De la deuxième vertu théologale… (Decombriana, I.)
Le dernier chapitre des Décombres, "Petites méditations sur quelques grands thèmes" (expurgé, avec l'accord de l'auteur, de la réédition par Pauvert en 1976), lu presque soixante-dix ans après sa rédaction, est une manière de défi au commentateur. Plus qu'aux pamphlets antisémites de Céline, ce texte fait penser à Mort à crédit : une sorte d'extraordinaire exhibition d'un auteur, un dépouillement terrible de soi et des autres, quelque chose qui n'est pas beau à voir - mais qui est magnifiquement écrit, et qui est là, dont je ne comprends pas que l'on veuille, pour de « bonnes » ou de « mauvaises » raisons, faire comme si ce n'avait pas été là en 1942, comme si rétrospectivement ce pouvait ne pas avoir été.
Mon premier fil directeur en lisant ces pages fut de les voir comme une sorte de vérité-malgré-soi : par sa franchise extrême, Lucien mettrait un grand coup de pied dans l'hypocrisie bien-pensante de droite, l'antisémitisme mondain et raffiné, le conservatisme autosatisfait mâtiné de catholicisme onctueux, le mépris du peuple, etc. C'est vrai, c'est un des atouts de ces pages, mais ce n'est qu'en partie vrai. Je reviendrai - j'y reviendrai toujours… - sur ce sujet compliqué, mais on ne peut non plus, n'importe quel Finkie vous le dira, nier toute solution de continuité entre reconnaître des spécificités - positives et/ou négatives - aux Juifs et leur recommander le sort qu'un Rebatet leur souhaite. Bref : en allant jusqu'au bout de sa pensée, Lucien invite tout conservateur un peu maurrassien à s'interroger sur les conséquences de la sienne, mais on ne peut pas néanmoins tout confondre, tout assimiler, tout faire cuire ensemble.
Le deuxième fil directeur tient à la personnalité de l'auteur qui, vous allez le constater, ne s'oublie pas dans ces pages. Personnalité fort différente de celle d'un Céline d'ailleurs : amateur raffiné d'art et de littérature, prototype de l'intellectuel cultivé fasciné par l'élégance, la perfection..., Lucien se demande souvent ce qu'il fait là, et pourquoi il fait ce qu'il fait. Là encore il ne faut pas généraliser trop vite, mais cette figure d'esthète dans un monde de brutes, à la fois plus brute que les brutes et pleine de doutes plus ou moins clairement exprimés, me semble un document psychologique de grand intérêt.
Le troisième fil directeur enfin tient, c'est très banal, au recul historique. Dans un tract de 2006 dont j'avais retranscrit un passage, M.-É. Nabe ironise sur ces braves gens qui prennent une pose circonspecte et grave pour établir qu'il est trop facile de juger ce qui s'est passé pendant l'Occupation, que l'on ne sait pas ce que l'on aurait fait alors, qu'il ne faut pas être censeur, etc. : vous on sait très bien ce que vous auriez fait, répondait-il, vous auriez collaboré, c'est gros comme une maison. Ironie certainement justifiée en l'espèce, mais qui n'évacue - ni ne cherche sans doute à évacuer - le problème : il faut lire les textes de Rebatet - ou d'autres de la même époque, quel que soit leur bord - en gardant en tête un minimum d'humilité par rapport à eux, en accordant un minimum de crédit à leur sincérité et à, eh oui, leur volonté de bien faire.
- Ce pourquoi je ne commenterai pas ou très peu ces extraits, qui je le précise ne doivent pas vous dispenser de la lecture de l'ensemble (d'autant que comme d'habitude je pratique quelques coupures, non signalées). J'espère qu'ils vous donneront la même sensation qu'à moi - comment peut-on être à la fois si proche et si loin de la vérité, si courageux d'un côté, si méprisable de l'autre ? -, mais je ne me vois pas signaler à chaque virgule ou expression de Lucien : "là il a raison", "là il a tort".
Ach, voici la première salve :
"La France est en danger de mort, bien plus aujourd'hui qu'il y a deux ans sur la Meuse. Sur la Meuse, elle pouvait ne perdre qu'une bataille. Elle peut perdre aujourd'hui sa souveraineté nationale.
Tout ce qu'elle a vécu depuis juin Quarante est malheureusement, comme le disait le Maurras des grandes vérités, dans la nature des choses. Un pays qui était descendu jusqu'à une telle défaite ne pouvait retrouver en lui-même que par un miracle la force de se ressaisir du jour au lendemain. On a feint de croire à ce miracle. Il ne s'est pas produit. On a vu reparaître à notre barre les personnages fatidiques, qui ne pouvaient manquer de surgir, puisque personne n'était préparé ou résolu à les devancer, puisque la révolution s'achevait avant même d'avoir commencé faute de révolutionnaires. Des hommes appartenant à l'ancien désordre ne pouvaient que [le] continuer.
La France, à l'armistice, est tombée dans un trou profond. Elle ne s'y est pas cassé les reins, ce qui est assez remarquable. Mais il lui est à peu près impossible d'en sortir seule. On lui a tendu une échelle, et cette échelle est la paix européenne. Encore lui faut-il, pour l'empoigner et la gravir, un rude effort, et pour cela l'aiguillon d'une vraie révolution, événement plus mythique que jamais.
Devant l'immense chantier ouvert par la destruction du vieux capitalisme, nous allons bien être obligé cependant d'édifier quelque chose. Je voudrais que la France y apportât sa contribution qui serait décisive. Je n'en vois capable qu'une France fasciste. Toute autre France sera un pays déchu.
Parmi les méfaits de Vichy, l'un des plus graves a été de vider de toute leur substance les meilleures formules. Celle de la Révolution Nationale, qui était magnifique, a sans doute vécu. Vichy, me semble-t-il, lui a attaché un trop grand ridicule pour qu'elle puisse servir encore. On a essayé tous les assemblages possibles des majuscules de « Parti », de « France », de « Socialisme », de « Révolution ». C'est encore l'esprit de clocher et de boutique et pour finir la confusion.
Que l'on soit national-socialiste français ou fasciste français, peu importe, mais que l'on soit l'un ou l'autre, et rien d'autre. Des deux mots qui désignent le même objet, je préfère le mot « fascisme », parce qu'il est latin, et d'un sens plus complet, et que je me suis reconnu pour fasciste, dès que j'ai compris ce que cela signifiait.
Après Georges Sorel, le Maurras le plus durable et le plus général, après Mussolini, Hitler, Salazar, l'essentiel des principes fascistes est suffisamment connu.
Je me contenterai donc de rappeler ici que le national-socialisme, ou le fascisme, est l'avènement du véritable socialisme, c'est-à-dire du socialisme aryen, le socialisme des constructeurs, opposé au socialisme anarchique et utopique des Juifs. Lui seul peut faire l'équilibre entre le besoin d'équité, ajustement raisonnable de la société au monde moderne, et le besoin de l'autorité hiérarchisée.
Tel qu'un Français le conçoit, ce n'est pas une idéologie, mais une méthode, la meilleure connue et la plus moderne pour régler le conflit ouvert depuis plus de cent années entre le travail et l'argent.
Dans ce procès, le fascisme soutient contre l'argent les droits du travail qui sont justes, et que les prérogatives usurpées de l'argent ne permettent plus de satisfaire.
Le fascisme, au rebours du marxisme, est positif. Il s'appuie sur ce qui est. La première de ces réalités est la nation, sol et peuple, dont il doit réunir et coordonner toutes les forces, dans l'intérêt supérieur de la communauté nationale, qui coïncide exactement avec l'intérêt du plus grand nombre de citoyens [fausse évidence, et même définition typiquement libérale, à la Stuart Mill !]. C'est dans une nation régie par un pouvoir vigoureux et stable, travaillant au maximum de ses forces et de ses ressources, et où les fruits de ce travail se répartissent aussi justement que le permet l'imperfection terrestre, c'est dans cette nation que les citoyens jouissent de la plus grande prospérité et de la plus grande sécurité, seul but de toute bonne politique.
Réaliste, le fascisme reconnaît, protège et encourage la famille, la propriété, l'émulation qui sont à la base de l'existence humaine. Il ne tend pas à niveler la société, ce qui serait l'avilir. Il rétablit au contraire la hiérarchie des mérites, disloquée par la démagogie.
Il est unificateur, et il ne peut avoir d'autre expression et d'autre armature que le parti unique, absorbant et régularisant la vie politique du pays. Il restaure le pouvoir autoritaire, le seul naturel, le substitue au pouvoir incertain et malsain issu des élections perpétuellement faussées, il consulte le pays grâce à des organes délégués par des réalités non politiques, dont les principales sont les métiers.
Pour bâtir cet édifice, le fascisme doit réduire à l'impuissance de nombreux ennemis, qui sont aussi ceux de la nation.
Il doit donc être avec rigueur antioligarchique, antijuif, antiparlementaire, antimaçonnique, anticlérical.
L'espérance, pour moi, est fasciste."
- Les principes étant posés, restent les modalités :
"Nous avons à tirer nos institutions et notre peuple d'une effarante déliquescence. Il ne faudrait pas espérer que l'on y atteindra avec une politique à la petite semaine, qui n'ose même pas imposer sa loi à la lie des youpins.
Je n'arrive pas à concevoir une Europe vraiment pacifiée et prospère sans le libre concours de la France. Je ne puis imaginer une France capable de conserver sa souveraineté entière, de tenir dans cette Europe le rôle éclatant qui pourrait être le sien sans savoir fait sa révolution fasciste.
Certes, nous en restons si loin qu'une pareille pensée peut paraître d'une excentricité presque bouffonne. Mais les révolutionnaires semblent toujours excentriques, aussi longtemps qu'ils n'ont pas triomphé. Seuls les vieillards et les larves peuvent se figurer qu'ils ressusciteront le passé démocratique, dont ils gardent au milieu d'eux le cadavre putride. Un destin plein de mansuétude a ouvert maintes fois à la France le chemin de cette révolution, où elle n'a pas su s'engager. Aussi longtemps que des coeurs s'enflammeront chez nous pour cette espérance, qui pourrait affirmer que ce destin s'est lassé ?
Une telle révolution servira d'autant mieux la patrie que nous la ferons davantage nous-mêmes et qu'elle sera plus profonde et brutale. Elle est impossible sans violences et sans destructions radicales. On ne transige pas avec des adversaires tels que les Juifs, les prêtres, les comitards, les affairistes : on les écrase, on les plie à sa volonté. On n'accommode pas, on ne restaure pas une démocratie vieille d'un siècle et plus. La masure est inhabitable. Employez le ciment, les désinfectants que vous voudrez, les lézardes, les moisissures, la vermine y reparaîtront bientôt. On doit jeter par terre les pans de murs vermoulus. On n'agit point autrement lorsqu'on veut dresser un ensemble architectural qui soit à la fois rationnel et beau. Il n'est pas de révolution qui puisse laisser dans leur état présent ces réduits du vieux régime, l'Académie, Polytechnique, le Conseil d'État. Le Code doit être refondu comme la magistrature. Les cadres supérieurs de l'armée doivent être liquidés en masse, il faut promouvoir à leur place les colonels, les commandants, voire les capitaines qui ont encore un sang généreux et quelque imagination.
Des dizaines de journaux doivent être interdits, les empoisonneurs publics qui les rédigeaient chassés pour toujours d'une corporation dont ils ont été la honte. Plus la révolution sera chez nous socialiste et mieux elle s'imposera, parce qu'il est peu de pays où les oligarchies y soient plus nombreuses et plus étouffantes. Il est superflu, au contraire, de s'attaquer aux fonctionnaires subalternes, qui doivent, dans l'ensemble, redevenir utilisables, après l'épuration rigoureuse de leurs cadres.
Mais qu'on ne l'oublie pas : les révolutions ne se baptisent point à l'eau bénite. Elles se baptisent dans le sang. Il est peu vraisemblable qu'une révolution nationale doive être chez nous désormais fort sanglante. Mais la mort est le seul châtiment que comprennent les peuples. La mort seule fait l'oubli sur l'ennemi.
Balzac dit quelque part que les femmes ne redoutent plus les menaces de mort depuis que les hommes n'ont plus d'épée au côté. Le gouvernement français, lui aussi, depuis trop longtemps, a posé son épée. Il faut qu'il la reprenne. Celui qui fusillerait demain cinq cents boutefeux, généraux, affameurs et gaullistes de tous poils déterminerait, on peut le lui garantir, le plus satisfaisant des chocs psychologiques.
(Affiche de Mai 68…)
Cette opération si utile fut manquée au lendemain de l'armistice. Mais les iniquités accumulées par Vichy appellent plus encore que celles de Quarante l'échafaud et le gibet.
Notre révolution fasciste est encore et par-dessus tout une nécessité parce qu'il ne saurait y avoir sans elle de vrai pacifisme en France. Seule, une France fasciste peut rejoindre le camp de la paix et de l'avenir, rompre avec le passé bourgeois et sanguinaire. Pour imposer silence aux vieilles cliques, sans idées, incapables d'imaginer et de faire la paix avec nos voisins, il faut une poigne solide. Nous demeurons dans la situation paradoxale d'août 1939. Ce sont les mous, les hésitants, les « modérés » qui poussent à de nouvelles tueries guerrières, par débilité intellectuelle ou sentimentale. Ce sont les forts, les violents, puisant leur énergie dans leur intelligence, qui veulent la paix, parce que la paix seule peut-être vraiment révolutionnaire, tandis que la guerre revancharde ne pourrait être que hideusement conservatrice." (Les décombres, dernier chapitre : "Pour le gouvernement de la France".)
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De la collaboration !
Libellés : antisémitisme, Balzac, Céline, de Gaulle, Finkielkraut, Fleurs, Mai 68, marxisme, Maurras, Nabe, Rebatet, Sorel, Stuart Mill, Sutpen
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