Libéralisme, décence et éjaculation précoce (Michéa, I).
(Ajout le 07.01.)
Le dernier livre de Jean-Claude Michéa, La double pensée (Flammarion, 2008, ci-après abrégé : DP), précise et nuance certaines des thèses importantes ou plus secondaires contenues dans L'Empire du moindre mal (Climats, 2007 : EMM). Dans la mesure où je n'avais pas pris le temps d'exploiter autant qu'il le méritait ce texte, de telles précisions et nuances tombent à pic, et il me semble que ces deux livres forment non seulement un ensemble cohérent, mais intellectuellement important (c'est le temps des amours, les critiques viendront plus tard...). Je commence donc une série présentant les principaux thèmes abordés par J.-C. Michéa. Paradoxalement, c'est peut-être en effet par le biais de la série que je ferai mieux comprendre l'unité dans la variété des thèmes abordés par l'auteur, alors qu'un compte-rendu détaillé de ces deux ouvrages, outre sa longueur, aurait pu donner l'impression de « partir dans tous les sens ».
Disons-le très vite : la force du modèle théorique proposé par J.-C. Michéa pour rendre compte de ce qu'il appelle la logique du libéralisme lui permet de donner des explications ou de proposer des suggestions dans de nombreux domaines - avec certes plus ou moins de pertinence, mais il faut tenir compte de ce qui est primordial et de ce qui n'est que la proposition d'une piste à suivre -, ce qui donne à ces livres un aspect arborescent qui n'en rend pas le résumé aisé. Qui plus est, le rôle quelque peu particulier que joue ici la notion de morale - et notamment, mais pas seulement, le concept orwellien de common decency - est une sorte de liant entre ces différents domaines, et s'il contribue, comme de juste, à la qualité globale de la sauce, il rend plus délicat pour le chroniqueur d'en séparer les éléments.
Je progresserai donc pas à pas, et commencerai aujourd'hui, en guise de présentation générale, par retranscrire ce que l'auteur dit de lui-même, dans une interview à la revue anarchiste Contretemps (DP, pp. 101-106) :
"Je me définirai, pour commencer, comme un « socialiste » au sens que ce mot avait, au début du XIXe siècle, dans les écrits de Pierre Leroux ou du jeune Engels (avant qu'il ne soit contaminé par la téléologie progressiste de Marx). En d'autres termes, je demeure convaincu qu'il n'y a rien d'utopique à défendre le principe d'une société sans classes, fondée sur les valeurs traditionnelles de l'esprit du don, de l'entraide et de la philia (pour employer le terme par lequel les anciens Grecs désignaient toutes les formes de bienveillance réciproque). Je suis donc, de ce point de vue, définitivement hostile à tous ces programmes de « modernisation » ou de « rationalisation » de l'existence humaine, qui conduisent à encourager, d'une manière ou d'une autre, l'égoïsme calculateur et les formes purement antagonistes de la rivalité (car en tant qu'amoureux du sport - cette activité en voie de disparition accélérée - je sais qu'il existe aussi, dans la vie, des formes positives et amicales d'émulation).
Je me définirais ensuite - ce n'est naturellement pas incompatible - comme un démocrate radical, c'est-à-dire comme quelqu'un qui pense que la démocratie ne saurait être confondue avec le régime représentatif. La logique de ce dernier le conduit en effet, de façon inexorable, à déposséder le peuple de toute souveraineté réelle au profit d'une caste de politiciens professionnels, technologiquement assistée par des « experts » autoproclamés. Le récent référendum sur la Constitution européenne en offre une illustration chimiquement pure. La procédure référendaire représentait,
- merci Général...
en effet, au sein des institutions représentatives (ou libérales) l'une des toutes dernières traces de l'intervention directe du peuple. Il aura donc suffit que le peuple français rejette sans la moindre ambiguïté un traité qui visait à constitutionnaliser les dogmes essentiels du capitalisme, pour que la quasi-totalité des « représentants du peuple » - qu'il soient de gauche ou de droite - s'empressent sur-le-champ de bafouer cette volonté populaire et d'imposer par des voies détournées le traité rejeté. Voilà qui donne une fois pour toutes la mesure véritable du pouvoir dont dispose le peuple dans une « démocratie » libérale. Et reconnaissons qu'il aurait fallu être d'une naïveté à toute épreuve pour imaginer un seul instant que la nomenklatura européenne (à commencer par l'euro-député Cohn-Bendit - convaincu, selon ses mots, que « les référendums nationaux constituent des instruments inadéquats pour décider des questions européennes ») aurait pu accepter sans réagir la moindre remise en cause du système capitaliste par la volonté populaire.
Si par démocratie on doit entendre le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », il est donc absolument clair que les régimes représentatifs modernes n'en constituent qu'une version extrêmement appauvrie, et même, dans certains cas, purement formelle. D'un point de vue strictement philosophique, il serait assurément plus exact de définir ces régimes comme des « oligarchies libérales », selon l'heureuse expression de Castoriadis (ou encore comme des « aristocraties électives », si l'on préfère la terminologie de Rousseau).
Ce point précisé, je m'empresse aussitôt d'ajouter que ces oligarchies libérales ne peuvent en aucun cas être assimilés à des dictatures - comme certaines militants de la gauche extrême sont de plus en plus tentés de le penser - sous l'influence de théoriciens à la Alain Badiou (dont on sait pourtant dans quel profond mépris Guy Debord tenait son oeuvre) ou d'associations parisiennes suffisamment délirantes (ou incultes) pour considérer l'Etat français actuel comme fondamentalement « fasciste » et « raciste ».
- Debord est une des références majeures de Jean-Claude Michéa (est-ce d'ailleurs pour cette raison, je parle de ça pour la petite histoire, qu'il ne cite jamais Jean-Pierre Voyer dans ses livres, alors qu'il connaît l'existence d'au moins certains de ses textes (allusion y est faite ici) ? Ou est-ce à cause de la Diatribe ? Il est regrettable en tout cas, vues les ressemblances entre certaines de leurs analyses importantes - sur le thème de l'Economie notamment - qu'il n'y ait pas plus d'échanges entre ces deux auteurs), et Alain Badiou une de ses têtes de turcs (vous avez pu le constater récemment ici-même). Sans évoquer les écrits de l'un ou de l'autre, je dois constater, d'une part, que les disciples de A. Badiou que je connais n'hésitent effectivement pas à parler de la France comme d'un Etat fasciste, bien que, thésards au long cours et parfaits inutiles sociaux (ce n'est pas une critique en soi), ils vivent sans doute en partie nourris par l'Etat en question, alors qu'un Mussolini les aurait vite fait envoyés se rendre vaguement utiles sur un quelconque chantier ; d'autre part, que les debordiens qu'il m'arrive de fréquenter traînent une mélancolie et une sinistrose qui ne me semble pas motivées uniquement par des soucis altruistes quant à l'avenir du monde et de la planète - leur tristesse personnelle pensant manifestement trouver une légitimité dans la radicalité (supposée ou réelle) des oeuvres de leur maître - et débouchant, dans leur cas, sur le défaitisme (non exempt, d'ailleurs, pour le coup, de racisme - ce peut être, à l'occasion, un thème de réflexion). Bref, pour ce qui est des disciples, je renverrai dos à dos ces deux grands esprits rebelles...
Il serait effectivement absurde de nier qu'une oligarchie libérale garantit à ses sujets - moyennant, il est vrai, une quantité croissante de bavures - un certain nombre de libertés individuelles dont les Coréens du Nord ou les femmes d'Arabie Saoudite ne peuvent même pas rêver. C'est évidemment un avantage politique tout à fait décisif que de pouvoir discuter ici entre nous sans avoir à craindre qu'une police politique débarque à l'improviste et nous envoie tous les trois dans un camp de rééducation.
Pour autant, il serait, encore une fois, tout aussi absurde de soutenir que dans nos sociétés libérales, le pouvoir politique est réellement exercé par le peuple. Comme l'écrivait Debord, les droits dont nous disposons sont essentiellement des droits de « l'homme spectateur ». En d'autres termes, nous sommes globalement libres de critiquer le film que le système a choisi de nous projeter (ce qui pour un peuple frondeur n'est jamais un droit négligeable).
- oui, parfois on se demande si ce cliché du peuple frondeur ne sert pas à caresser les Français dans le sens du poil, afin que la fierté que cela leur donne leur fasse oublier de se révolter... Il est vrai qu'il suffit de passer ses vacances dans un pays nordique durement touché par la crise - l'Islande -, très clairement arnaqué par ses principaux responsables, et qui dans son ensemble se résigne à ce malheur comme à une fatalité naturelle, pour se dire qu'il y a effectivement certaines différences quant aux capacités « frondeuses » de tel ou tel peuple.
Mais nous n'avons strictement aucun droit d'en modifier le scénario, et cela que nous apportions nos voix à un parti de droite ou à un parti de gauche. L'affaire du référendum devrait ici avoir convaincu les derniers naïfs."
- ici, dans le contexte actuel, une digression sur Dieudonné s'impose : je la place en fin de texte.
Ces premières présentations faites, enchaînons tout de suite avec des précisions sur la « société sans classes » et sur la notion, empruntée à G. Orwell, et qui joue un rôle primordial dans les livres de Jean-Claude Michéa, de common decency :
"Le concept de « société sans classes » (concept définitivement disparu de tous les programmes de la gauche moderne) ne désigne évidemment pas une société qui ignorerait les conflits ou les divisions. Il désigne d'abord une société dans laquelle personne ne pourrait plus disposer des moyens pratiques et institutionnels de s'enrichir aux dépens du plus grand nombre - c'est-à-dire, en d'autres termes, de vivre du travail d'autrui (« si l'on ne travaille pas soi-même - écrivait Marx au début de sa Critique du programme de Gotha - on vit du travail d'autrui, et on acquiert jusqu'à sa culture au profit du travail d'autrui. ») Dans l'abandon progressif par la gauche de ce concept politique fondamental (sans lui, que reste-t-il, en effet, du projet socialiste ?), il faut bien reconnaître que Claude Lefort et ses disciples (...) ont joué un rôle à la fois essentiel et ambigu. Partis d'une critique parfaitement légitime du projet totalitaire, comme volonté affichée de construire une société « une et transparente » (« je parle contre le mythe de la bonne société qui a précisément débouché sur le totalitarisme », déclarait Lefort en 1982), ces intellectuels en sont venus, en effet, à conclure que la division et le conflit constituaient la condition transcendantale de toute société humaine, et que la « démocratie » (entendue, à présent, comme le simple « pouvoir de n'importe qui » et comme le droit illimité à inventer continuellement de nouveaux droits) représentait le seul régime capable d'intégrer consciemment cette condition originaire. Le problème, c'est que cette mystique de la division originaire et du conflit irréductible ne se distingue plus très bien, à partir d'un certain moment, de l'idée libérale classique selon laquelle il serait ontologiquement impossible à toute communauté humaine de s'entendre sur le moindre principe idéologique commun. Pour les libéraux, en effet, la guerre économique et la guerre procédurale (...) définissent - tout comme chez Lefort - une forme de conflictualité à jamais indépassable ; conflictualité dont le caractère « axiologiquement neutre » (ou purement « rationnel ») doit précisément permettre (tout comme chez Lefort) de tenir à distance la tentation totalitaire et les guerres de religion. De fait, ce n'est certainement pas par hasard si tant de « nouveaux radicaux » ont pu trouver dans ces analyses de Claude Lefort un point de départ particulièrement intelligent pour rompre définitivement avec le vieux « mythe » socialiste d'une société sans classes." (DP, pp. 179-180)
- j'aurais pu m'interrompre après quelques lignes, mais si je vous ai infligé cette tartine sur un auteur, Claude Lefort, que je n'ai jamais lu, c'est, outre qu'elle permet de voir une différence importante entre celui-ci et Castoriadis - lequel peut me laisser sceptique à l'occasion, mais qui, aussi anti-totalitaire que son compère de Socialisme et barbarie, me semble très difficilement récupérable par la pensée libérale, c'est, donc, parce que ce passage, dont j'ai souligné deux expressions importantes, me permet une mise au point.
Ce que Jean-Claude Michéa reproche ici à C. Lefort, finalement, c'est de confondre « division » (ou « séparation ») et « conflit » : voilà bien ce qu'un hégélien revendiqué comme J.-C. Michéa, ou « instinctif » comme moi-même (car, bon, domestiquer complètement un livre de Hegel, hein...), ne peut accepter : il y a différents types de conflits, plus ou moins violents d'une part, reposant sur des divisions ou séparations plus ou moins strictes d'autre part, mais il n'est nullement inscrit dans les tables de la Loi qu'un conflit doive se faire sur un fond primordial de séparation. (C'est un vieux rêve, dont je vous entretiens de temps à autre : une typologie des différentes formes d'hostilité, de conflits. Pour donner des exemples très simples, voire primaires : deux équipes de rugby se respectent ou pas, éventuellement se détestent, mais elles ne se séparent vraiment que sur leur objectif, justement parce qu'il est le même (gagner) et qu'elles obéissent (en théorie...) aux mêmes règles. Deux communautarismes différents, et éventuellement opposés par un certain climat géopolitique et de haine général, suivez mon regard, s'opposent sur les buts et les thèses, mais sont liées par la même pratique lobbyiste. Des conquistadors espagnols et des Sauvages sud-Américains ne se détestent pas nécessairement, mais se battent sur un fond d'altérité et de séparation principiel. Etc.). C'est justement la pensée, peut-être pas libérale pour le coup (car Hobbes occupe ici une place de choix), mais des XVIIe-XVIIIe siècles, qui pose d'abord la séparation, ensuite le conflit, et qui réduit celui-ci à une conséquence de celle-là. Foutre non, c'est trop facile, et c'est justement à cause d'une vision de ce genre, d'une part qu'on oublie la lutte des classes (collective, elle), d'autre part qu'on se fait autant chier dans notre merveilleuse « civilisation occidentale » - vive les Trobriand !!! Ach, passons à la deuxième précision de J.-C. Michéa. :
" - Comment peut-on traduire en français ce terme de common decency ?
Le terme est habituellement traduit par celui d'« honnêteté élémentaire », mais le terme de « décence commune » me convient très bien. Quand on parle de revenus « indécents » ou, à l'inverse, de conditions de vie « décentes », chacun comprend bien en général (sauf, peut-être, un dirigeant du MEDEF) qu'on ne se situe pas dans le cadre d'un discours puritain et moralisateur. Or c'est bien en ce sens qu'Orwell parlait de « société décente ». Il entendait désigner ainsi une société dans laquelle chacun aurait la possibilité de vivre honnêtement d'une activité qui ait réellement un sens humain. Il est vrai que ce critère apparemment minimaliste implique déjà une réduction conséquente des inégalités matérielles. En reprenant les termes de Rousseau, on pourrait dire ainsi que dans une société décente « nul citoyen n'est assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre [Le Contrat social, Livre II, chap. XI] ». Une définition plus précise des écarts moralement acceptables supposerait, à coup sûr, une discussion assez poussée. Mais, d'un point de vue philosophique, il n'y a là aucune difficulté de principe." (DP, pp. 157-158)
Deux précisions :
- la formule de Rousseau est admirable, mais on souhaiterait l'amender pour n'en garder que la seconde partie : une société décente serait celle où « nul citoyen n'est... assez pauvre pour être contraint de se vendre », les riches pouvant être aussi riches qu'il leur plaira. Ce n'est pas tellement une certaine égalité ou proportion de revenus qui compterait, que l'exploitation du travail de l'autre. Evidemment, dans la pratique, les deux vont souvent ensemble (ainsi que le rappelait récemment, dans sa liste des plus belles actrices, ch. "Lilian Gish", M. Maso, que décidément je croise souvent ces jours-ci), et ils vont vraiment ensemble dans notre société. Mais il n'est pas interdit de garder cette restriction aux restrictions de Rousseau à l'esprit ;
- très généralement, j'en profite pour rappeler à ceux d'entre vous, s'il y en a, qui n'auraient pas lu l'Essai sur le don, que la force du texte de Mauss tient principalement en deux éléments :
a) faire de la triple obligation donner-recevoir-rendre une constante anthropologique, c'est-à-dire valable pour toutes les civilisations ;
b) ne pas y mettre de morale. C'est le contre-sens le plus souvent commis me semble-t-il par qui entend parler de « don », y voir un côté fleur bleue bien gentil, mais qui ne tient pas à côté du « vrai commerce ». Mauss montre au contraire avec force que le don (quand je dis don, c'est tout le processus « donner-recevoir-rendre ») est, selon sa fameuse expression, un « fait social total », autrement dit un système socialement organisé, et donc, dans les faits, coercitif : qui ne respecte pas la « triple obligation » sera, au moins, voué à la honte et à la vindicte.
Ajout le 07.01 : cette formulation n'est pas fausse, mais, un peu trop durkheimienne dans l'esprit, elle réduit le cycle du don à un processus social coercitif. Un des aspects mis en valeur par Mauss - et qui, justement, si on le privilégie trop par rapport à l'aspect coercitif, aboutira au « côté fleur bleue » - est la part d'autonomie personnelle présente dans le don, dans le choix de ce que l'on rend, du moment où l'on rend - part évidemment différente et plus ou moins codifiée selon les sociétés, et selon les dons : certains cycles officiels du don, qui donnent lieu à des fêtes collectives, sont plus « règlementés » que des cycles privés, qu'ils concernent des familles ou des particuliers. Je rappelle enfin, quitte à faire des précisions, que ce n'est pas d'aujourd'hui que le don cohabite, dans une même société, avec des échanges marchands (cf. l'exemple des Trobriand, où il y a plusieurs formes d'échange. La Kula est ce qui intéresse le plus les Sauvages et Malinowski, mais elle n'est pas la seule forme d'échange pratiquée.) Fin de l'ajout.
J.-C. Michéa rappelle : "L'un des principes de la logique du don est que le retour (...) doit toujours être différé (le paiement monétaire étant précisément l'invention économique qui permet d'interrompre le cycle du don en réglant ses dettes sans attendre). Le temps apparaît donc comme l'élément premier dans lequel peuvent se construire les relations humaines véritables (et l'argent, de ce point de vue, peut être défini comme ce moyen d'acheter du temps qui nous dispense d'entrer en relation avec autrui)." (EMM, p. 159)
J'ajouterai cette suggestion : si le don est une constante anthropologique de l'espèce humaine, par conséquent un des éléments qui différencie l'homme de l'animal, et si l'un des ressorts fondamentaux du cycle du don est le délai - j'écrirai presque la différance, si, connaissant mal Derrida, je ne craignais de transporter ici nombre de connotations mal contrôlables -, il faut en conclure que la réciprocité (au sens fort : rappelons qu'il faut toujours rendre plus que ce qu'on vous a donné) et la capacité de prendre son temps sont des constituants fondamentaux de la nature humaine. Difficile ici de ne pas tenir compte des composantes érotiques de cette définition (rendre plus à l'autre que ce qu'il vous donne, et différer judicieusement le moment où l'on rend), difficile ensuite de ne pas repenser à l'hypothèse que j'avais glissée en passant il y a un an, voici l'extrait :
"Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » (Exorcismes spirituels, vol. 2, p. 287). La culture comme échappée de la procréation ?"
Le cycle du don serait alors d'autant plus un « fait social total », et le plus important des « faits sociaux totaux », qu'il serait une sorte de conséquence de cette naissance de la culture, en tant qu'elle serait fondée par la différence d'approche du rapport sexuel de l'espèce humaine par rapport aux autres espèces, et sur une certaine maîtrise de soi, du temps, du rapport à l'autre (Michel Schneider évoque ainsi, au détour d'une ligne, l'éjaculation précoce comme une « identification trop grande et trop prompte à l'autre » (Voleurs de mots, Gallimard, 1985, p. 357) - où le manque de maîtrise de soi-même rejoint l'inconscience de l'altérité... pour aboutir au désastre !).
(Evitons tout malentendu : nous ne sommes pas chez Desmond Morris ou à la fin du film La guerre du feu, où l'accession à l'humanité est symbolisée par le passage de la « levrette » à la « position du missionnaire », odieux et paresseux matérialisme moralisateur totalement hors de notre propos...)
...voilà qui nous éloigne de Jean-Claude Michéa. Je vous laisse y réfléchir si cela vous tente, vous rappelle cet autre texte sur l'art et la procréation, et finis cette « présentation » par un point de détail. Dans mon récent opus consacré à Nicolas Sarkozy (dont le rapport au temps n'est pas très raffiné... Espérons pour Carla qu'il est plus « humain » au lit... Il est vrai que s'il ne semble pas avoir beaucoup de « possibilités existentielles », il n'a pas l'air de les « épuiser dans la procréation »), j'ai parlé de notre Président comme d'un trotskyste, m'inspirant du thème de la Révolution permanente. Sans doute était-ce un écho inconscient de ce passage de La double pensée, sur lequel je suis retombé en préparant ces notes :
"L'Etat libéral est philosophiquement contraint d'impulser une révolution culturelle permanente dont le but est d'éradiquer tous les obstacles historiques et philosophiques à l'accumulation du Capital et, en premier lieu, à ce qui en constitue de nos jours la condition de possibilité absolue : la mobilité intégrale des individus - mobilité dont la forme ultime est évidemment l'invitation, signifiée à toutes les monades humaines, à circuler sans fin sur tous les sites du marché mondial. Marx avait parfaitement saisi cette dimension majeure du libéralisme moderne lorsqu'il écrivait que la bourgeoisie, à la différence de toutes les classes dominantes antérieures, ne pouvait pas exister « sans révolutionner constamment l'ensemble des rapports sociaux »." (p. 115)
Remarquons incidemment que cette connexion entre mobilité et esclavage moderne se trouvait il y a des années dans Hécatombe. Notre dette à nous pour cet emprunt « spontané » à Jean-Claude Michéa étant ici réglée, avec intérêt espérons-le... restons-en là pour aujourd'hui.
Bon, Dieudonné...
Je lis chez le maître (propos recopiés le 3 janvier en fin d'après-midi) :
"Il me semble comprendre parfaitement la démarche de Dieudonné dans un monde où il est impossible de dire non. Les Irlandais votent-ils non ? Ils devront revoter. Les Français ont-ils voté non ? On leur concocte vite fait un mini traité simplifié modificatif. Dans l’impossibilité de dire non, Dieudonné a donc décidé de lâcher un gros pet en scène (pet sur scène pour les hommes de mauvaise volonté), et, foi de pétomane, c’est parfaitement réussi. « NON », ils n’entendent pas ; mais « PROUT », ils sentent encore.
Ce n’est pas seulement le négationnisme qui est réprimé dans ce monde mais la négation. Aussi, si vous ne pouvez pas bombarder New York, votez ; mais votez PROUT. Si vous ne pouvez pas le dire avec des avions (le NON de Dieu), dites le avec le trou du cul. Chions, chions, chions sur le monde merdiatique."
Le PROUT étant effectivement explicitement présent sur scène, ainsi que vous pourrez le constater dans l'amusante vidéo (audible, celle-ci) où Dieudonné évoque son invitation à R. Faurisson.
Que répondre ? Rappelant que de mon côté je n'ai accusé Dieudonné d'aucun « crime », mais d'une « connerie » (au sens d'erreur), je maintiens ce que j'ai écrit à chaud : d'une part - ce qui n'est pas, on s'en doute, la faute de Dieudonné - il est fort regrettable que le climat actuel ne permette guère des actions politiques concertées et, cela fait partie du jeu, quelque peu renommées, entre Juifs et Noirs, j'entends par là des actions et des travaux sur le colonialisme et contre le « néo-colonialisme » (je mets des guillemets parce qu'en réalité il s'agit simplement de la continuation du colonialisme avec l'adjonction d'autres moyens), autrement dit il est regrettable que des minorités ne puissent que très difficilement allier leurs forces pour critiquer ce qu'il y a eu de pire dans la civilisation occidentale, ce qui aussi a contribué à détruire la civilisation occidentale ; d'autre part on ne peut pas dire qu'en faisant son « coup » Faurisson, Dieudonné contribue à revenir sur ce désagréable état de faits. J'ajouterai aujourd'hui que le « pet » de Dieudonné eût pu être plus subtil : je n'ai pas trouvé très fine l'introduction de son spectacle du Zénith, où il explique qu'il a cherché ce qu'il pouvait faire maintenant pour choquer ; disons qu'un simple communiqué relatant un « échange de vues » entre MM. Dieudonné et Faurisson, ou quelque chose comme ça, serait certes tombé sous le coup de mon objection principale, mais aurait été moins aisément déchiffrable que ce « regardez, je vais vous choquer ». L'histoire du baptême avec J.-M. Le Pen comme parrain était de ce point de vue plus réussie, plus difficile à décrypter (et m'avait arraché un sourire), une façon de dire « Vous n'y comprenez rien ? Vous croyez tout comprendre ? Vous n'y croyez pas ? Dans tous les cas, bien fait pour votre gueule... ». Peut-être certes est-il un peu facile de faire ce genre de critique et de distinguo après coup.
Voilà...
Concluons avec notre « vingt plus belle » du jour. Sissy Spacek reste l'actrice de deux films, l'émouvant Badlands et l'assez incroyablement réussi Carrie. Sa beauté indéniable mais parfois proche de la laideur, et indéniable notamment parce que parfois proche de la laideur, y a admirablement représenté la femme innocente et peu sûre d'elle qui se donne totalement, que l'on n'a pas le droit de trahir, sous aucun prétexte. Ne pas rendre à la vierge ce qu'elle vous a donné, c'est la renvoyer à l'animalité... - Trahir l'innocence et la confiance : péché mortel !
Libellés : Badiou, Castoriadis, Cohn-Bendit, Debord, Dieudonné, Faurrisson, Hegel, Lefort, Leroux, Les vingt plus belles actrices, marx, Mauss, Michéa, Muray, Orwell, Rousseau, Schneider, TCE, Voyer
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