"Jusqu'aux filles et aux biens."
"La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, soeur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, soeur ou fille à autrui. C'est la règle du don par excellence. Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère : toutes les erreurs d'interprétation de la prohibition de l'inceste proviennent d'une tendance à voir, dans le mariage, un processus discontinu, qui tire de lui-même, dans chaque cas individuel, ses propres limites et ses possibilités.
C'est ainsi qu'on cherche, dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille ou de la soeur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve, alors, infailliblement entraîné vers des considérations biologiques, puisque c'est seulement d'un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité - si l'on peut dire - sont des propriétés des individus considérés ; mais, envisagées d'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres : la maternité est une relation, non seulement d'une femme à ses enfants, mais de cette femme à tous les autres membres du groupe, pour lesquels elle n'est pas une mère, mais une soeur, une épouse, une cousine, ou simplement une étrangère sous le rapport de la parenté. Il en est de même pour toutes les relations familiales qui se définissent, à la fois, par les individus qu'elles englobent et par tous ceux, aussi, qu'elles excluent. Cela est si vrai que les observateurs ont souvent été frappés par l'impossibilité, pour les indigènes, de concevoir une relation neutre, ou plus exactement une absence de relation. Nous avons le sentiment - d'ailleurs illusoire - que l'absence de parenté détermine, dans notre conscience, un tel état ; mais la supposition qu'il puisse en être ainsi pour la pensée primitive ne résiste pas à l'examen. Chaque relation familiale définit un certain ensemble de droits et de devoirs : et l'absence de relation familiale ne définit pas rien, elle définit l'hostilité : « Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents. Droits, privilèges, obligations, tout est déterminé par la parenté. Un individu quelconque doit être, soit un parent réel ou fictif, soit un étranger, vis-à-vis duquel vous n'êtes lié par aucune obligation réciproque, et que vous traitez comme un ennemi virtuel. [Evans-Pritchard, Les Nuer, 1940] » Le groupe australien se définit exactement dans les mêmes termes : « Quand un étranger approche d'un camp qu'il n'a jamais visité auparavant, il ne pénètre pas dans le camp, mais se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe d'anciens l'aborde, et la première tâche à laquelle ils se livrent est de découvrir qui est l'étranger. La question qu'on lui pose le plus souvent est : Qui est ton maeli (père du père) ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie, jusqu'à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l'étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l'étranger peut être reçu dans le camp, et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun... Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être, ou bien mon parent, ou bien mon ennemi. Et s'il est mon ennemi, je dois saisir la première occasion de le tuer, de crainte que lui-même ne me tue. Telle était, avant la venue de l'homme blanc, la conception indigène des devoirs envers le prochain. [Radcliffe-Brown, Three tribes of Western Australia, 1913] » Ces deux exemples ne font que confirmer, dans leur frappant parallélisme, une situation universelle : « Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d'esprit, de crainte et d'hostilité exagérées, et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu'à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire [Orwell et Michéa évoqueraient sans doute ici la common decency], il n'y pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens. [Mauss, Essai sur le don, 1925] » Or, il n'y a dans cette attitude aucune barbarie, et même, à proprement parler, aucun archaïsme : mais seulement la systématisation, poussée jusqu'à son terme, des caractères inhérents aux relations sociales.
Chaque relation ne saurait être isolée arbitrairement de toutes les autres ; et il n'est pas davantage possible de se tenir en deçà, ou au delà, du monde des relations : le milieu social ne doit pas être conçu comme un cadre vide au sein duquel les êtres et les choses peuvent être liés, ou simplement juxtaposés. Le milieu est inséparable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent un champ de gravitation où les charges et les distances forment un ensemble coordonné, et où chaque élément, en se modifiant, provoque un changement dans l'équilibre total du système." (Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1967 [1947], pp. 552-53)
Texte magnifique, célèbre - et controversé. Je ne chercherai pas à le discuter en tant que tel, je veux simplement appliquer certaines de ses leçons qui me semblent, à tort ou à raison, les moins discutables, au monde actuel, en l'occurrence à la vision occidentale des relations internationales. Quelques-uns parmi vous trouveront peut-être que j'applique toujours la même grille d'analyse, mais il se trouve que C. Lévi-Strauss me donne d'objectives raisons de le faire. Car si l'on voit bien en quoi la conception des rapports avec l'étranger exposée dans ce qui précède a des rapports avec le fameux "Qui n'est pas avec nous est contre nous" de M. G. Bush, il faut aussi noter ce qui l'en sépare. La formulation Nuer ou australienne, regroupons-les dans un premier temps, serait plutôt : "Qui n'est pas avec nous, qui ne veut pas être avec nous, risque fort d'être contre nous, et nous devons nous en méfier." Le point qui rapproche la conception « sauvage » de la conception américaniste, ou occidentaliste, est la conscience qu'il n'y a pas de relation neutre, pas d'indifférence totale possible à l'autre.
(Il y a là un paradoxe certain de la pensée américaniste, laquelle « prône » [cf. infra] par ailleurs la séparation entre les êtres « humains », entre les homo oeconomicus, mais cela s'explique :
- d'un point de vue historique, par la nécessité, pour ce pays fondé sur la séparation que sont les Etats dits Unis, d'en remettre une couche par rapport à l'extérieur, pour se donner par là une unité, ou un semblant d'unité, sans cela difficile à atteindre vus les postulats idéologiques de base (je simplifie) ;
- d'un point de vue théorique, car il s'agit d'un paradoxe plus que d'une réelle contradiction : on a assez remarqué que la vision de la « société » (rappelons M. Thatcher : "There is no such thing as society.") comme constellation d'individus séparés les uns des autres les met en concurrence et en état d'hostilité permanents - de l'absence (postulée) de relation on passe très vite à des relations « négatives ». Comme il est difficile de prétendre que des pays sont des « individus séparés les uns des autres », on prend directement pour point de départ, dans l'analyse, le fait qu'ils sont en concurrence entre eux.)
Par opposition à ce qui rapproche ainsi vision « sauvage » et vision américaniste, on aura l'idéalisme bien-pensant moderne, qui a peu à peu substitué à une idée séduisante - ne nous battons pas pour rien, ne nous focalisons pas sur nos différents, essayons de nous rapprocher, etc. - une vision de la tolérance qui est à la fois indifférence aux autres et utopie quant à la possibilité de « relations neutres » - entre pays, entre peuples, entre voisins, entre cultures, entre religions...
(On peut appliquer ces raisonnements à des débats contemporains comme l'immigration, la loi de 1905, etc.)
Et comme d'une part cette indifférence globale aux autres - qui d'une certaine façon retrouve l'idée libérale d'une séparation de tous les individus (ce qui serait le noeud des convergences LCR-PS-UMP, noeud dont la figure du bobo serait l'emblème et la réalisation - cf. infra) - est une vision infernale, et que d'autre part elle n'est pas réalisable entièrement, s'est produite ces dernières années une réaction visant, sur un mode abrupt et de façon excessive, à rappeler qu'il n'y a pas de « relation neutre ».
(Paradoxe encore, c'est dans le pays où cette idée simplificatrice du "Qui n'est pas avec nous est contre nous" était déjà la plus ancrée, qu'il a fallu un événement extérieur, ou perçu comme tel - le 11 septembre -, pour déclencher ou accentuer cette dynamique binaire. L'Europe, moins directement touchée (Londres, Madrid, certes), y a mis plus de volontarisme, plus de souci de se trahir soi-même.)
Il reste à rappeler ce qui sépare (hormis la beauté, le sens de la cérémonie, la culture, et la débrouillardise, l'intelligence, etc.) George Bush d'un Nuer ou d'un primitif australien : la possibilité offerte par ceux-ci à l'étranger, d'une part de s'identifier, d'autre part, ne serait-ce que dans le cas des Nuer (la formulation de Radcliffe-Brown, au moins dans la dernière phrase citée par Lévi-Strauss (il faudrait disposer du contexte) est plus schématique) de jouer à être un membre de la communauté, un « parent ». Ce sont les « lois de l'hospitalité », tellement oubliées dans l'Occident moderne et urbain : bien que l'étranger ne me soit pas lié, ce que je vérifie dans un premier temps, je dois, s'il me montre sa volonté pacifique, le traiter comme un des miens. ("Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents.")
Si bien que, finalement, notre analyse ne nous a pas tout à fait conduits au même résultat qu'à l'accoutumée. La modernité n'est pas ici une forme abâtardie de la tradition, un nivellement par le bas ou une « spéculation à la baisse », mais une séparation de deux niveaux autrefois mêlés, et qui devraient l'être - séparation qui aboutit donc à une instabilité foncière : au lieu d'un homme à deux jambes, nous avons deux boiteux. Ce pourquoi d'ailleurs j'ai employé ici les termes d'« occidentalisme » et d'« américanisme » : ces concepts ne me semblent pas inhérents à la modernité, mais ils en découlent, notamment, c'était l'objet de la démonstration du jour, lorsque ladite modernité disjoint ce qui ne doit pas l'être. Pour continuer sur les métaphores corporelles, on a un peu désormais « la tête et les jambes » : la tolérance abstraite, purement intellectuelle, indifférente, perdue dans les grandes idées et les grands principes d'un côté, et de l'autre des jambes qui avancent d'elles-mêmes, sans réflexion, pour aller donner un coup de pied au cul à tous les voisins - mais qui ont sur la tête seule l'avantage, si c'en est un, d'aller quelque part.
Good old times, pal !
Quelques prévisions et compléments :
- lorsque j'écris plus haut que le libéralisme, ou l'américanisme - de ce point de vue, c'est la même chose - « prône » la séparation entre les individus, les guillemets viennent du statut ambigu que la pensée libérale confère à cette séparation, ambiguïté rappelée ici-même par Jean-Claude Michéa, que je recite ici : "Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément." ;
- sur la figure du bobo et son indifférence aux autres comme point de rencontre de la tolérance abstraite « de gauche » et l'égoïsme tribal « de droite » (en sachant bien que d'un côté comme de l'autre il y a des gens authentiquement généreux, avec ceux qu'ils connaissent comme avec des inconnus), on rappellera le débat causé par les déclarations d'un Jean-Marie Le Pen sur le thème "Je préfère ma famille à mes voisins, mes voisins à des gens que je connais pas, etc." D'un point de vue logique, il est tout aussi regrettable de s'enfermer sur soi et sa tribu, que d'utiliser des grands principes abstraits d'amour de l'autre pour ne jamais se montrer généreux dans la vie quotidienne, les « autres » que l'on y rencontre n'étant jamais assez « purs » pour mériter de l'aide. Mais les positions ne sont pas strictement parallèles, puisque dans un cas il y a conscience de liens réels (la famille) et fidélité à ceux-ci, dans l'autre... rien (tout ceci en principe) ;
- à propos de la crise, maintenant. Moins pressé que d'autres d'en tirer des conclusions, surtout à la vitesse à laquelle vont les choses, et un peu débordé par tout ce que l'on peut lire ces jours-ci, je me contente de vous signaler le débat d'Etienne Chouard sur le site de Paul Jorion. J'ai par ailleurs pu constater que le texte de Jacques Bouveresse que j'avais retranscrit en février dernier, et qui date de 1997, n'avait rien perdu de son actualité ("Ce qu'engendrent l'égoïsme et les pulsions égoïstes en général n'est pas l'ordre, mais la combinaison du progrès et du chaos social.") : je me permets donc de vous rappeler son existence. Au surplus, dans une optique musilienne, si ce qui manque à la modernité, c'est "la fonction, non les contenus", on mentionnera aujourd'hui l'hypothèse que la crise amènera peut-être, qui sait, un changement dans les fonctions permettant aux contenus de jouer un plus grand rôle dans nos vies ;
- en attendant, hommage à deux francs-tireurs pour finir, une interview d'Alain Soral, qui s'achève sur une formule séduisante de l'auteur à son propre endroit ("Un lecteur assidu de Marx et Sorel, admirateur de Lumumba et intrigué par Guénon.."), et une autre de Thierry Meyssan, toujours extrême ("La France a déjà basculé dans une forme de régime autoritaire sous tutelle US."). Bonnes lectures !
La réciprocité est un effort permanent.
C'est ainsi qu'on cherche, dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille ou de la soeur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve, alors, infailliblement entraîné vers des considérations biologiques, puisque c'est seulement d'un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité - si l'on peut dire - sont des propriétés des individus considérés ; mais, envisagées d'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres : la maternité est une relation, non seulement d'une femme à ses enfants, mais de cette femme à tous les autres membres du groupe, pour lesquels elle n'est pas une mère, mais une soeur, une épouse, une cousine, ou simplement une étrangère sous le rapport de la parenté. Il en est de même pour toutes les relations familiales qui se définissent, à la fois, par les individus qu'elles englobent et par tous ceux, aussi, qu'elles excluent. Cela est si vrai que les observateurs ont souvent été frappés par l'impossibilité, pour les indigènes, de concevoir une relation neutre, ou plus exactement une absence de relation. Nous avons le sentiment - d'ailleurs illusoire - que l'absence de parenté détermine, dans notre conscience, un tel état ; mais la supposition qu'il puisse en être ainsi pour la pensée primitive ne résiste pas à l'examen. Chaque relation familiale définit un certain ensemble de droits et de devoirs : et l'absence de relation familiale ne définit pas rien, elle définit l'hostilité : « Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents. Droits, privilèges, obligations, tout est déterminé par la parenté. Un individu quelconque doit être, soit un parent réel ou fictif, soit un étranger, vis-à-vis duquel vous n'êtes lié par aucune obligation réciproque, et que vous traitez comme un ennemi virtuel. [Evans-Pritchard, Les Nuer, 1940] » Le groupe australien se définit exactement dans les mêmes termes : « Quand un étranger approche d'un camp qu'il n'a jamais visité auparavant, il ne pénètre pas dans le camp, mais se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe d'anciens l'aborde, et la première tâche à laquelle ils se livrent est de découvrir qui est l'étranger. La question qu'on lui pose le plus souvent est : Qui est ton maeli (père du père) ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie, jusqu'à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l'étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l'étranger peut être reçu dans le camp, et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun... Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être, ou bien mon parent, ou bien mon ennemi. Et s'il est mon ennemi, je dois saisir la première occasion de le tuer, de crainte que lui-même ne me tue. Telle était, avant la venue de l'homme blanc, la conception indigène des devoirs envers le prochain. [Radcliffe-Brown, Three tribes of Western Australia, 1913] » Ces deux exemples ne font que confirmer, dans leur frappant parallélisme, une situation universelle : « Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d'esprit, de crainte et d'hostilité exagérées, et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu'à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire [Orwell et Michéa évoqueraient sans doute ici la common decency], il n'y pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens. [Mauss, Essai sur le don, 1925] » Or, il n'y a dans cette attitude aucune barbarie, et même, à proprement parler, aucun archaïsme : mais seulement la systématisation, poussée jusqu'à son terme, des caractères inhérents aux relations sociales.
Chaque relation ne saurait être isolée arbitrairement de toutes les autres ; et il n'est pas davantage possible de se tenir en deçà, ou au delà, du monde des relations : le milieu social ne doit pas être conçu comme un cadre vide au sein duquel les êtres et les choses peuvent être liés, ou simplement juxtaposés. Le milieu est inséparable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent un champ de gravitation où les charges et les distances forment un ensemble coordonné, et où chaque élément, en se modifiant, provoque un changement dans l'équilibre total du système." (Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1967 [1947], pp. 552-53)
Texte magnifique, célèbre - et controversé. Je ne chercherai pas à le discuter en tant que tel, je veux simplement appliquer certaines de ses leçons qui me semblent, à tort ou à raison, les moins discutables, au monde actuel, en l'occurrence à la vision occidentale des relations internationales. Quelques-uns parmi vous trouveront peut-être que j'applique toujours la même grille d'analyse, mais il se trouve que C. Lévi-Strauss me donne d'objectives raisons de le faire. Car si l'on voit bien en quoi la conception des rapports avec l'étranger exposée dans ce qui précède a des rapports avec le fameux "Qui n'est pas avec nous est contre nous" de M. G. Bush, il faut aussi noter ce qui l'en sépare. La formulation Nuer ou australienne, regroupons-les dans un premier temps, serait plutôt : "Qui n'est pas avec nous, qui ne veut pas être avec nous, risque fort d'être contre nous, et nous devons nous en méfier." Le point qui rapproche la conception « sauvage » de la conception américaniste, ou occidentaliste, est la conscience qu'il n'y a pas de relation neutre, pas d'indifférence totale possible à l'autre.
(Il y a là un paradoxe certain de la pensée américaniste, laquelle « prône » [cf. infra] par ailleurs la séparation entre les êtres « humains », entre les homo oeconomicus, mais cela s'explique :
- d'un point de vue historique, par la nécessité, pour ce pays fondé sur la séparation que sont les Etats dits Unis, d'en remettre une couche par rapport à l'extérieur, pour se donner par là une unité, ou un semblant d'unité, sans cela difficile à atteindre vus les postulats idéologiques de base (je simplifie) ;
- d'un point de vue théorique, car il s'agit d'un paradoxe plus que d'une réelle contradiction : on a assez remarqué que la vision de la « société » (rappelons M. Thatcher : "There is no such thing as society.") comme constellation d'individus séparés les uns des autres les met en concurrence et en état d'hostilité permanents - de l'absence (postulée) de relation on passe très vite à des relations « négatives ». Comme il est difficile de prétendre que des pays sont des « individus séparés les uns des autres », on prend directement pour point de départ, dans l'analyse, le fait qu'ils sont en concurrence entre eux.)
Par opposition à ce qui rapproche ainsi vision « sauvage » et vision américaniste, on aura l'idéalisme bien-pensant moderne, qui a peu à peu substitué à une idée séduisante - ne nous battons pas pour rien, ne nous focalisons pas sur nos différents, essayons de nous rapprocher, etc. - une vision de la tolérance qui est à la fois indifférence aux autres et utopie quant à la possibilité de « relations neutres » - entre pays, entre peuples, entre voisins, entre cultures, entre religions...
(On peut appliquer ces raisonnements à des débats contemporains comme l'immigration, la loi de 1905, etc.)
Et comme d'une part cette indifférence globale aux autres - qui d'une certaine façon retrouve l'idée libérale d'une séparation de tous les individus (ce qui serait le noeud des convergences LCR-PS-UMP, noeud dont la figure du bobo serait l'emblème et la réalisation - cf. infra) - est une vision infernale, et que d'autre part elle n'est pas réalisable entièrement, s'est produite ces dernières années une réaction visant, sur un mode abrupt et de façon excessive, à rappeler qu'il n'y a pas de « relation neutre ».
(Paradoxe encore, c'est dans le pays où cette idée simplificatrice du "Qui n'est pas avec nous est contre nous" était déjà la plus ancrée, qu'il a fallu un événement extérieur, ou perçu comme tel - le 11 septembre -, pour déclencher ou accentuer cette dynamique binaire. L'Europe, moins directement touchée (Londres, Madrid, certes), y a mis plus de volontarisme, plus de souci de se trahir soi-même.)
Il reste à rappeler ce qui sépare (hormis la beauté, le sens de la cérémonie, la culture, et la débrouillardise, l'intelligence, etc.) George Bush d'un Nuer ou d'un primitif australien : la possibilité offerte par ceux-ci à l'étranger, d'une part de s'identifier, d'autre part, ne serait-ce que dans le cas des Nuer (la formulation de Radcliffe-Brown, au moins dans la dernière phrase citée par Lévi-Strauss (il faudrait disposer du contexte) est plus schématique) de jouer à être un membre de la communauté, un « parent ». Ce sont les « lois de l'hospitalité », tellement oubliées dans l'Occident moderne et urbain : bien que l'étranger ne me soit pas lié, ce que je vérifie dans un premier temps, je dois, s'il me montre sa volonté pacifique, le traiter comme un des miens. ("Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents.")
Si bien que, finalement, notre analyse ne nous a pas tout à fait conduits au même résultat qu'à l'accoutumée. La modernité n'est pas ici une forme abâtardie de la tradition, un nivellement par le bas ou une « spéculation à la baisse », mais une séparation de deux niveaux autrefois mêlés, et qui devraient l'être - séparation qui aboutit donc à une instabilité foncière : au lieu d'un homme à deux jambes, nous avons deux boiteux. Ce pourquoi d'ailleurs j'ai employé ici les termes d'« occidentalisme » et d'« américanisme » : ces concepts ne me semblent pas inhérents à la modernité, mais ils en découlent, notamment, c'était l'objet de la démonstration du jour, lorsque ladite modernité disjoint ce qui ne doit pas l'être. Pour continuer sur les métaphores corporelles, on a un peu désormais « la tête et les jambes » : la tolérance abstraite, purement intellectuelle, indifférente, perdue dans les grandes idées et les grands principes d'un côté, et de l'autre des jambes qui avancent d'elles-mêmes, sans réflexion, pour aller donner un coup de pied au cul à tous les voisins - mais qui ont sur la tête seule l'avantage, si c'en est un, d'aller quelque part.
Good old times, pal !
Quelques prévisions et compléments :
- lorsque j'écris plus haut que le libéralisme, ou l'américanisme - de ce point de vue, c'est la même chose - « prône » la séparation entre les individus, les guillemets viennent du statut ambigu que la pensée libérale confère à cette séparation, ambiguïté rappelée ici-même par Jean-Claude Michéa, que je recite ici : "Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément." ;
- sur la figure du bobo et son indifférence aux autres comme point de rencontre de la tolérance abstraite « de gauche » et l'égoïsme tribal « de droite » (en sachant bien que d'un côté comme de l'autre il y a des gens authentiquement généreux, avec ceux qu'ils connaissent comme avec des inconnus), on rappellera le débat causé par les déclarations d'un Jean-Marie Le Pen sur le thème "Je préfère ma famille à mes voisins, mes voisins à des gens que je connais pas, etc." D'un point de vue logique, il est tout aussi regrettable de s'enfermer sur soi et sa tribu, que d'utiliser des grands principes abstraits d'amour de l'autre pour ne jamais se montrer généreux dans la vie quotidienne, les « autres » que l'on y rencontre n'étant jamais assez « purs » pour mériter de l'aide. Mais les positions ne sont pas strictement parallèles, puisque dans un cas il y a conscience de liens réels (la famille) et fidélité à ceux-ci, dans l'autre... rien (tout ceci en principe) ;
- à propos de la crise, maintenant. Moins pressé que d'autres d'en tirer des conclusions, surtout à la vitesse à laquelle vont les choses, et un peu débordé par tout ce que l'on peut lire ces jours-ci, je me contente de vous signaler le débat d'Etienne Chouard sur le site de Paul Jorion. J'ai par ailleurs pu constater que le texte de Jacques Bouveresse que j'avais retranscrit en février dernier, et qui date de 1997, n'avait rien perdu de son actualité ("Ce qu'engendrent l'égoïsme et les pulsions égoïstes en général n'est pas l'ordre, mais la combinaison du progrès et du chaos social.") : je me permets donc de vous rappeler son existence. Au surplus, dans une optique musilienne, si ce qui manque à la modernité, c'est "la fonction, non les contenus", on mentionnera aujourd'hui l'hypothèse que la crise amènera peut-être, qui sait, un changement dans les fonctions permettant aux contenus de jouer un plus grand rôle dans nos vies ;
- en attendant, hommage à deux francs-tireurs pour finir, une interview d'Alain Soral, qui s'achève sur une formule séduisante de l'auteur à son propre endroit ("Un lecteur assidu de Marx et Sorel, admirateur de Lumumba et intrigué par Guénon.."), et une autre de Thierry Meyssan, toujours extrême ("La France a déjà basculé dans une forme de régime autoritaire sous tutelle US."). Bonnes lectures !
La réciprocité est un effort permanent.
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