Au Bonnard du jour... (III) Le réalisme politique et les démons.
Continuons, en attendant peut-être des analyses plus provocatrices (plus "Charlie"), à retranscrire du Bonnard. Si, comme le dit le maître, "tout ce qui est israélien est coupable", tout ce qui est aujourd'hui de gauche l'est autant, par bêtise, bassesse, haine des pauvres ou conformisme, qu'importe. (C'est vrai aussi pour ceux qui sont aujourd'hui de droite, mais ça tout le monde le sait.) Qu'Abel B. donc nous aide à affiner nos arguments contre les Caïn (catins ?) politiciens contemporains. Tout ce qui est maçon est coupable, tout ce qui est démocratiste (au sens où Maurras pouvait écrire : "La démocratie n'est pas un fait. La démocratie est une idée. (...) Le démocratisme seul existe ; il n'est pas de démocratie.". Un propos auquel Jacques Rancière devrait souscrire...) est coupable.
"Après les élections de 1885, [Jules Ferry] accuse les radicaux d'avoir fatigué le pays, en ne lui parlant que de réformes. Il félicite les paysans républicains de leur esprit conservateur, sans prévoir que la République le leur ôtera, et ainsi il fait preuve de cette inconséquence qu'ont manifestée après lui les plus honnêtes des républicains, quand ils sont réduits à espérer que leur pays gardera quelques-unes des qualités que leur parti travaille à lui enlever. (…) C'est une des lois les plus certaines de la politique que tout régime a un contenu d'idées et de sentiments qui, de son origine à sa fin, le forcent d'agir selon ce qu'il est : comme l'araignée, il tire de son ventre le réseau qu'il tend sur les choses, et cette fatalité n'est jamais plus rigoureuse, que lorsqu'il s'agit, comme c'est le cas pour la République française, d'un régime constitué dans les discordes civiles et né avec une âme de parti ; il ne lui est permis d'exister que selon soi-même. Il ne saurait devenir meilleur, s'il s'agit pour lui de devenir autre. La troisième République périra sans avoir changé, puisque changer, pour elle, ce serait déjà périr. Ce que Ferry essaya, d'autres l'avaient tenté avant lui. (…) Quand certains conservateurs, séduits par Thiers, acceptèrent de faire, selon la niaise expression de l'un d'eux, un essai loyal de la République, tandis qu'ils se targuaient d'être des hommes pratiques, en reconnaissant que la monarchie n'était plus possible en France, ils cédaient à la plus trompeuse des chimères, en s'imaginant qu'une République conservatrice le serait, et ils rêvaient ce régime selon les théories qui sont dans les livres, au lieu de le prévoir d'après les républicains qu'ils avaient sous les yeux. Le premier réalisme, en politique, est de connaître les démons qui sont cachés dans les mots. La République ne saurait exister en France hors des passions qu'elle a excitées. Sans doute, si l'on considérait l'histoire du régime actuel, jusqu'à cette affaire Dreyfus qui lui donna autant de vigueur qu'elle en ôta à la France, on verrait que souvent les modérés ont paru y gouverner, et il serait facile, en les opposant aux radicaux, de présenter cela comme la lutte de deux tendances contraires de la République. Mais nous ne croyons pas que cette interprétation soit exacte. Bien loin de monter du fond du régime, ces ministères modérés furent seulement, à sa surface, le dernier soupir d'un esprit venu du dehors, et comme la manifestation suprême de toutes les conceptions générales que la République allait détruire. Les hommes qui les formaient, tout en se croyant républicains, n'auraient rien eu à changer en eux pour servir un autre régime ; ils s'y seraient même sentis plus à l'aise, et si leur esprit de modération resta sans vigueur et sans vertu, ce fut précisément parce qu'il ne trouva dans la substance de la République rien qui pût le nourrir. En dépit des ménagements nécessaires et des adoucissements superficiels, la troisième République n'est que la continuation ou la reprise de la première : elle s'éloigne du réel par les mêmes chimères et s'y raccroche par les mêmes passions ; elle agit par les mêmes ressorts, détendus seulement. Elle est de la Révolution ralentie et de la Terreur délayée et il suffit d'un regard pour s'apercevoir qu'entre elles deux, les ressemblances foisonnent. C'est le même culte des mots abstraits, qui n'apporte rien à l'âme, mais ne coûte rien à l'envie, et préserve les petits esprits d'avoir à admirer réellement des supérieurs. C'est le même rôle donné à la délation ; c'est la même aversion pour les généraux, et la façon dont la Chambre s'arroge tous les pouvoirs ne fait que copier en grisaille l'omnipotence de la Convention. Les places et les faveurs se distribuaient sous le Directoire exactement selon les mêmes règles qui sont suivies à présent. Sans doutes les moeurs se sont amollies, mais elles pourraient, en un instant, reprendre leur ancienne cruauté ; que les circonstances deviennent critiques pour les hommes du parti dominant, leur premier mouvement est de se maintenir par la terreur.
Toute la France les a vus, dans un moment tragique [le 6 février 1934], faire la grimace de l'acte qu'ils n'ont pas osé accomplir et leur seul remords est sans doute d'avoir été timides.
Toutes ces ressemblances se résument en une seule : la troisième République, comme la première, résulte de la domination d'un parti." (Éd. Soral, pp. 20-23 ; Grasset, pp. 27-31. A noter de légères différences, sans atteinte au sens, mais tout de même les premières que je constate, entre l'édition Kontre Kulture et celle des années 30. Je suis la leçon de 1936).
On objectera que la Ve République n'est précisément pas la Troisième : c'est une des questions que je me pose en ce moment. Ce qui est certain, c'est que, si parenthèse gaulliste il y a eu, le « parti » évoqué par A. Bonnard, a tout fait depuis pour la refermer. Tout ce qui est maçon est coupable, tout ce qui est démocratiste est coupable, tout ce qui est de gauche ou de droite est coupable.
(La phrase de Maurras est citée, avec la coupure, par Jean Madiran dans son Maurras, Nouvelles Éditions Latines, 1992, p. 88 n.)
"Après les élections de 1885, [Jules Ferry] accuse les radicaux d'avoir fatigué le pays, en ne lui parlant que de réformes. Il félicite les paysans républicains de leur esprit conservateur, sans prévoir que la République le leur ôtera, et ainsi il fait preuve de cette inconséquence qu'ont manifestée après lui les plus honnêtes des républicains, quand ils sont réduits à espérer que leur pays gardera quelques-unes des qualités que leur parti travaille à lui enlever. (…) C'est une des lois les plus certaines de la politique que tout régime a un contenu d'idées et de sentiments qui, de son origine à sa fin, le forcent d'agir selon ce qu'il est : comme l'araignée, il tire de son ventre le réseau qu'il tend sur les choses, et cette fatalité n'est jamais plus rigoureuse, que lorsqu'il s'agit, comme c'est le cas pour la République française, d'un régime constitué dans les discordes civiles et né avec une âme de parti ; il ne lui est permis d'exister que selon soi-même. Il ne saurait devenir meilleur, s'il s'agit pour lui de devenir autre. La troisième République périra sans avoir changé, puisque changer, pour elle, ce serait déjà périr. Ce que Ferry essaya, d'autres l'avaient tenté avant lui. (…) Quand certains conservateurs, séduits par Thiers, acceptèrent de faire, selon la niaise expression de l'un d'eux, un essai loyal de la République, tandis qu'ils se targuaient d'être des hommes pratiques, en reconnaissant que la monarchie n'était plus possible en France, ils cédaient à la plus trompeuse des chimères, en s'imaginant qu'une République conservatrice le serait, et ils rêvaient ce régime selon les théories qui sont dans les livres, au lieu de le prévoir d'après les républicains qu'ils avaient sous les yeux. Le premier réalisme, en politique, est de connaître les démons qui sont cachés dans les mots. La République ne saurait exister en France hors des passions qu'elle a excitées. Sans doute, si l'on considérait l'histoire du régime actuel, jusqu'à cette affaire Dreyfus qui lui donna autant de vigueur qu'elle en ôta à la France, on verrait que souvent les modérés ont paru y gouverner, et il serait facile, en les opposant aux radicaux, de présenter cela comme la lutte de deux tendances contraires de la République. Mais nous ne croyons pas que cette interprétation soit exacte. Bien loin de monter du fond du régime, ces ministères modérés furent seulement, à sa surface, le dernier soupir d'un esprit venu du dehors, et comme la manifestation suprême de toutes les conceptions générales que la République allait détruire. Les hommes qui les formaient, tout en se croyant républicains, n'auraient rien eu à changer en eux pour servir un autre régime ; ils s'y seraient même sentis plus à l'aise, et si leur esprit de modération resta sans vigueur et sans vertu, ce fut précisément parce qu'il ne trouva dans la substance de la République rien qui pût le nourrir. En dépit des ménagements nécessaires et des adoucissements superficiels, la troisième République n'est que la continuation ou la reprise de la première : elle s'éloigne du réel par les mêmes chimères et s'y raccroche par les mêmes passions ; elle agit par les mêmes ressorts, détendus seulement. Elle est de la Révolution ralentie et de la Terreur délayée et il suffit d'un regard pour s'apercevoir qu'entre elles deux, les ressemblances foisonnent. C'est le même culte des mots abstraits, qui n'apporte rien à l'âme, mais ne coûte rien à l'envie, et préserve les petits esprits d'avoir à admirer réellement des supérieurs. C'est le même rôle donné à la délation ; c'est la même aversion pour les généraux, et la façon dont la Chambre s'arroge tous les pouvoirs ne fait que copier en grisaille l'omnipotence de la Convention. Les places et les faveurs se distribuaient sous le Directoire exactement selon les mêmes règles qui sont suivies à présent. Sans doutes les moeurs se sont amollies, mais elles pourraient, en un instant, reprendre leur ancienne cruauté ; que les circonstances deviennent critiques pour les hommes du parti dominant, leur premier mouvement est de se maintenir par la terreur.
Toute la France les a vus, dans un moment tragique [le 6 février 1934], faire la grimace de l'acte qu'ils n'ont pas osé accomplir et leur seul remords est sans doute d'avoir été timides.
Toutes ces ressemblances se résument en une seule : la troisième République, comme la première, résulte de la domination d'un parti." (Éd. Soral, pp. 20-23 ; Grasset, pp. 27-31. A noter de légères différences, sans atteinte au sens, mais tout de même les premières que je constate, entre l'édition Kontre Kulture et celle des années 30. Je suis la leçon de 1936).
On objectera que la Ve République n'est précisément pas la Troisième : c'est une des questions que je me pose en ce moment. Ce qui est certain, c'est que, si parenthèse gaulliste il y a eu, le « parti » évoqué par A. Bonnard, a tout fait depuis pour la refermer. Tout ce qui est maçon est coupable, tout ce qui est démocratiste est coupable, tout ce qui est de gauche ou de droite est coupable.
(La phrase de Maurras est citée, avec la coupure, par Jean Madiran dans son Maurras, Nouvelles Éditions Latines, 1992, p. 88 n.)