compliquerait d'autres : je me permets à ce sujet de renvoyer à cette mise au point déjà ancienne.)

On peut par ailleurs formuler ces thèses sur un mode kantien, élargi à la collectivité : une culture assimile la nouveauté en utilisant pour la comprendre et la traduire, ses catégories
a priori de perception - tout simplement parce qu'elle ne peut faire autrement.

Quoi qu'il en soit, tirons les conséquences des faits et conclusions exposés par M. Sahlins. D'abord, par rapport à nous, les Sauvages sont, dans les cas qui nous préoccupent aujourd'hui, des
lucky bastards : ils vivent dans des communautés assez fortes, assez cohérentes, pour intégrer l'argent à leur mode de vie sans le dénaturer. Mais bien sûr, la chance n'a pas grand-chose à voir là-dedans, puisque c'est nous-mêmes qui avons sapé nos propres communautés, les avons affaiblies : nous nous sommes rendus nous-mêmes plus vulnérables à l'action destructrice de l'argent (pour, ultérieurement, projeter sur les Sauvages notre propre vulnérabilité spirituelle, et croire indûment que l'argent les détruisait comme il nous avait détruits.)

De ce point de vue la civilisation occidentale, qu'elle ait cédé à une virtualité qui lui était propre ou à un danger éternel dont les autres civilisations jusqu'à une date récente s'étaient mieux protégées que nous, la civilisation occidentale, masochiste et jusqu'à un certain point fière de l'être, est punie par où elle a péché. Ce qui ne serait certes que justice, si nous n'en avions aussi « puni » d'autres, ce que certes ni M. Sahlins ni moi n'oublions. En termes « kantiens » : elle a au fil des siècles modifié ses propres catégories
a priori de perception - ce serait ça, la grande transformation - jusqu'à les rendre assez souples, assez flexibles pour accueillir le mode de pensée (le braquemart) capitaliste. Comment a-t-elle fait ça ? Je ne sais pas. Qui est le premier : la poule, ou l'oeuf ?


cine754


« Punie par où elle a péché » : par goût et à dessein j'emploie une expression judéo-chrétienne : de fait, l'alternative présentée au début du paragraphe précédent (qui est aussi un problème guénonien : comment et pourquoi s'éloigne-t-on de sa Tradition ?) conduit à la question du rôle du christianisme, puis du protestantisme, puis d'une certaine forme de protestantisme, dans la naissance et le développement du capitalisme. Dans un esprit assez wébérien, mais sur une perspective historique beaucoup plus étendue, M. Sahlins, au cours de son livre, met en rapport un certain christianisme, celui du désespoir augustinien quant à la nature de l'homme, et l'essor du capitalisme. On pense tout de suite aux sentences fort misanthropes que Weber trouve chez certains calvinistes. M. Sahlins consacre le dernier essai de son livre, soit à peu près soixante-dix pages, à ce sujet : sans entrer aujourd'hui dans les détails, on estimera qu'il est plus convaincant dans la mise au clair de certains rapports entre haine de la condition humaine et capitalisme que, d'une part, dans la caractérisation de la civilisation occidentale comme tout entière masochiste, et que, d'autre part, dans l'idée rousseauiste sous-jacente d'un bonheur de vivre,
a contrario, dans les autres civilisations.

Cela ne résout pas notre problème : le capitalisme a-t-il été le fruit défendu de l'Occident, dont les autres civilisations ont su, plus raisonnablement que lui, se garder, ou une création culturelle qui lui est propre, qu'il était le seul à pouvoir mettre au point ? Peut-être la réponse ne peut-elle être que nuancée, mais laissons-là cette question immense, retenons que si nous vivons dans un tel monde,


delanoe-sarkozy.1182980187


c'est que nous l'avons bien cherché, et revenons au raisonnement de Marshall Sahlins.



L'une des Grandes Surprises du « capitalisme tardif », c'est donc que les cultures « traditionnelles » ne sont pas inévitablement incompatibles avec lui ni vulnérables à son contact. Les ethnographes actuels des habitants de l'Alaska et du nord du Canada ont un bon sujet de divertissement intellectuel avec les thèses de Service ou Murphy et Steward, classiques des années 1950 et 1960, selon lesquelles la commercialisation des échanges allait marquer la fin des cultures indigènes des chasseurs et des piégeurs. L'asservissement par endettement, l'éclatement des grandes communautés et des initiatives collectives, la désintégration des réseaux de parenté étendus, la réduction de la parenté jusqu'à la nucléarisation, le déclin des échanges de nourriture et des autres réciprocités, la privatisation de la propriété, et, par-dessus tout, l'individualisme, telles étaient les prévisions sur la destinée des chasseurs. La phase finale, selon Murphy et Steward, serait caractérisée par « l'assimilation des Indiens en tant que sous-culture locale du système socio-culturel national » qui pourrait finalement se solder par « une perte quasi totale de leur identité en tant qu'Indiens ». Pour résumer sommairement les contradictions apportées à ces raisonnements par les études modernes sur les chasseurs du Nord, il suffit de dire que leurs démêlés longs, intensifs et variés avec l'économie de marché internationale n'ont pas fondamentalement altéré leurs organisations coutumières de production, leurs modes de propriété et de contrôle des ressources, leur division du travail, leurs modes de de distribution et de consommation, que leurs liens étendus de parenté et de communauté n'ont pas été dissous, que leurs obligations économiques et sociales ne sont pas tombées en désuétude, que leurs relations sociales (et « spirituelles ») avec la nature n'ont pas disparu et, enfin, qu'ils n'ont pas perdu leurs identités culturelles, pas même en vivant dans les villes des Blancs.

- surtout pas, d'ailleurs, puisqu'il est montré aussi que ce souvent les individus les plus « acculturés » d'apparence qui se retrouvent les plus actifs dans l'organisation des cérémonies traditionnelles. Mais enchaînons.

En d'autres termes, la dépendance est réelle mais elle ne constitue pas l'organisation interne de l'existence des Cree, ni des Eskimos Inuit ou Yupik. La perte des savoir-faire traditionnels - la conduite des chiens, la fabrication des kayaks, les méthodes de chasse et tant d'autres - rend cette dépendance encore plus forte. Mais le véritable problème rencontré par ces peuples n'est pas l'invivable contradiction entre l'économie de l'argent et le mode de vie traditionnel. Les vrais problèmes surgissent lorsqu'ils ne trouvent pas assez d'argent pour financer ce mode de vie." (pp. 325-28)

Tout n'est donc pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, attendons la suite.

Ce qui séduit dans ces idées, c'est leur côté « Castoriadis » : on sait que celui-ci critiquait
Le Capital entre autres raisons parce que Marx y considérait les ouvriers comme de simples objets passifs, se laissant enculer par le capitaliste sans le moins du monde réagir - ce qui est certes une approche théorique d'autant plus paradoxale lorsque l'on pense au rôle actif de Marx dans le mouvement ouvrier (honni soit !). Castoriadis allait jusqu'à écrire que les ouvriers avaient d'une certaine façon sauvé le capitalisme en aidant à le rendre à peu près viable - de fait, il est fort possible que le capitalisme creuse depuis quelques années sa propre tombe, en oubliant les garde-fous, c'est le mot, que les ouvriers avaient su construire en son propre sein. Quoi qu'il en soit, M. Sahlins nous invite ici à ne pas reproduire le même genre d'erreurs bien intentionnés à l'endroit des Sauvages : ceux-ci non seulement ne sont pas restés inertes par rapport à l'arrivée chez eux des capitalistes, mais, c'est une nuance que je souligne de nouveau, ne se sont pas contentés de réagir à cette arrivée - ils se sont adaptés (parfois très mal) à cette évolution comme ils s'étaient adaptés précédemment à d'autres rencontres et à d'autres évolutions. En d'autres termes, il ne faut pas désespérer a priori des possibilités d'actions des cultures et de ceux qui les vivent et font au jour le jour.

Ceci posé, on ne se laissera pas aller, par goût du contre-pied ou zèle de nouveau converti, à un optimisme sans réserve. Sans aborder encore tous les problèmes que ces perspectives posent, on rappellera, pour en rester à l'exemple des mouvements ouvriers occidentaux, et notamment français, ce diagnostic de Dominique de Roux déjà cité en ces lieux : « Les ouvriers pris de vitesse par le gaullisme sont devenus des bourgeois avant même qu'ils aient eu le temps de souffler comme ouvriers. » - d'où le fameux « Pompidou des sous » (punis par où ils ont péché, eux aussi. Bien fait, après tout). Peut-être les Eskimos et autres Sauvages sont-ils en train de se faire avoir de la même manière, le ver du confort se glissant petit à petit dans le fruit de la facilité croissante à vivre dans le cérémonial. Peut-être cela prendra-t-il des générations, et ne le verrons-nous pas de nos propres yeux (si l'on ose dire). Peut-être resteront-ils « intacts » fort longtemps. Dieu seul le sait. Et encore !



Vertigo


Ce qui s'appelle écrire droit avec des lignes courbes. Bazin déjà le savait, que « Hitch » se prenait pour Dieu...

Libellés : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,