jeudi 30 octobre 2008

"Il faut indiquer le bon paradigme" - nom de Dieu !

(Un messsage « personnel » pour commencer : le maître a non seulement donné un lien vers mon texte précédent, mais il a pris la peine d'en fournir une version imprimable, avec mise en évidence des citations, qui à n'en pas douter vous facilitera la lecture. Il vous sera toujours loisible de revenir à mon comptoir après coup, y contempler le délicieux minois de Lilian Gish. Merci beaucoup !)



Peut-être certains d'entre vous, en lisant mes textes sur Bouvard et Pécuchet ou la sagesse antique, ont-ils eu l'impression de me voir tomber dans une sorte d'acquiescement béat à la tradition, au sens commun - au conformisme de masse. Je découvre dans un texte de Vincent Descombes consacré à Wittgenstein en 2001 ("Le consensus humain décide-t-il du vrai et du faux ?", in Wittgenstein, état des lieux, dir. E. Rigal, Vrin, 2008) une mise au point sur l'aspect proprement philosophique de la référence au « consensus humain ». Le raisonnement que je vais retranscrire n'est donc pas strictement applicable, tel quel, à mes considérations personnelles ; le malentendu qui a pu se produire à la lecture de certaines thèses de Wittgenstein me semble néanmoins assez proche - toutes proportions gardées, etc. - de celui que mes idées sur le sens commun pouvaient provoquer.

Le but de l'article de V. Descombes est de montrer que l'on a fait un mauvais procès à Wittgenstein, en l'accusant d'avoir substitué à l'idéalisme classique, qu'il a si brillamment critiqué, un « idéalisme linguistique » reposant en dernière analyse sur l'idée que ce qui est vrai l'est parce que les gens disent que c'est vrai - que « le consensus humain décide du vrai et du faux ». Certaines remarques anti-anti-conformistes de Wittgenstein pourraient sembler aller dans ce sens, mais Vincent Descombes montre qu'il n'en est rien.

Plutôt que de retracer toute la démonstration - qu'il vous est loisible de lire -, j'en retranscris la fin. Après avoir résumé les objections de Wittgenstein contre l'« idéalisme classique », V. Descombes enchaîne sur l'« idéalisme linguistique » :

"Nous pouvons imaginer un idéaliste classique qui aurait décidé de transformer sa théorie de la connaissance en idéalisme linguistique. Convaincu par les arguments contre l'objet privé, averti des confusions entourant le recours à des données immédiates de la conscience, il renonce à justifier l'énoncé sur le non-moi « Il pleut » par l'énoncé sur le moi « Il m'apparaît qu'il pleut et je ne trouve pas de raison particulière de douter que cette apparence soit véridique ». Mais il ne renonce pas à l'idée qu'il doit donner une justification ultime de son assertion. Il nous renvoie maintenant à une garantie que donnerait le jeu de langage ou le consensus : dans ma langue, dira-t-il, ou dans ma communauté, on dit que quelqu'un sait de quelle couleur est l'objet s'il lui attribue la même couleur que les autres ; on dit qu'il sait s'il pleut, ou encore qu'il sait employer « Il pleut » conformément à la règle, lorsqu'il dit lui-même « Il pleut » en accord avec le jugement des autres, ou de la majorité des autres.

A cela, Wittgenstein objecte, comme toujours, qu'une philosophie descriptive ne trouve pas trace de cet appel à la communauté dans la démarche d'un sujet qui dit : « Ceci est rouge », ou bien : « Il pleut ». Je sais le français, cela veut dire seulement que je sais appliquer les règles, pas que je fais dépendre ma réaction de ce qu'une majorité des francophones diront dans le cas en question. Sans doute, si tout le monde disait autrement que moi, je serais stupéfait. Mais, dans le cas où le désaccord se reproduirait régulièrement, la conclusion que je devrais tirer ne serait pas que je me suis trompé, mais plutôt que nous ne parlons plus la même langue.

Est-il éclairant de signaler les aspects idéalistes de la théorie conventionaliste de la vérité ? Cela n'est éclairant que si l'on peut transposer au nouvel idéalisme le diagnostic et le remède qu'on avait appliqué à la forme classique. Ce dernier [sic] se caractérisait par le fait qu'il tentait de donner une réponse à une question insoluble : comment atteindre un au-delà des apparences lorsqu'on ne dispose pour tout point de départ que des apparences ?

Il y a dans la question posée une confusion entre deux jeux de langage. Dans le cas de l'idéalisme phénoménologique, on confondait décrire les objets et décrire l'expérience. Dans le cas de l'idéalisme linguistique, on confond, selon la comparaison de Wittgenstein au § 241 des Recherches, l'opération d'instaurer un système de mesure (de fixer par exemple l'unité de mesure) et l'opération d'appliquer ce système.

On a vu comment l'idéalisme classique procédait, selon Wittgenstein, d'une confusion favorisée par l'ambiguïté de l'expression « l'objet que je vois » (est-ce l'arbre qui peut brûler, l'objet physique, ou est-ce l'objet intentionnel, le donné visuel ?). De même, dans l'idéalisme linguistique, la confusion est facilitée par le fait que c'est la même phrase, par exemple « ceci est rouge » ou « ceci est une chaise », qui sera utilisée :

1) Tantôt pour décrire, à l'aide d'une forme de description déjà instaurée, déjà mise en circulation, un objet particulier (ce rideau est rouge, ce meuble est une chaise).

2) Tantôt pour fixer le sens (l'usage) du mot, pour choisir et isoler un échantillon qui fera office, désormais, de « paradigme ». Comment est-ce quand c'est rouge ? On montre un échantillon de rouge. Wittgenstein l'illustre par le dialogue suivant :

« Ceci me semble rouge. » - « Et comment est-ce, rouge ? » - « Ainsi. » Et il faut ici indiquer le bon paradigme. [Fiches, 420.]

La distinction entre les deux jeux, celui de l'accord sur la définition (détermination du paradigme ou de la mesure) et celui de l'accord sur le jugement, est précisément ce qui permet de parler d'une comparaison de la proposition avec la réalité, et donc de sortir des paradoxes du représentationnisme :

« Qu'une proposition empirique soit vraie et une autre fausse, cela ne fait pas partie de la grammaire. Appartiennent à la grammaire toutes les conditions (la méthode) nécessaires pour comparer la proposition à la réalité. Autrement dit, toutes les conditions nécessaires pour la compréhension du sens. » [Grammaire philosophique, § 45]

Sans doute, si les gens cessaient d'être d'accord sur le fait que ceci (que je vous montre tout en parlant) est de la même couleur que l'échantillon conventionnel, ou que ceci (que je vous montre) a la même longueur que l'unité conventionnelle, ce serait un désastre : nous n'aurions plus véritablement de langage commun ou un système de mesure commun. Toutefois, cet accord dans l'application, cette constance dans les résultats, Wittgenstein ne les fonde nullement sur la convention, sur l'accord humain, mais il les renvoie à la nature des choses : « C'est toujours par la grâce de la nature que l'on sait quelque chose. » [De la certitude, § 505]

CONCLUSION

(...) 1) Qu'est-ce que Wittgenstein reproche à l'idéalisme ? Il lui reproche de commettre la faute philosophique qu'il caractérise ainsi : persister à demander le pourquoi d'un acte ou d'une pratique, alors que la seule réponse correcte, la seule réponse intelligible, a été donnée. Par exemple, je réponds « J'ai vu qu'il pleuvait » pour expliquer comment je pouvais affirmer qu'il pleuvait, ou je réponds « J'ai appris à parler ainsi » pour expliquer que je qualifie de « rouge » les objets rouges. Au-delà de cette réponse par la pratique et l'apprentissage, ce qui bien entendu ne saurait suffire au théoricien critique de la connaissance, il n'y a plus que de fausses réponses à une fausse question. Ces justifications par l'impression privée ou par la convention humaine ne justifient rien (....) parce qu'elles reposent sur une assimilation fallacieuse d'un jeu de langage à un autre.

2) Est-ce que l'argument construit par Wittgenstein contre l'idéalisme du sujet individuel vaut aussi contre un idéalisme communautaire ? Oui, s'il est transposé ainsi : l'erreur est de confondre le jeu de langage qui détermine a priori les conditions dans lesquelles une expression descriptive de notre langage sera comparée à la réalité et le jeu de langage dans lequel nous utilisons ces expressions avec la prétention qu'elles soient vraies ou fausses. Ainsi, la réponse de Wittgenstein au reproche d'avoir fait du consens humain ce qui décide du vrai tient bien finalement dans la distinction :

« C'est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c'est dans le langage que les hommes s'accordent. » [Recherches philosophiques, § 241]" (pp. 202-205)


On remarquera pour finir - avec je le répète toutes les précautions nécessaires à l'application à un domaine esthético-moral de thèses proprement philosophiques, que lorsque Flaubert renvoie dos à dos certains des grands courants d'idées de son temps (« Je trouve le Matérialisme et le spiritualisme deux impertinences égales. » ; « la loi Ferry. Ceux qui la défendent et ceux qui l'attaquent m'embêtent également. »), il joue avec ces deux niveaux de jeux de langage, jugeant du point de vue de « l'accord dans le langage » des discussions sur « ce qui est vrai et faux ». Il n'est pas le seul à le faire, et son attitude n'a rien en soi d'illégitime : encore faut-il être conscient de ce que l'on fait, et savoir émettre des jugements à l'intérieur d'un même jeu de langage. Sinon, comme disent les enfants, « c'est vraiment trop facile. »









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P.S. : Dans son intéressant portrait de Condoleezza Rice, T. Meyssan prête à « Condi » une relation homosexuelle avec Mme Tzipi Livni. J'ignore si c'est vrai, mais j'avoue que le célinien en moi s'est vite réveillé en apprenant cela, et a imaginé ce que Ferdinand aurait écrit, avec toute la fascination et tout le dégoût que cela aurait certainement suscités en lui, sur ces étreintes saphiques entre une juive et une négresse. Si l'on ajoute à cela la révélation (pour moi, en tout cas, apparemment « tout le monde savait ») des moeurs tarlouzardes de J. Haider - certes il est loin d'être le premier facho pédé (comme dit un ami, à force d'aimer les couilles bien accrochées, on finit par avoir envie de s'y accrocher), mais tout de même, ça fait sourire -, on se prend vraiment à regretter que Céline ne revienne pas passer quelques semaines chez nous pour nous donner ses impressions. Il y a là place à un morceau d'anthologie. Vive la réalité !

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dimanche 26 octobre 2008

Tous les autres s'appellent Meyer - ou « la grâce divine du cosmopolitisme ».

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(Peut-être vais-je arriver à vous le donner, ce texte sur le sport en général, et les Jeux Olympiques en particulier... L'essentiel en a été rédigé avant la crise, ce goûteux « 11 septembre financier » : ce n'est pas dramatique, mais je le précise, afin que certaines phrases ne paraissent pas écrites dans un esprit d'ironie - ou d'inconscience.)


Première partie.

Deuxième partie.

Troisième partie.

Quatrième partie.

Cinquième partie.

Sixième partie.

Septième partie.

Huitième partie.

Notes.

Annexe.




I. Guénon, Musil

Je récapitule : dans le bel extrait de La crise du monde moderne que j'ai retranscrit il y a quelques semaines, Guénon fait de « la manie anglo-saxonne du “sport” » un symbole de « l'idéal de [notre] monde » et de la chute imminente de celui-ci : "ses héros, ce sont des athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent ; un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin."

Les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, suivis trois années plus tard de la Seconde Guerre mondiale, donnent quelque crédit à cette thèse du sport comme symbole et acteur de l'abrutissement collectif moderne, abrutissement destructeur des traditions comme du monde moderne lui-même. Il faut néanmoins reconnaître que non seulement le sport, en tant que cérémonie collective, a survécu à l'hitlérisme, mais qu'il s'en est, au moins jusque dans les années 70, dont on s'accorde à reconnaître qu'elles sont celles du réel essor du dopage, d'autant mieux porté.

(Je précise ici pour n'y plus revenir autrement peut-être que par allusions : je connais tous les travers du sport contemporain, et principalement du football, les sommes d'argent, « sale » ou non, qui y circulent, le cynisme, le dopage, les affaires de viol, partouze et drogue que l'on commence à retrouver chaque semaine dans L'Équipe, etc., etc. C'est à travers le prisme du rôle de l'individualisme que l'on retrouvera tout ça. Le reste n'est pas vraiment mon sujet. D'ailleurs, et j'y reviendrai, je ne suis pas convaincu que l'argent change grand-chose à la nature du sport, ni à l'éventuel plaisir que l'on prend à regarder un match ; à ce qui se passe autour, aux interviews, oui ; à la compétition elle-même, beaucoup moins.)

Dans ce contexte, j'avais été frappé par cette nouvelle coïncidence entre l'approche de Guénon et celle de Musil - deux contemporains, je le rappelle : Musil, au même moment que Guénon, insiste sur l'importance du sport en terreau démocratique. C'est pourquoi j'avais retranscrit le chapitre de L'homme sans qualités consacré au « cheval de course génial » (Première partie, ch. 13), chapitre typiquement musilien, en ce qu'il montre que le fait que l'on puisse relier conceptuellement la notion de génie et l'activité d'un cheval de course relève d'un triple mouvement :

- la décadence de l'idée traditionnelle, on peut dire noble, du génie (dont il faut tout de même se demander à quel point elle a pu inspirer les hommes dans le passé) ;

- l'essor de ce que Guénon appela le « règne de la quantité » : "Un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d'entre eux est vraiment reconnu comme tel." Dans cet ordre d'idées, on peut noter que Godard s'est souvent amusé à comparer le journalisme sportif et la critique artistique au détriment de celle-ci, montrant que celui-là est au moins obligé de respecter quelques faits concrets (ne serait-ce que l'identité du vainqueur), alors que le critique peut sanctifier du nom de « chef-d'oeuvre » ou d'« auteur » n'importe quoi ou n'importe qui, dans le flou - artistique, évidemment - le plus complet ;


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- les points communs réels entre l'effort du cheval de course ou du boxeur, et celui de l'homme de l'ère de l'individualisme, y compris un autre grand représentant de l'individualisme moderne, le scientifique : "Les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d'un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu'il s'agisse de deviner le point faible d'un problème ou celui d'un ennemi en chair et en os. Si l'on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes ; bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser. (...) En ce qui concerne Ulrich, on doit même dire qu'il avait été de quelques années en avance sur son temps dans ce domaine. Car c'est précisément de la manière dont on améliore ses performances d'une victoire, d'un centimètre ou d'un kilo, qu'il avait pratiqué la science. Son esprit devait prouver son acuité et sa force, et il avait fourni un travail de force." Avec ici comme ailleurs cette conscience d'une part que les qualités requises par ces efforts sont des qualités respectables en elles-mêmes, d'autre part qu'en temps démocratique on ne se débarrasse pas aisément d'un tel état d'esprit « combatif ».



II. Rabinbach, Mintz, Musil

On s'en débarrasse d'autant moins que ce travail de rapprochement des qualités nécessaires à et induites par la pratique du sport, et des qualités requises par la démocratie et le capitalisme, fut une des grandes tâches auxquelles le XIXe siècle a travaillé : parmi d'autres, un livre comme Le moteur humain, de Anson Rabinbach (que j'ai déjà brièvement évoqué), montre clairement à quel point les philanthropes et scientifiques qui ont voulu trouver des correctifs à l'incroyable dureté de la vie en usine ont petit à petit bâti un nouveau corps humain, centré sur la répétition de l'effort et la meilleure résistance possible à cet effort. "L'idéal de ce monde, c'est l'« animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire", écrit Guénon : la référence à l'animal est une bonne intuition, mais la phrase entière n'est pas tout à fait juste, ou du moins incomplète : car il s'est agi, comme je viens de l'écrire, de développer à la fois la force et la résistance, la capacité d'effort et la résistance à l'effort, en un double mouvement où l'on voit bien à quel point se mêlèrent philanthropie (si les ouvriers dosent mieux leurs efforts, et si on les y aide, leurs conditions de travail et de vie s'amélioreront) et dressage capitaliste (volonté d'utilisation optimale de la force de travail).

(J'ouvre ici une triple parenthèse :

- un chapitre du livre de M. Rabinbach est consacré à Marx : l'auteur y montre comment celui-ci s'est, à peu près au moment où il rédige Le capital si ma mémoire est bonne, rallié à la doxa dominante de cette « force de travail », énergie présente en chacun et qu'il s'agit d'utiliser et de canaliser au mieux, qui selon A. Rabinbach, c'est tout l'objet de son livre, s'est graduellement imposée dans la seconde partie du XIXe siècle. Ce serait là une des racines conceptuelles du productivisme du marxisme classique, par opposition aussi bienau côté un peu baba-cool du jeune Marx, pour le dire vite et un peu méchamment, qu'à l'angoisse du gendre de Marx, Lafargue, face à cette évolution (cf. Le droit à la paresse) ;

- plus généralement, A. Rabinbach décrit bien toute la dialectique qui traversa le XIXe siècle et qui aboutit finalement au taylorisme : jusqu'où mener le dressage ? Apprendre l'hygiène nécessaire, dans le cadre de la grande ville industrielle, c'est bien sauver des ouvriers de la maladie voire de la mort, mais c'est aussi se mêler de leur vie privée, diriger leurs comportements les plus quotidiens, etc. Rabinbach autant que je me souvienne ne formule pas explicitement cette idée, mais il montre que si le fordisme, qui repose sur l'idée inverse : on peut demander beaucoup de choses à l'ouvrier du point de vue de la rentabilité pendant ses heures de travail, mais d'une part on le paie bien, d'autre part ensuite on lui fout la paix, si le fordisme - ou ce qu'on appelle le « compromis » fordiste, s'est imposé, c'est parce que les corps étaient déjà dressés (autrement dit, les bases du compromis n'avaient pas été définies par les ouvriers) : à la fois efficaces dans le travail et pas trop enclins à se saouler comme des brutes dès la sortie de l'usine (enclins au contraire, avec leur bon salaire, à consommer ce qu'ils produisent ("Je paie mes salariés pour qu'ils achètent mes voitures") ou ce que les autres ouvriers produisent). On sait que depuis une vingtaine d'années environ le mouvement a repris dans l'autre sens, que le travail est de nouveau présent dans la vie des employés largement plus que durant leurs seules heures de présence au bureau - et que, dans le même temps, les « qualités » individualistes évoquées dans le texte de Musil sur le cheval de course, ont repris une importance cardinale dans le discours courant.

- cette dialectique, on la retrouve dans un livre dont je vous ai parlé à quelques reprises en janvier dernier, mais que je n'ai jamais pris temps d'exploiter à sa juste valeur : Sucre blanc, misère noire de S. Mintz, au sujet de l'usage des produits alimentaires sucrés - et principalement du thé - dans la domestication des classes populaires britanniques lors de la révolution industrielle, et plus particulièrement au sujet de l'organisation des pauses pour les repas : à la maison ou à l'usine ? Avec quels aliments ? Sucrés ou non sucrés ? Préparés par qui, en combien de temps, et destinés à être mangés en combien de temps ? Le livre de Mintz est très intéressant, et si je ne pense pas revenir sur toutes ces questions, j'essaierai d'exploiter au mieux certaines des thèses de l'auteur.)

Musil a d'ailleurs bien senti ce rapport du sport, et de l'éducation des réflexes qu'il suppose, avec le dressage, avec les conséquences qui en découlent :

"Il était vrai que la vie du corps devenait un peu trop à la mode, ce qui n'allait pas sans provoquer un sentiment de crainte : le corps, lorsqu'il était parfaitement entraîné, prenait le dessus, et ses mouvements, automatiquement rodés, répondaient si sûrement, sans poser de questions, à la moindre excitation, qu'il ne restait plus à son propriétaire que le sentiment peu rassurant d'être un simple témoin, et qu'il voyait son caractère se confondre presque entièrement avec telle ou telle partie de ce corps..." (I, ch. 7)

(Nouvelle parenthèse : à peu près à la même époque encore, Gombrowicz détaille sur le mode grotesque certains aspects de ce rapport au corps (Ferdydurke, 1937) : la citation est un peu longue, je vous la livre séparément en annexe.)



III Guénon, Musil

Mais tout ceci relève du domaine interne des pays capitalistes. On ne peut s'en contenter, tant il est évident que le sport, au premier chef le football, non seulement a pris une dimension mondiale, mais est un des chevaux de Troie de la mondialisation. Ce qui nous (r)amène à la colonisation, et notamment au problème de la généralisation de l'enculisme qu'elle provoque : quelle portée lui donner ? Dans un texte que j'ai déjà cité, Guénon donne le diagnostic suivant :

"En particulier, l'Occident n'a pas à compter sur l'industrie, non plus que sur la science moderne dont elle est inséparable, pour trouver un terrain d'entente avec l'Orient ; si les Orientaux en arrivent à accepter cette industrie comme une nécessité fâcheuse et d'ailleurs transitoire, car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus, ce ne sera jamais que comme une arme leur permettant de résister à l'envahissement occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il importe que l'on sache bien qu'il ne peut en être autrement : les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence économique vis-à-vis de l'Occident, malgré la répugnance qu'ils éprouvent pour ce genre d'activité, ne peuvent le faire qu'avec une seule intention, celle de se débarrasser d'une domination étrangère, qui ne s'appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que l'industrie met précisément à sa disposition ; la violence appelle la violence, mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les orientaux qui auront recherché la lutte sur ce terrain." (La crise...,p. 155)

J'avais à l'époque noté, à la suite de l'expression : « une nécessité fâcheuse et d'ailleurs transitoire » : "n'était-ce pas là le piège ?" Cette question ne peut avoir de réponse univoque, tant les domaines d'activités et les pays concernés sont différents (je rappelle d'ailleurs, encore un livre que je n'ai pas fini d'exploiter autant qu'il le faudrait, les thèses plutôt rassurantes de M. Sahlins à ce sujet dans La découverte du vrai Sauvage), mais il est clair que le sport se trouve au centre de cette problématique : lorsque les Chinois mettent leur savoir sur les « rapports entre le physique et le moral » auquel C. Lévi-Strauss faisait allusion dans une récente livraison au service de la formation, ou du dressage, dès leur plus jeune âge, de gymnastes « à l'occidentale », jusqu'où se soumettent-ils, et leurs gamins avec, à l'Occident, jusqu'où le battent-ils (ils ont presque tout raflé dans cette discipline) sur son propre terrain, jusqu'où créent-ils une nouvelle synthèse entre différentes cultures ? Questions que l'on pourrait renouveler à l'envi, selon les sports, selon les pays, selon les cultures et leurs rapports (non seulement d'hostilité ou d'admiration, mais de ressemblances ou de différences) avec la culture occidentale, etc. Sans compter, dans le cas notamment de la Chine, qu'il s'agit d'évolutions en cours, pas nécessairement linéaires. Si en tout cas, ce que je vous encourage à faire, on remplace « industrie » par « sport » dans le texte de Guénon que je viens de retranscrire, les mêmes hésitations ("n'était-ce pas là le piège ?") persistent.

On répondra peut-être en soulignant le caractère étatique de cette volonté chinoise - ou, donc, de l'Etat chinois - de battre les Occidentaux sur leur propre terrain : les dictateurs du Parti Communiste chinois soumettraient leur pays à ce processus sans son consentement. Il y a du vrai là-dedans, et cela irait dans le sens de Guénon (le peuple chinois fait ce qu'on lui dit de faire, mais n'en pense pas moins), mais, sans nous relancer dans une théorie de la responsabilité du peuple en milieu démocratique et en milieu dictatorial, on rappellera d'abord que l'on ne peut faire faire à une population d'un milliard d'individus tout ce que l'on veut sans une forme de consentement de sa part, on soulignera ensuite, avec les réserves d'usage sur ce cliché journalistique, que le PC chinois sait tout de même jouer dans cette affaire de la fibre nationaliste.

En ce sens, lorsque je réunissais des éléments pour ce texte sur les JO que j'écris en ce moment tout en récapitulant les conditions de son écriture, espérant ainsi que l'explicitation de mon cheminement sur le sujet rendra plus claire ma démonstration, j'avais été très frappé par ce texte radical de Musil (c'est, en réalité, un commentaire de Jacques Bouveresse) sur les idées d'Etat et de Nation. Vous allez vite voir que nous sommes en plein dans notre sujet. Je souligne que là encore les échos, avec Guénon d'une part (le colonialisme, notamment par rapport au Moyen Orient (l'Angleterre « créant » l'Irak au cours des années 20)), avec notre actualité d'autre part (l'invasion de ce même Irak par les Etats-Unis - tout change et rien ne change... ; la crise Russie-Georgie), sont nombreux.

"Constatant comme une chose qui devrait aller de soi pour tout le monde que « l'Etat de droit moderne n'en est un qu'à l'intérieur, pour l'extérieur c'est un Etat d'injustice et de violence », ce qui rend plus que suspecte la prétention de distinguer des Etats malfaiteurs ou criminels d'autres Etats qui, de façon générale et en particulier dans la question des responsabilités et des réparations, incarneraient le droit et la justice, Musil désigne clairement dans tous les textes de cette époque [l'après-guerre] l'Etat, « non pas en tant qu'organisme administratif, mais en tant qu'être intellectuel et moral », et l'idolâtrie de l'Etat comme l'obstacle principal à la réalisation d'une paix digne de ce nom. Le tort de l'Etat, qui devrait, selon lui, être mené simplement comme une affaire bien gérée, est d'avoir malheureusement aussi des prétentions spirituelles ou éthiques. Ce sont elles qui ont amené les gouvernements européens, en 1914, à exploiter sans vergogne un sentiment irrationnel aussi facile à susciter et à exciter que le patriotisme ; et ce sont elles qui de nouveau, au moment où la guerre se termine, les empêchent de conclure une paix qui corresponde réellement à ce qu'attendent les peuples. Musil pense que l'instauration d'une paix durable entre les nations européennes passe nécessairement par un certain dépérissement des Etats, en tout cas par une redéfinition de leur rôle et un remplacement de la conception magique ou religieuse (qui veut que l'Etat ne puisse représenter pour l'individu désarmé et impuissant que la malédiction ou, au contraire, le salut) par une conception essentiellement instrumentale de l'Etat.

Quant à l'idée de nation, le problème qu'elle pose est que les nations relèvent pour l'instant davantage de l'ordre de l'idéal ou de la fiction pure et simple que de celui de la réalité : « Le vrai Nous est : nous ne sommes les uns pour les autres rien. Nous sommes capitalistes, prolétaires, ecclésiastiques, catholiques... et en vérité imbriqués beaucoup plus dans nos intérêts particuliers et par-delà toutes les frontières que les uns dans les autres. Le paysan allemand est plus proche du paysan français que du citadin allemand, lorsque ce qui est en cause est ce qui meut réellement les âmes.


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On peut assurément nous mettre sous un même chapeau lorsqu'il peut être enfoncé sur la tête d'une autre nation ; à ce moment-là, il est vrai, nous sommes béatifiés et nous avons une expérience vécue mystique de la communauté ; mais on peut supposer que le mysticisme de cette expérience vécue consiste dans le fait qu'elle est si rarement une réalité pour nous. » (..., coupure de AMG)

En d'autres termes, les nations actuelles ne devraient pas invoquer, pour justifier leurs décision de se faire la guerre, une réalité qui est illusoire et qu'elles ne possèdent précisément que de façon exceptionnelle et épisodique, au moment où elles la font. Il est vrai, reconnaît Musil, que ce qui existe pour le moment en fait d'internationalité réelle et de dispositifs susceptibles de permettre un règlement pacifique des conflits entre les Etats n'est pas seulement insuffisant, mais de moins en moins crédible et même de plus en plus grotesque. Mais le rejet pur et simple de l'Etat ne constituerait pas non plus une solution : « Rejeter l'Etat ne pourrait (...) se faire que par la révolution mondiale : le programme pour la vie après la mort de cet ordre ancien est-il prêt, ou n'attend-on pas presque que, si l'on pense de façon révolutionnaire pendant une période suffisamment longue, l'évolution vous enlèvera la responsabilité de la décision ? Mais il n'y a rien qui s'oppose plus fortement à une partition naturelle de la société humaine que le fait d'élever les deux idéaux Nation et Etat au-dessus de l'homme. Il ne reste rien d'autre à faire que de travailler au renforcement de ce qui se développe en passant à côté d'eux et d'éveiller et de maintenir l'idée de leur caractère dépassé. »"(La voix de l'âme et les chemins de l'esprit, 2001 [1991], pp. 233-235)

Qu'il soit tout de suite clair que je ne partage pas complètement ces thèses de Musil - qui d'ailleurs, poussées jusqu'à trahir l'esprit de l'auteur, pourraient presque passer pour un manifeste libéral-libertaire, voire d'une « révolution mondiale » libérale-libertaire. En particulier, et sans discuter ce texte pour lui-même, on peut estimer que Musil y sous-estime, dans sa réfutation de l'idée de nation, l'importance de facteurs lourds, comme la langue, les moeurs - certes variables d'une classe à l'autre -, le passé commun, le climat même... Il est néanmoins difficile de nier que Musil semble marquer un point lorsqu'il remarque que les nations n'existent jamais autant que lorsqu'elles se font la guerre, voire lorsqu'elles se préparent à la faire. - Ce dernier point sera nuancé, avec l'apport de Musil lui-même, un peu plus loin. Acceptons-le pour l'instant, et tirons-en les conséquences.



IV Brossat, Barthes, Morin

Ici - et je reprends une idée d'Alain Brossat dans Fêtes sauvages de la démocratie - on voit bien le rôle joué par le sport, et qui assura sa fortune dans l'après-guerre : jouer à la guerre sans la faire, créer les « expériences mystiques » dont parle Musil à moindre frais, en des mises en scène, des cérémonies dont le fond religieux, en l'occurrence païen, a certes de quoi faire sourire par rapport à un potlach chez les Kwakiutl, mais qui représente peut-être ce que le monde moderne peut produire de plus intéressant en termes de sacré.

On retombe donc, tout simplement, sur des choses plus ou moins écrites par Barthes ou Edgar Morin dès les années 50. Il faut juste noter que parmi les « mythologies » de l'époque seul le sport a survécu : les « stars » du cinéma (ou de la télévision) ne sont plus que des « people » en voie de désacralisation, sinon complète, du moins effective. Peut-être parce que la sacralisation par le sport est plus complètement inhérente au temps démocratique : n'importe qui, même l'« homme moyen » le plus moyen, peut devenir sportif, en ne comptant que sur son corps et sur lui-même, et les autres « hommes moyens » s'identifieront à lui [1], alors que la divinisation par le cinéma était d'une certaine manière trop directement sacrée. Autant que je me souvienne, Morin parle souvent d'Olympe à propos des stars du cinéma - et certes leur monde est complètement coupé du nôtre - ce que finalement l'envie démocratique leur fait payer par les ragots, les gossips - qui ne datent pas d'aujourd'hui, ouvrez un Cinémonde des années 50, vous ne serez pas déçus -, mais qui ont pris une ampleur et une noirceur nouvelles, lesquelles reflètent, désormais, et photographies ingrates et désacralisantes de corps de stars démythifiées à l'appui, une forme de rancoeur que l'on ne trouvait guère dans les principaux journaux de cinéma du milieu du XXe siècle [2]. Pour faire rapide et symbolique : au fils d'immigré italien à Marseille Ivo Livi, devenu Yves Montand, a succédé, toujours à Marseille, le fils d'immigré kabyle Zinedine Zidane.



V Musil

J'en étais peu ou prou arrivé à ce point il y a quelques mois : des doutes impuissants face à la thèse de la mondialisation par le sport, un retour actualisé aux idées répandues il y a un demi-siècle par Barthes et Morin. Bloqué à ce stade, je ne voyais pas trop l'intérêt de rédiger et de vous infliger tout cela pour n'en arriver que là, lorsque je suis retombé sur une autre phrase de Musil (ch. 7, toujours), qui sans résoudre ces problèmes permet peut-être un éclairage moins conventionnel. Musil part de l'idée que nous venons de reprendre à A. Brossat, pour la tourner tout de suite à sa manière :

"Sans doute le sport était brutal. On pourrait dire qu'il est le précipité d'une haine générale, très finement divisée, qui trouve un dérivatif dans les compétitions. On affirmait bien entendu, tout au contraire, que le sport unit, favorise la camaraderie, etc. ; mais cela prouvait seulement, en fin de compte, que la brutalité et l'amour ne sont pas plus distants l'un de l'autre que les deux ailes d'un même grand oiseau multicolore et muet."

Commençons par une clarification peut-être superflue : la thèse n'est pas que, au lieu d'être une force d'« union » et de « camaraderie » le sport est un « précipité de haine générale », et que donc on nous ment en permanence à ce sujet, la thèse est que le sport est les deux à la fois, parce que l'« union » et la « camaraderie » ne sont pas tellement éloignées de la « haine générale » (par conséquent, oui, on nous ment, mais surtout par omission).

Si l'on accepte l'idée générale de Musil sur la proximité de la « brutalité » et de l'« amour » - un point que quiconque ayant participé à une scène de ménage devrait me semble-t-il pouvoir admettre -,


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si donc, le pas est aisé, on applique cette idée générale au sport, cela ne change pas fondamentalement les résultats incertains auxquels nous étions arrivés par exemple au sujet de la Chine, mais cela montre déjà qu'il ne faut pas s'étonner de l'incertitude de ces résultats, tout simplement parce que le problème était à l'origine mal posé. Utiliser en même temps des techniques orientales et occidentales pour former des gamins chinois à battre les occidentaux dans des épreuves sportives de gymnastique occidentale, c'est à la fois de la haine anti-occidentale et, sinon de l'amour, du moins de l'admiration pour l'Occident, ses techniques et sa culture.

On répondra que cela ne résout pas le problème, et a même tendance à le dissoudre, dans une sorte de mélasse conceptuelle globale pas tellement éloignée à certains égards du processus de la mondialisation lui-même. Mais c'est que peut-être, là aussi, on ne prend pas les choses dans le bon sens, et qu'il faille de nouveau élargir la perspective, quitte à laisser momentanément le sport de côté.



VI Lévi-Strauss

En effet, l'idée de Musil rejoint de trop près une thèse cardinale de Lévi-Strauss (découverte, je continue à vous décrire mon petit parcours, après que, sous l'effet de cette idée de Musil, j'eus décidé de me réattaquer à ce texte sur le sport) pour que nous ne les associons pas ici. Cette thèse, exprimée dans Race et histoire (1952) est que depuis toujours la manière dont l'humanité se fait (les italiques sont de Lévi-Strauss) repose sur une dialectique entre ressemblances et différences entre les cultures : il n'y a pas tant des cultures qui s'opposent, puis se mélangent - sauf si l'on prend un instant T et qu'on le fige - qu'une interaction permanente (plus ou moins intense) entre cultures. « Entre cultures », cela veut bien dire qu'elles sont séparées, oui, mais à peu près comme vous êtes séparés vous-mêmes des autres dans la vie quotidienne : toujours accompagné, même seulement en pensée, même seulement par le fait que vous utilisez un langage commun (et dans la pratique, beaucoup plus : contacts volontaires et involontaires avec les autres, horaires de travail et de déplacements, possibilités - ou non - de s'isoler...), par les autres. Certes, si l'on extermine un peuple et sa culture, ou si on vous tue, vous personnellement, on ne tue pas toute l'humanité avec - quoi qu'on la prive de quelque chose, d'assez insignifiant probablement, mais de quelque chose -, mais hors de ces circonstances extrêmes et statistiquement rares, la personnalité d'un individu X ou d'une culture Y, ne se confondant pas avec le corps de X ou les (éventuelles) frontières au sein desquelles évoluent les gens imprégnés de la culture Y, ne peut être définie sans tenir compte du monde qui l'entoure (terme volontairement vague).

Lévi-Strauss montre que les cultures n'évoluent justement qu'en contact les unes avec les autres, en se nourrissant de leurs différences. Il utilise le paradigme du joueur pour illustrer le fait que les cultures ont d'autant plus de chances, statistiquement, de se modifier, qu'elles mettent, volontairement ou involontairement, le résultat de leurs expériences (plus ou moins volontaires), en commun : si vous jouez à la roulette tout seul et cherchez à avoir une seule combinaison, vous aurez moins de chances de gagner (donc, d'évoluer, vers le bon ou le mauvais, c'est une autre question), que si plusieurs joueurs parient sur des combinaisons différentes, chacun pouvant éventuellement profiter des gains des autres. En l'occurrence, dans les grandes révolutions (néolithique, industrielle) de l'histoire, de nombreux joueurs ont mis en commun (sous forme notamment de l'exploitation de certains par d'autres, cela n'a rien de très fraternel) de nombreux gains issus de roulettes différentes.

"Ne nous trouvons pas alors devant un étrange paradoxe ? On a vu que tout progrès culturel est fonction d'une coalition entre les cultures. Cette coalition consiste dans la mise en commun (consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, intentionnelle ou accidentelle, cherchée ou contrainte) des chances que chaque culture rencontre dans son développement historique ; enfin, nous avons admis que cette coalition était d'autant plus féconde qu'elle s'établissait entre des cultures plus diversifiées. Cela posé, il semble bien que nous nous trouvons en face de conditions contradictoires. Car ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur. Et si la diversité est une condition initiale, il faut reconnaître que les chances de gain deviennent d'autant plus faibles que la partie doit se prolonger.

A cette conséquence inéluctable, il n'existe, semble-t-il, que deux remèdes. L'un consiste, pour chaque joueur, à provoquer dans son jeu des écarts différentiels ; la chose est possible puisque chaque société (le « joueur » de notre modèle théorique) se compose d'une coalition de groupes : confessionnels, professionnels et économiques, et que la mise sociale est faite de tous ces constituants. Les inégalités sociales sont l'exemple le plus frappant de cette solution. Les grandes révolutions que nous avons choisies comme illustration : néolithique et industrielle, se sont accompagnées, non seulement d'une diversification du corps social, comme l'avait bien vu Spencer, mais aussi de l'instauration de statuts différentiels entre les groupes, surtout au point de vue économique. On a remarqué depuis longtemps que les découvertes néolithiques avaient rapidement entraîné une différenciation sociale, avec la naissance dans l'Orient ancien des grandes concentrations urbaines, l'apparition des Etats, des castes et des classes. La même observation s'applique à la révolution industrielle, conditionnée par l'apparition d'un prolétariat et aboutissant à des formes nouvelles, et plus poussées d'exploitation du travail humain. Jusqu'à présent, on avait tendance à traiter ces transformations sociales comme la conséquence des transformations techniques, à établir entre celles-ci et celles-là un rapport de cause à effet. Si notre interprétation est exacte, la relation de causalité (avec la succession temporelle qu'elle implique) doit être abandonnée - comme la science moderne tend d'ailleurs généralement à le faire - au profit d'une corrélation fonctionnelle entre les deux phénomènes. Remarquons au passage que la reconnaissance que le progrès technique ait eu, pour corrélatif historique, le développement de l'exploitation de l'homme par l'homme peut nous inciter à une certaine discrétion dans les manifestations d'orgueil que nous inspire si volontiers le premier nommé de ces deux phénomènes.

Le deuxième remède est, dans une large mesure, conditionné par le premier : c'est d'introduire, de gré ou de force dans la coalition de nouveaux partenaires, externes cette fois, dont les « mises » soient très différentes de celles qui caractérisent l'association initiale. Cette solution a également été essayée, et si le terme de capitalisme permet, en gros, d'identifier la première, ceux d'impérialisme ou de colonialisme aideront à illustrer la seconde. L'expansion coloniale du XIXe siècle a largement permis à l'Europe industrielle de renouveler (et non certes à son profit exclusif) un élan qui, sans l'introduction des peuples colonisés dans le circuit, aurait risqué de s'épuiser beaucoup plus rapidement.

On voit que, dans les deux cas, le remède consiste à élargir la coalition, soit par diversification interne, soit par admission de nouveaux partenaires ; en fin de compte, il s'agit toujours d'augmenter le nombre des joueurs, c'est-à-dire de revenir à la complexité et à la diversité de la situation initiale. Mais on voit aussi que ces solutions ne peuvent que ralentir provisoirement le processus. Il ne peut y avoir exploitation qu'au sein d'une coalition : entre les deux groupes, dominant et dominé, existent des contacts et se produisent des échanges. A leur tour, et malgré la relation qui les unit en apparence, ils doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer.

- on remarquera qu'il s'agit là d'une « application » de la « dialectique Rancière-Dumont », de cette sorte de jeu du chat et de la souris entre égalité et inégalité, tant au niveau des valeurs que des pratiques, où l'on peut voir une des clés, et/ou une des leçons, de l'histoire universelle. C'est aussi vrai de ce qui suit.

Les améliorations sociales, d'une part, l'accession graduelle des peuples colonisés à l'indépendance, de l'autre, nous font assister au déroulement de ce phénomène ; et bien qu'il y ait encore beaucoup de chemin à parcourir dans ces deux directions, nous savons que les choses iront inévitablement dans ce sens. Peut-être, en vérité, faut-il interpréter comme une troisième solution l'apparition dans le monde de régimes politiques et sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu'une diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l'humanité.

Quoi qu'il en soit, il est difficile de se représenter autrement que comme contradictoire un processus que l'on peut résumer de la façon suivante : pour progresser, il faut que les hommes collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s'identifier les apports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire. (...)

L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification. La position de chaque époque ou de chaque culture dans le système, l'orientation selon laquelle elle s'y trouve engagée sont telles qu'un seul des deux processus lui paraît avoir un sens, l'autre semblant être la négation du premier. Mais dire, comme on pourrait y être enclin, que l'humanité se défait en même temps qu'elle se fait, procéderait encore d'une vision incomplète. Car, sur deux plans et à deux niveaux opposés, il s'agit bien de deux manières différentes de se faire." (Race et histoire, dernier chapitre, "Le double sens du progrès". J'utilise l'édition Albin Michel, 2001, pp. 113-119, et ai fait une petite coupure dans la toute première phrase.)

Ce texte est tellement riche, ouvre tellement de perspectives, que l'on risque de s'y perdre. Efforçons-nous d'être méthodique :

- d'une certaine manière, Lévi-Strauss ne fait ici que remplacer les catégories, disons faute de mieux mais sans connotation péjorative, psychologiques de Musil - la « brutalité » et l'« amour », par celles de « diversification » et d'« unification », qui mêlent plus intimement les ordres qualitatif et quantitatif ;

- cette modification de la nature des catégories à travers lesquelles nous analysons ces phénomènes collectifs permet peut-être plus aisément de faire comprendre, et de mieux exposer cette idée que dans les paragraphes précédents, que tout ici est conflit(s), à tous les niveaux : à l'intérieur des sociétés et des cultures, et entre les sociétés et les cultures, et que ces conflits sont à la fois (avec d'indéniables différences de tonalités selon les cas) facteurs de « diversification » et d'« unification ». Autrement dit, ce ne sont que dans les cas extrêmes de guerres ouvertes entre deux nations que deux entités bien distinctes s'opposent vraiment, et sur le seul registre de la haine - et encore [3].

Faisons ici une pause, et avouons notre gêne : dans la mesure où faire une théorie du conflit pourrait nous entraîner très loin - dans des domaines certes riants : Hegel, Mauss... mais que l'on ne peut traiter par-dessus la jambe -, nous sommes un peu condamnés à en rester à un niveau très général. Le mieux est peut-être de profiter de cette pause pour évoquer quelques idées directement ou presque directement liées à notre démonstration :

a) Musil ici nous donne lui-même les armes théoriques pour nuancer sa relativisation de l'idée de nation - à moins qu'il ne faille écrire que son argument peut se renverser. En tout cas, c'est justement par les conflits qui traversent une nation que celle-ci a des chances de se structurer (je rappelle Freud et M. Schneider : "le conflit structure, le consensus délie.") et trouver une unité que l'on pourra dire paradoxale, mais peut-être qu'une unité doit nécessairement être paradoxale pour être à peu près agréable à vivre.

b) Evidemment, du conflit à la guerre civile, il n'y a qu'un pas, de même que du conflit intérieur au conflit extérieur, lorsqu'il s'agit de se défouler sur le voisin pour ne pas imploser à l'intérieur de ses frontières. Mais ce n'est pas une raison pour nier l'éventuel intérêt des conflits intérieurs, voire même des guerres civiles (on en revient toujours ici à Chateaubriand).

c) A ce sujet, j'ai été frappé par un texte assez récent de M. Defensa, dont voici un extrait, qui sans doute vous rappellera Musil :

"Il nous paraît déplacé de juger de la situation, et des perspectives, en termes économiques si la psychologie ne soutient pas l’évolution. La question de la psychologie a toujours été jugée essentielle aux USA, en raison de craintes structurelles à propos d’une structure fédérale au départ très centrifuge, en raison d’un individualisme nourri par les pressions du système économique, en raison enfin d’une absence de dimension historique (régalienne) de l’Amérique. D’où le besoin constant d’une mobilisation artificielle, d’un patriotisme sollicité et fabriqué, au besoin contre un “Ennemi” réel ou fabriqué.


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Si le système américaniste ne parvient pas à “remobiliser les énergies”, c’est-à-dire à apaiser le désarroi psychologique, l’effondrement entamé avec les catastrophes financières ne pourra être stoppé par des mesures de restructuration techniques, quelque radicales qu’elle puissent être. Bien sûr, on doit ajouter qu’on voit mal comment il pourrait parvenir à ce rôle d’apaisement, dans l’état de décrépitude et de crise systémique où il se trouve, notamment au niveau de sa bureaucratie et de sa gestion, et avec le niveau de médiocrité et de corruption, vénale mais surtout psychologique, atteint par l’establishment politique."

Juger de ce qui est « artificiel », « sollicité » ou « fabriqué » dans une culture n'est pas une mince affaire et pose des problèmes théoriques dans lesquels on n'entrera pas aujourd'hui. Il me semble en tout cas que M. Defensa est ici coupable, sinon d'une réelle paresse conceptuelle, du moins d'une formulation trop rapide, que la vision d'un Alain Badiou [in Le siècle] des Etats-Unis comme « perpétuelle et secrète guerre civile »  permet de contredire en l'intégrant à notre approche actuelle : dans ce milieu si individualiste (et donc à tous égards effectivement « centrifuge ») qu'est la société américaine, la dimension du conflit intérieur est excessivement forte par rapport à ce qu'une communauté peut en général intégrer ; dans ce contexte, la mobilisation contre l'extérieur (active : l'interventionnisme ; passive : l'isolationnisme) de même que l'idolâtrie de soi-même (le concept de manifest destiny) sont moins « sollicitées » ou « fabriquées » que fondamentalement nécessaires à la perpétuation d'un système qui sans cela se dissoudrait dans la discorde générale plus aisément qu'une nation européenne. Ceci ne contredisant évidemment pas la tendance morbide ou suicidaire que l'on peut déceler chez les Nord-Américains, et dont certains d'entre eux sont parfaitement conscients.

Fin de la pause, reprenons le fil du raisonnement.

- dans cette optique, il n'y a pas lieu de s'étonner de la place cardinale du sport dans le monde actuel, puisqu'il est lui-même, un concentré instable et en perpétuelle recomposition de « brutalité » et d'« amour » (honni soit...). De ce point de vue il n'y a pas grand-chose de nouveau sous le soleil, juste une accentuation de phénomènes vieux comme le sport moderne. Plus les footballeurs, pour prendre l'exemple le plus caractéristique, gagnent de l'argent et sont individualistes, dans tous les sens du terme, plus il est difficile, mais plus il reste nécessaire, si l'on ose dire, de les faire cohabiter en équipe, de les amener à se fondre dans une collectivité. De l'équipe de quartier à celle qui joue la finale de la Ligue des Champions, il n'y a sous cet angle aucune différence, simplement une tension plus grande entre les deux dimensions, individualiste et collective - holiste, bien sûr. Les amateurs de football peuvent comparer les trajectoires de deux des clubs les plus riches de la planète, le Real Madrid et Manchester United depuis une dizaine d'années. Sans avoir accumulé les catastrophes, le premier nommé, qui pratiqua un temps la politique dite des « Galactiques » (recruter avant tout d'énormes stars, ce qui se finit par se faire au détriment des joueurs dits « de devoir », et provoqua des désillusions sportives), offre sur la durée un spectacle d'instabilité, des joueurs comme des entraîneurs, et n'arrive plus à s'illustrer vraiment au plus haut niveau européen, là où le second, pas plus fraternel et pas moins capitaliste, a réussi, sous la houlette du même entraîneur depuis plus de vingt ans, l'Ecossais rougeaud à poigne Alex Ferguson - dont on notera qu'il possède des chevaux de course, peut-être « géniaux », qui sait... - a su, non sans difficultés récurrentes, faire entrer ces stars dans un moule collectif - ce qui in fine les mena à la victoire en Ligue des Champions au printemps dernier.

Et bien sûr, plus généralement, au niveau des rapports entre les équipes, notamment les équipes nationales, le sport se trouve illustrer si parfaitement ces rapports de « brutalité » et d'« amour », de « diversification » et d'« unification » [4], qu'il n'y a pas lieu de s'étonner qu'il soit si important dans le monde actuel, qu'il y joue un rôle global d'homogénéisation des cultures [5], homogénéisation perpétuellement remise en cause par les façons diverses dont ses cultures l'appréhendent, puis relancée par la réussite même des diversifications provoquées par ces appréhensions différentes (pour reprendre l'exemple de la gymnastique, peut-être que dans un avenir proche nos « têtes blondes » travailleront à la « chinoise », avec des coaches chinois...), et ainsi de suite...

Jusqu'où cela continuera-t-il ? Le savoir reviendrait à savoir où se dirige notre monde, tant l'évolution globale de celui-ci, telle que décrite par Lévi-Strauss en 1952 d'une manière dans ses grandes lignes toujours actuelle, est parallèle à celle du sport. De ce point de vue, ce n'est pas je crois de la pusillanimité théorique que d'avouer un sentiment mêlé, tant vis-à-vis de notre monde que vis-à-vis du sport, cette impression que les choses en leur instabilité de plus en plus grande, peuvent aussi bien continuer comme cela encore longtemps que s'effondrer du jour au lendemain [6].

Nous en avons à peu près fini avec notre point de départ, le sport. Mais il reste à explorer d'autres conséquences du texte de Lévi-Strauss :

- tout d'abord, une petite mise au point sur des auteurs que j'ai cités, ou plutôt évoqués brièvement, Barthes, Edgar Morin, Alain Brossat : n'ayant pas pris la peine de les relire pour la rédaction de ce texte, je ne voudrais pas être injuste avec eux ni trop les fourrer indûment dans le même sac, mais j'aurais tendance à penser que ce qui leur fait défaut (concernant E. Morin, c'est peut-être plus vrai sur ce qu'il écrivait dans les années 50 qu'aujourd'hui) est justement ce que l'on trouve chez Lévi-Strauss, le sens de la « longue durée », pour reprendre les termes d'un ami-ennemi de celui-ci (Braudel : autant que je sache, d'un point de vue théorique, nous sommes vraiment, avec ces deux grands esprits dans une rencontre indécidée, mais féconde, de la « brutalité » et de l'« amour »...), la capacité de replacer leurs intuitions, certainement bonnes, dans un cadre général (et même très général, ce dont je ne vois pas de raison de se priver) - faute de quoi les intuitions en question risquent fort d'être trop marquées par l'« occidentalo-centrisme », et, paradoxalement mais sûrement, par ce que l'on a coutume d'appeler, à mon grand scandale, les « généralités de café du commerce »...

Ce point étant noté, continons.



VII Lévi-Strauss, Sarkozy, Todd

Je viens d'écrire que l'évolution du monde depuis 1952 et Race et histoire est « dans ses grandes lignes » conforme à ce qu'écrivait alors Lévi-Strauss. Deux points pourtant qui semblaient résolus pour celui-ci, ne nous apparaissent plus aujourd'hui si clairs. Citons de nouveau :

"A leur tour, et malgré la relation qui les unit en apparence, [les cultures] doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer. Les améliorations sociales, d'une part, l'accession graduelle des peuples colonisés à l'indépendance, de l'autre, nous font assister au déroulement de ce phénomène ; et bien qu'il y ait encore beaucoup de chemin à parcourir dans ces deux directions, nous savons que les choses iront inévitablement dans ce sens. Peut-être, en vérité, faut-il interpréter comme une troisième solution l'apparition dans le monde de régimes politiques et sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu'une diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l'humanité."

Il ne fait pas de doute que depuis un demi-siècle d'importantes « améliorations sociales » se sont produites. De même, « l'accession graduelle des peuples colonisés à l'indépendance », pour chaotique qu'elle ait pu être et qu'elle demeure, est une indéniable réalité. Ce qui a changé, en revanche, c'est le sentiment que « les choses iront inévitablement dans ce sens » : nous n'en sommes plus sûrs du tout - nous ne sommes plus sûrs de grand-chose - et même, les doutes que nous pouvons raisonnablement avoir sur ces sujets peuvent être nourris par le schéma théorique utilisé par C. Lévi-Strauss. Car si les pays colonisés, malgré quelques retours de bâton comme en Irak, conquièrent, vaille que vaille, une indépendance de plus en plus grande, il ne reste plus beaucoup de possibilités de « diversification » à l'échelle de la planète. Et les plus commodes à concevoir sont précisément celles auxquelles nous assistons : le prolétariat du tiers-monde (c'est l'idée que l'on y passe « de la pauvreté à la misère »), les classes-moyennes des pays dits développés.

Si en ce sens on se rappelle que la « crise » qui rythme la vie des pays occidentaux, avec plus ou moins d'ampleur, depuis 1973, est due au « choc pétrolier » de cette année-là, c'est-à-dire à une action du Tiers-Monde vers une baisse des différences qui le séparaient du monde occidental, si on note au passage que c'est dans ces années-là que commencent à se répandre, autour du grand « diversificator » Samuel Huntington l'idée que les sociétés démocratiques sont « ingouvernables » [7], le peuple étant trop agité (et qu'il faut donc un bon tour de vis), on voit bien qu'une baisse de la diversification à l'échelle des nations, et mêmes des continents, s'est graduellement vue « compenser » par une re-diversification à l'intérieur des pays occidentaux, au détriment, et ce n'est pas fini, des classes populaires et moyennes.

On objectera peut-être, et c'est une distinction effectivement importante, qu'une telle conception revient à considérer qu'il y a une sorte de gâteau fixe à se partager, que ce que l'on donne aux uns est nécessairement pris aux autres, que l'on ne peut se trouver donc que dans des jeux « gagnants / perdants », qu'il vaut par conséquent mieux se situer dans le premier camp que dans le second ; on ajoutera que c'est justement là la vision assez darwinienne d'un Huntington ou d'un Bush, que d'une part elle autorise et légitime tous les impérialismes, que d'autre part elle est fausse car étrangement statique : l'idée serait au contraire de mettre en place des modes de production et des modes de redistribution des richesses qui permettent, d'une part l'accroissement, peut-être modéré, mais permanent, du gâteau, et d'autre part un jeu « gagnant / gagnant » où tout le monde trouverait à peu près son compte.

Je peux signer des deux mains à ces thèses - ce qui, vue l'immensité des chantiers dont il s'agit, ne m'engage pas à grand-chose -, mais il faut garder à l'esprit cette importante idée qu'il y a dans les réactions inégalitaires nées au début des années 70 une part importante d'effet automatique par rapport à l'homogénéisation en cours, à l'intérieur des nations et des nations les unes par rapport aux autres. Comment préserver le « déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l'humanité » évoqué par Lévi-Strauss sans cautionner une vision du monde fondée sur la survie des plus aptes, qui sous couvert de « réalisme » se montre dans les faits égoïste et sadique, voilà bien la quadrature du cercle actuel - d'autant plus complexe, à l'âge du « Règne de la quantité », que le processus capitaliste - dont on a récemment rappelé qu'il était équivalent à la mondialisation - est à la fois facteur de nivellement des cultures et de créations d'inégalités, que s'y mêle donc « unification » et « diversification ».

Si d'ailleurs on laisse de côté les aspects les plus frappants, chez nos élites, de recherches de nouvelles différenciations - la tentative de vassalisation de l'Irak par G. Bush, l'inénarrable discours essentialiste de N. Sarkozy sur « l'homme africain »... - pour considérer leur politique globale effective, et notamment en France, on voit bien que lesdites élites sont obligées de faire à la fois de l'« unification » et de la « diversification », j'entends par là, que ce soit au niveau national ou au niveau international, de maintenir la domination du monde capitaliste - au sens notamment du « petit monde » des patrons, des hommes politiques... - tout en évitant de « désespérer Billancourt », les classes moyennes comme les pays émergents. (Un exemple dans un domaine si l'on veut annexe, le pétrole, était ainsi donné il y a quelques mois par M. Defensa.)

Autant dire, pour en rester à l'exemple français, que les valses-hésitations permanentes de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement, si elles sont marque d'amateurisme, d'effet d'annonces et de je m'en-foutisme, sont aussi et d'abord l'expression de ce fait simple que ces gens-là veulent aller dans deux directions différentes et souvent contradictoires. (J'allais écrire que ce serait peut-être encore plus vrai avec les socialistes au pouvoir, mais en réalité ça ne changerait sans doute pas grand-chose. Ce qui est vrai, c'est que les socialistes eux-mêmes peuvent le craindre et préférer leur confort de députés largement indemnisés poussant un coup de gueule de temps à autre, au surmenage du pouvoir. Bref, je suis encore plus convaincu qu'il y a deux ans que les socialistes sont fondamentalement bien contents d'être comme ils sont.) Nous n'avons donc pas fini de les voir ménager la chèvre et le chou - au passage, pour des gens qui voulaient restaurer l'autorité et le sens de l'Etat, ces façons de girouettes, qui ont exactement l'effet inverse, ne manquent pas de sel.

On peut néanmoins voir là le signe que même avec leur mauvaise volonté de valets du capital, ces gens-là ont compris que leur survie en tant que politiciens, en tant que valets du capital, ainsi même que la survie dudit capital, est liée au sort de ces classes moyennes, et que s'il est bien commode de culpabiliser et de ponctionner autant que faire se peut celles-ci pour remplir les poches des copains, il y a à ces pratiques des limites au-delà desquelles on ne peut aller. Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs ne peuvent oublier tout à fait ce diagnostic d'Emmanuel Todd : depuis la naissance du capitalisme (si ce n'est plus tôt ?), ce sont les classes moyennes qui font l'histoire. Et, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss, si la « diversification » actuelle se fait trop aux dépens mêmes de la base effective du système capitaliste, cela peut donner une situation aussi logiquement contradictoire que pratiquement explosive.

(D'où, ceci écrit sans fonctionnalisme excessif, l'utilité des banlieues indisciplinées et des travailleurs clandestins [ainsi que des Marseillaise sifflées] : voilà un domaine où l'on peut faire de la « diversification » sans mettre à mal l'équilibre du système. Et voilà, sur le plan théorique un point où la « diversification » de Lévi-Strauss rejoint les thèses de Girard sur le « bouc-émissaire ». A creuser un jour peut-être...)

Synthétisons et concluons cette partie : on retrouve ici, chez nos gouvernants, une façon de faire dont j'ai déjà eu l'occasion de dire que si elle avait le mérite - contrairement à la position officielle de partis comme le « socialiste » [8] - de se poser des questions dont l'histoire et l'anthropologie peuvent montrer l'importance et la nécessité, elle revenait souvent à donner à ces questions les réponses les plus abruptes et les plus caricaturales possibles. Dans le cas d'un Bush, et rapport à l'échelle du pays qu'il « dirige », il se peut d'ailleurs que la violence de ses réponses à toutes ces graves questions soit en quelque sorte à la mesure du danger d'indifférenciation globale - indifférenciation bien évidemment amplement encouragée par toutes les structures politiques et mentales du « pays » dont il est le « représentant ».

Il y aurait ici la place pour un apologue dans le style du XVIIIe siècle, qu'un Montesquieu mâtiné de Swift pourrait écrire, en prenant le point de vue d'un voyageur venu d'une autre planète, découvrant ces rois de la terre qui usent, sans trop se rendre compte de ce qu'ils font (Pardonnez-leur, Seigneur ?) qui usent de leur puissance pour nuire à tout ce qui fait le fondement de leur puissance, qui, confrontés à de réels problèmes, semblent s'ingénier dans un instinct de survie à courte vue, non seulement à ne pas les résoudre, mais à détruire tout ce qui pourrait permettre à d'autre qu'eux sinon de les résoudre du moins d'en diminuer l'ampleur - non parfois pourtant sans quelque éclair de lucidité qui pourrait faire croire qu'entre « gens de bonne volonté » une solution pourrait pas à pas se dessiner... avant de repartir de plus belle dans ce cycle sadique/masochiste/sacrificiel/apocalyptique, etc.

Le Diable n'a pas fini de sourire !



VIII Lévi-Strauss, Guénon, Sahlins... Baudelaire !

Synthétisons et concluons (bis) autant que faire se peut tout ceci, et pour cela restons un peu avec cette idée d'un voyageur venu de Sirius. C'est en effet une question que je m'étais posée à propos du La découverte du vrai Sauvage de M. Sahlins : s'il s'avère que les cultures locales résistent mieux à la mondialisation capitaliste que la doxa des ethnologues ne le laissait jusqu'alors supposer, si ces cultures continuent à élaborer des différences en se nourrissant des techniques occidentales (en un mouvement assez « lévi-straussien » dans l'esprit), comment juger de l'intérêt de ces différences - Sahlins lui-même, citant une célèbre formule de Freud, évoque la possibilité selon laquelle ce ne serait là que « narcissisme des petites différences » - si on n'a pas un point de vue extérieur - celui donc d'un voyageur venu d'ailleurs, qui seul pourrait juger de l'effectivité ou de la variété de l'ensemble ?

Beaucoup de questions se mêlent ici, et à ces questions les réponses sont plus ou moins aisées. Essayons de commencer par ce qui est le plus sûr :

- l'évolution globale est vers un rapprochement des cultures. Il ne fait aucun doute que les populations du monde sont plus proches les unes des autres aujourd'hui qu'il y a cent ans, et a fortiori qu'il y a cinq cent ou deux mille ans (ce qui ne veut pas dire que l'évolution en ce sens a toujours été linéaire, régulière, etc.) ;

- notons qu'il faut déjà que la diversité des cultures soit un peu atténuée par rapport à ce qu'elle a pu être, pour que l'on puisse être conscient de ladite diversité, et pour que l'on puisse en jouir. Nous retrouvons là les raisonnements que nous avons pu tenir sur l'idée de « nature humaine », raisonnements que le Lévi-Strauss de Tristes tropiques, qui voit là un « cercle infranchissable », expose très clairement :

"Moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. En fin de compte, [en tant qu'ethnologue et voyageur,] je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait - pire encore inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne courant après les vestiges d'une réalité disparue [et risquant du coup de ne pas comprendre ce qui est et naît sous ses yeux]." (Tristes tropiques, 1955, I, 4 ; "Pléiade", 2008, p. 32)

Autrement dit : ce sur quoi nous méditons aujourd'hui, l'état passé que nous pouvons éventuellement regretter, est déjà un stade avancé des relations entre cultures et de l'homogénéisation entre elles.

- on peut répondre à cela que cette volonté de jouir de la diversité est justement typiquement occidentale et caractéristique d'un certain état d'esprit. On ajoutera que les cultures - les Traditions - n'étaient pas moins heureuses et épanouies lorsqu'elles étaient moins curieuses les unes des autres.

Si l'on ne va pas trop loin dans ce sens (il y a toujours eu des emprunts entre cultures, les grandes traditions se sont aussi fondées comme cela ; d'autre part, il y eut d'autres grands voyageurs et grands curieux que les Occidentaux), et je pense qu'un Guénon, que nous retrouvons maintenant, ne va pas trop loin, ces points peuvent être accordés.

- mais cela ne modifie pas vraiment le problème, qui rappelons-le est double : jusqu'à quel point les cultures s'homogénéisent-elles ? A quel point de vue peut-on se placer pour le juger ?

Ces questions sont liées à l'épanouissement de disciplines comme l'histoire et l'ethnologie, sciences humaines elles-mêmes historiquement datées par rapport au processus d'homogénéisation en cours. L'ethnologie est ici particulièrement concernée par nos questions, puisque si elle a indéniablement permis aux hommes d'élargir leurs perspectives, de relativiser la naturalité de beaucoup de leurs conceptions, elle voit en même temps son objet se dissoudre au fur et à mesure de l'essor de la mondialisation, risquant de n'être plus que le catalogue, bientôt complété ad vitam aeternam hors corrections de détail pour spécialistes, des différences qui existaient.

- c'est ici qu'intervient Sahlins lorsqu'il rappelle que, mondialisation ou pas, les cultures ont toujours jugé des évolutions à partir de leurs propres cadres d'analyse - ce qui n'est pas sans rappeler le texte de Guénon que nous citions au début de notre troisième partie : du capitalisme les Orientaux n'acceptent que ce qui est superficiel et matériel, il gardent leurs Traditions pour eux. Armés des apports de l'ethnologie, et notamment de ceux fournis par Lévi-Strauss, Sahlins élargirait aux peuples primitifs d'abord, à toutes les sociétés ensuite, quel que soit le stade de leur « évolution » (avec de gros guillemets...), l'analyse de Guénon : la culture - ou la Tradition - est une façon de voir les choses, qui plie à elle-même les évolutions matérielles ;

- il reste alors une objection : et si l'homogénéisation était telle qu'elle atteignait même ces modes d'appréhension des choses que sont les cultures ? (Le sport étant ici un cheval de Troie idéal.)

On comprend d'emblée qu'une telle question ne peut avoir de réponse univoque. Elle suscite plutôt, plus qu'une ou plusieurs réponses, une forme de désespoir chez celui qui vient d'écrire un long texte et qui constate à la fin de sa rédaction, non seulement qu'il n'est pas arrivé au port, ce qu'il savait dès l'origine, mais que l'interrogation à laquelle il parvient finalement est nettement plus complexe que celle dont il était parti. Plus complexe et plus exigeante : cette nouvelle façon de poser le problème implique en effet une connaissance approfondie des cultures que l'on évoque, loin des ressemblances et différences superficielles qui les rapprochent et les opposent, ceci précisément dans un contexte d'évolution de ces cultures.

Cela posé, ne nous trompons pas non plus de difficultés. Il n'est pas nécessaire de disposer d'un état des lieux permanent des rapports de toutes les cultures du monde en tant que modes d'appréhension plus ou moins évolutifs de réalités elles-mêmes par définition perpétuellement mouvantes. Mais qu'une équipe de spécialistes parvienne à définir les caractéristiques principales - les structures, on peut employer le terme sans un trop grand engagement théorique - de cultures diverses, plus ou moins « importantes », et juge de leurs évolutions les unes par rapport aux autres (narcissisme ou pas narcissisme ?) depuis quelques dizaines d'années, de leurs évolutions en ce qu'elles ont de plus profond, de plus difficile à saisir - voilà qui semble déjà bien délicat. On dira que c'est un problème très banal : juger sur le court terme - quelques années d'étude - de la réalité et de la nature d'une évolution se déroulant sur le long terme. Précisément, la banalité de ce problème ne le rend pas moins difficile. (En revanche, la question du point de vue est résolue - ou du moins je ne vois pas d'autre solution à lui donner que la façon de faire que je viens de décrire.)

Finissons donc sur une note si ce n'est optimiste du moins plus souriante, en redescendant au niveau individuel - en l'occurrence à la fois esthétique et ascétique. Dans le texte de Baudelaire qui m'avait tellement séduit que j'y avais vu une forme de Graal personnel, se trouve une leçon pour appréhender un « un échantillon [étranger] de la beauté universelle » tel que, justement, un objet chinois : "Pour qu’il soit compris, que le critique, le spectateur opère en lui-même une transformation qui tient du mystère, et que, par un phénomène de la volonté agissant sur l’imagination, il apprenne de lui-même à participer au milieu qui a donné naissance à cette floraison insolite. Peu d’hommes ont, – au complet, – cette grâce divine du cosmopolitisme ; mais tous peuvent l’acquérir à des degrés divers." On peut simplement considérer que plus nombreux nous serons à faire ainsi agir notre « volonté » sur notre « imagination », plus nombreux nous serons à être conscients de l'importance de « la variété [comme] condition sine qua non de la vie » (Baudelaire encore) - et, qui sait et surtout, à être à peu près capables de comprendre ce qui dans cette variété doit être sauvegardé et ce qui n'était que secondaire. Et si l'humanité se fait à la fois dans la diversification et l'unification, de saisir autant que faire se peut quelles diversifications et quelles unifications lui seront aussi profitables que possible. Bel espoir pour "un rêveur dont l’esprit est tourné à la généralisation aussi bien qu’à l’étude des détails" (Baudelaire toujours)...

Je vous laisse sur cet encouragement à l'érudition et à la rêverie. La prochaine fois - nous restons dans le même sujet - je vous démontrerai en quoi seule une conversion à l'Islam massive, mondiale, universelle !, peut nous sauver de la crise financière. A bientôt !



Annex - Gish, Lillian (Way Down East)_01

















NOTES.



[1]
Et certes on s'enthousiasmera plus pour le talent d'un Zidane que pour l'austérité d'un Deschamps, le talent n'étant pas une vertu très démocratique, mais il faut remarquer que, comme pour contrebalancer cela, Zidane en rajoute dans la normalité et la médiocrité lorsqu'il s'exprime : hors du terrain, il est vraiment comme nous, en un peu plus con même, comme s'il sentait qu'il devait nous rassurer de ce point de vue.



[2]
On ajoutera ici qu'une évolution particulièrement marquée en France isole les vedettes de cinéma de leurs compatriotes : l'inflation récente de « fils (et filles) de », qui donne une impression de cooptation généralisée dans le milieu, et rend plus difficile la dialectique admiration - identification (Gabin en est un très bon exemple) qui faisait auparavant tourner la machine.



[3]
Pour prendre l'exemple le plus célèbre, on se souvient ainsi de ces récits de fraternisation entre soldats allemands et français durant la Grande Guerre, que ce soit entre blessés mis dans la même chambre à l'hôpital, ou à l'occasion de fêtes de Noël, ou... d'organisation d'un match de foot. Sans oublier qu'il s'agit là d'événements ponctuels autant que rares, on rappellera aussi l'histoire citée (dans Allemagne 90 neuf zéro ? Appel à l'aide aux lecteurs cinéphiles !) par Godard, selon laquelle le premier soldat français tué en 1914 et le dernier soldat allemand tué en 1918 (à moins que ce ne soit le contraire, mais cela n'a justement aucune importance) s'appelaient tous deux Meyer.



[4]
En football, l'intense circulation des joueurs depuis l'« arrêt Bosman » (1995), qui permet en gros à n'importe qui, venant de n'importe quel pays, de jouer dans n'importe quel club (avec des restrictions par rapport à l'UE), fait se rapprocher les styles au sein du football de club. En équipes nationales, c'est vrai aussi, mais, pour l'instant, moins vrai : si vous regardez le Real Madrid, Manchester United, l'Inter de Milan, Lyon et - à une moindre mesure - le Zenith Saint-Petersbourg, il y aura moins de différences entre ces équipes qu'entre les équipes nationales d'Espagne, Angleterre, Italie, France et Russie. Ceci dit, les naturalisations de plus en plus rapides de joueurs venus d'Afrique et du Brésil, notamment dans les pays de l'Est (à commencer par l'Allemagne) contribuent à l'homogénéisation.

Hélas, mille fois hélas, en rugby, sport où les identités étaient plus fortes qu'en football, elles se sont dissoutes et se dissolvent plus rapidement : à l'intérieur des pays (proximités plus grandes des gabarits des joueurs, par opposition à la belle diversité d'il n'y a pas si longtemps, et même si un petit lutin vient périodiquement ramener un peu de variété) comme dans les équipes nationales. C'est à pleurer.



[5]
Sans être un spécialiste ni même un amateur particulier de la culture indienne, on n'aura pas constaté sans tristesse que l'Inde a gagné lors des derniers Jeux Olympiques la première médaille d'or de son histoire (au tir à la carabine), alors que jusqu'ici, pour des raisons bien historiques, religieuses, culturelles, de régime alimentaire, etc., tout cela étant bien sûr lié, l'Inde était, sauf rapport aux disciplines amenées par les colons anglais, complètement nulle en sport : cette réjouissante exception serait-elle en train de disparaître ?



[6]
Signalons avant de quitter le championnat anglais que celui-ci fonctionne depuis quelques années d'une façon qui rappelle fort les analyses de Castoriadis sur le capitalisme utilisant pour vivre des types anthropologiques qui lui sont étrangers et qu'il risque même de détruire. Ici, la fidélité typiquement holiste du public britannique à ses clubs est mise au service de l'individualisme des joueurs et des propriétaires : sans cette fidélité tout s'écroulerait.



[7]
Je rappelle que S. Huntington présente l'intérêt symbolique d'être à la jonction de deux volontés de « diversification » : c'est le même homme qui, au sein de la Commission Trilatérale, en 1975, proposa d'importantes idées pour mettre à bas l'Etat-Providence, au nom de la supposée « ingouvernabilité » des démocraties occidentales, avant de théoriser, théorisation dont je pense encore qu'elle est avant tout « auto-réalisatrice » et/ou qu'elle se voulait telle, le « choc des civilisations ». A lui seul donc M. Huntington incarne non seulement les deux modes de « diversification » que j'ai évoqués, mais aussi le fait que ces modes de « diversification » sont deux réponses analogues dans l'esprit à un seul problème.



[8]
Il faut en effet, pour être juste, faire la différence entre les dirigeants socialistes - et par dirigeants on n'entend pas seulement ici les dignitaires les plus médiatiques et les plus hauts placés, mais aussi les inamovibles chefs de sections qui paralysent si bien ce parti depuis si longtemps -, des militants, ou du moins de certains d'entre eux, lesquels ne sont pas les derniers à se poser des questions et à chercher des solutions qui, les unes comme les autres, ne semblent pas assez souvent effleurer l'esprit des hiérarques socialistes. Il appartient à chacun, ensuite, de voir s'il convient de rester dans un parti dont l'action globale est depuis tant d'années si néfaste, quelles que soient les intentions et les idées de ses militants.







ANNEXE.

Dans Ferdydurke, le narrateur passe quelque temps chez une famille éminemment « moderne ». Impressionné par des rituels pour lui difficilement compréhensibles, il se transforme en ethnologue. Ses observations débutent dès l'aube :

"Un coq chanta. La première personne à se montrer fut Mme Lejeune, coiffée à la hâte, en robe de chambre cendrée et en chaussons. Elle marchait avec calme, la tête droite, et sur son visage se peignait une sagesse spéciale, une sorte de sagesse des installations sanitaires. Elle marchait même avec un certain recueillement, sous le signe du naturel et de la simplicité, sous le signe de l'Hygiène matinale rationnelle. Avant d'entrer à la salle de bains, elle obliqua, le front haut, vers les W.C. et s'y enferma de façon cultivée, réfléchie, raisonnable et consciente, comme une femme sachant très bien qu'il ne convient pas d'avoir honte de ses fonctions naturelles. Elle en sortit plus fière qu'elle n'y était entrée ! Elle paraissait fortifiée, éclairée et humanisée, elle sortit de là comme d'un temple grec ! Je compris alors qu'elle y entrait en effet comme dans un temple grec. C'est un tel sanctuaire que les modernes femmes d'ingénieurs et d'avocats tiraient leur puissance ! Celle-ci en ressortait chaque jour meilleure, plus cultivée, tenant haut l'étendard du progrès, et c'est de la là que provenaient l'intelligence et le naturel dont elle se servait pour me tourmenter. Stop. Elle se rendit à la salle de bains. Le coq chanta." (éd. « Folio », pp. 240-41)

Inutile d'insister, par-delà le grotesque, sur la composante religieuse de tout ce passage.

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vendredi 17 octobre 2008

Un bon socialiste est un socialiste mort (en retard).

C'est une des leçons de cet éclairant texte de F. Lordon, en ligne depuis un mois déjà, et qui m'avait échappé.

Une "bonne feuille" pour la bonne bouche :

"A cet égard, le contresens de la concurrence dans la grande distribution comme stratégie de redressement du pouvoir d’achat est exemplaire de l’impasse systématique qui fait attraper le problème par le côté des prix et jamais par celui du salaire : lorsque le salarié revendique, on répond au consommateur… Mais la baisse des prix qu’on sert à ce dernier est cela même qui met sous pression le salaire nominal du premier, puisque l’ajustement concurrentiel des prix procède par celui des coûts… salariaux !

Merveille de la concurrence et preuve s’il en fallait de la remarquable cohérence interne du capitalisme déréglementé, les salariés jetés à la rue par un plan de délocalisation, décidé au nom de la compétitivité des prix, n’ont pas d’autre ressource que d’aller faire leurs courses au hard discount qui est l’extrémité la plus féroce de la chaîne concurrentielle, et activent précisément tous les mécanismes dont ils viennent d’être les victimes. Les salariés, à leur corps défendant, donnent ainsi « raison » à l’enchaînement même qui les maltraite, et contribuent, faute de toute autre possibilité, à le reconduire."

Elle est pas belle, la vie ?

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mercredi 15 octobre 2008

Les publicitaires sont nos prophètes.

pia


Volée chez M. Sutpen, cette vieille affiche publicitaire me semble se passer de commentaires. Vive la vie !


(Un lien en plus au passage, sur Action Directe.)

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mardi 14 octobre 2008

"Jusqu'aux filles et aux biens."

"La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, soeur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, soeur ou fille à autrui. C'est la règle du don par excellence. Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère : toutes les erreurs d'interprétation de la prohibition de l'inceste proviennent d'une tendance à voir, dans le mariage, un processus discontinu, qui tire de lui-même, dans chaque cas individuel, ses propres limites et ses possibilités.

C'est ainsi qu'on cherche, dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille ou de la soeur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve, alors, infailliblement entraîné vers des considérations biologiques, puisque c'est seulement d'un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité - si l'on peut dire - sont des propriétés des individus considérés ; mais, envisagées d'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres : la maternité est une relation, non seulement d'une femme à ses enfants, mais de cette femme à tous les autres membres du groupe, pour lesquels elle n'est pas une mère, mais une soeur, une épouse, une cousine, ou simplement une étrangère sous le rapport de la parenté. Il en est de même pour toutes les relations familiales qui se définissent, à la fois, par les individus qu'elles englobent et par tous ceux, aussi, qu'elles excluent. Cela est si vrai que les observateurs ont souvent été frappés par l'impossibilité, pour les indigènes, de concevoir une relation neutre, ou plus exactement une absence de relation. Nous avons le sentiment - d'ailleurs illusoire - que l'absence de parenté détermine, dans notre conscience, un tel état ; mais la supposition qu'il puisse en être ainsi pour la pensée primitive ne résiste pas à l'examen. Chaque relation familiale définit un certain ensemble de droits et de devoirs : et l'absence de relation familiale ne définit pas rien, elle définit l'hostilité : « Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents. Droits, privilèges, obligations, tout est déterminé par la parenté. Un individu quelconque doit être, soit un parent réel ou fictif, soit un étranger, vis-à-vis duquel vous n'êtes lié par aucune obligation réciproque, et que vous traitez comme un ennemi virtuel. [Evans-Pritchard, Les Nuer, 1940] » Le groupe australien se définit exactement dans les mêmes termes : « Quand un étranger approche d'un camp qu'il n'a jamais visité auparavant, il ne pénètre pas dans le camp, mais se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe d'anciens l'aborde, et la première tâche à laquelle ils se livrent est de découvrir qui est l'étranger. La question qu'on lui pose le plus souvent est : Qui est ton maeli (père du père) ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie, jusqu'à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l'étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l'étranger peut être reçu dans le camp, et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun... Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être, ou bien mon parent, ou bien mon ennemi. Et s'il est mon ennemi, je dois saisir la première occasion de le tuer, de crainte que lui-même ne me tue. Telle était, avant la venue de l'homme blanc, la conception indigène des devoirs envers le prochain. [Radcliffe-Brown, Three tribes of Western Australia, 1913] » Ces deux exemples ne font que confirmer, dans leur frappant parallélisme, une situation universelle : « Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d'esprit, de crainte et d'hostilité exagérées, et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu'à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire [Orwell et Michéa évoqueraient sans doute ici la common decency], il n'y pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens. [Mauss, Essai sur le don, 1925] » Or, il n'y a dans cette attitude aucune barbarie, et même, à proprement parler, aucun archaïsme : mais seulement la systématisation, poussée jusqu'à son terme, des caractères inhérents aux relations sociales.

Chaque relation ne saurait être isolée arbitrairement de toutes les autres ; et il n'est pas davantage possible de se tenir en deçà, ou au delà, du monde des relations : le milieu social ne doit pas être conçu comme un cadre vide au sein duquel les êtres et les choses peuvent être liés, ou simplement juxtaposés. Le milieu est inséparable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent un champ de gravitation où les charges et les distances forment un ensemble coordonné, et où chaque élément, en se modifiant, provoque un changement dans l'équilibre total du système." (Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1967 [1947], pp. 552-53)


Texte magnifique, célèbre - et controversé. Je ne chercherai pas à le discuter en tant que tel, je veux simplement appliquer certaines de ses leçons qui me semblent, à tort ou à raison, les moins discutables, au monde actuel, en l'occurrence à la vision occidentale des relations internationales. Quelques-uns parmi vous trouveront peut-être que j'applique toujours la même grille d'analyse, mais il se trouve que C. Lévi-Strauss me donne d'objectives raisons de le faire. Car si l'on voit bien en quoi la conception des rapports avec l'étranger exposée dans ce qui précède a des rapports avec le fameux "Qui n'est pas avec nous est contre nous" de M. G. Bush, il faut aussi noter ce qui l'en sépare. La formulation Nuer ou australienne, regroupons-les dans un premier temps, serait plutôt : "Qui n'est pas avec nous, qui ne veut pas être avec nous, risque fort d'être contre nous, et nous devons nous en méfier." Le point qui rapproche la conception « sauvage » de la conception américaniste, ou occidentaliste, est la conscience qu'il n'y a pas de relation neutre, pas d'indifférence totale possible à l'autre.

(Il y a là un paradoxe certain de la pensée américaniste, laquelle « prône » [cf. infra] par ailleurs la séparation entre les êtres « humains », entre les homo oeconomicus, mais cela s'explique :

- d'un point de vue historique, par la nécessité, pour ce pays fondé sur la séparation que sont les Etats dits Unis, d'en remettre une couche par rapport à l'extérieur, pour se donner par là une unité, ou un semblant d'unité, sans cela difficile à atteindre vus les postulats idéologiques de base (je simplifie) ;

- d'un point de vue théorique, car il s'agit d'un paradoxe plus que d'une réelle contradiction : on a assez remarqué que la vision de la « société » (rappelons M. Thatcher : "There is no such thing as society.") comme constellation d'individus séparés les uns des autres les met en concurrence et en état d'hostilité permanents - de l'absence (postulée) de relation on passe très vite à des relations « négatives ». Comme il est difficile de prétendre que des pays sont des « individus séparés les uns des autres », on prend directement pour point de départ, dans l'analyse, le fait qu'ils sont en concurrence entre eux.)

Par opposition à ce qui rapproche ainsi vision « sauvage » et vision américaniste, on aura l'idéalisme bien-pensant moderne, qui a peu à peu substitué à une idée séduisante - ne nous battons pas pour rien, ne nous focalisons pas sur nos différents, essayons de nous rapprocher, etc. - une vision de la tolérance qui est à la fois indifférence aux autres et utopie quant à la possibilité de « relations neutres » - entre pays, entre peuples, entre voisins, entre cultures, entre religions...

(On peut appliquer ces raisonnements à des débats contemporains comme l'immigration, la loi de 1905, etc.)

Et comme d'une part cette indifférence globale aux autres - qui d'une certaine façon retrouve l'idée libérale d'une séparation de tous les individus (ce qui serait le noeud des convergences LCR-PS-UMP, noeud dont la figure du bobo serait l'emblème et la réalisation - cf. infra) - est une vision infernale, et que d'autre part elle n'est pas réalisable entièrement, s'est produite ces dernières années une réaction visant, sur un mode abrupt et de façon excessive, à rappeler qu'il n'y a pas de « relation neutre ».

(Paradoxe encore, c'est dans le pays où cette idée simplificatrice du "Qui n'est pas avec nous est contre nous" était déjà la plus ancrée, qu'il a fallu un événement extérieur, ou perçu comme tel - le 11 septembre -, pour déclencher ou accentuer cette dynamique binaire. L'Europe, moins directement touchée (Londres, Madrid, certes), y a mis plus de volontarisme, plus de souci de se trahir soi-même.)

Il reste à rappeler ce qui sépare (hormis la beauté, le sens de la cérémonie, la culture, et la débrouillardise, l'intelligence, etc.) George Bush d'un Nuer ou d'un primitif australien : la possibilité offerte par ceux-ci à l'étranger, d'une part de s'identifier, d'autre part, ne serait-ce que dans le cas des Nuer (la formulation de Radcliffe-Brown, au moins dans la dernière phrase citée par Lévi-Strauss (il faudrait disposer du contexte) est plus schématique) de jouer à être un membre de la communauté, un « parent ». Ce sont les « lois de l'hospitalité », tellement oubliées dans l'Occident moderne et urbain : bien que l'étranger ne me soit pas lié, ce que je vérifie dans un premier temps, je dois, s'il me montre sa volonté pacifique, le traiter comme un des miens. ("Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon ; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront comme une sorte de parents.")


Si bien que, finalement, notre analyse ne nous a pas tout à fait conduits au même résultat qu'à l'accoutumée. La modernité n'est pas ici une forme abâtardie de la tradition, un nivellement par le bas ou une « spéculation à la baisse », mais une séparation de deux niveaux autrefois mêlés, et qui devraient l'être - séparation qui aboutit donc à une instabilité foncière : au lieu d'un homme à deux jambes, nous avons deux boiteux. Ce pourquoi d'ailleurs j'ai employé ici les termes d'« occidentalisme » et d'« américanisme » : ces concepts ne me semblent pas inhérents à la modernité, mais ils en découlent, notamment, c'était l'objet de la démonstration du jour, lorsque ladite modernité disjoint ce qui ne doit pas l'être. Pour continuer sur les métaphores corporelles, on a un peu désormais « la tête et les jambes » : la tolérance abstraite, purement intellectuelle, indifférente, perdue dans les grandes idées et les grands principes d'un côté, et de l'autre des jambes qui avancent d'elles-mêmes, sans réflexion, pour aller donner un coup de pied au cul à tous les voisins - mais qui ont sur la tête seule l'avantage, si c'en est un, d'aller quelque part.




1241-vietnam

Good old times, pal !



Quelques prévisions et compléments :

- lorsque j'écris plus haut que le libéralisme, ou l'américanisme - de ce point de vue, c'est la même chose - « prône » la séparation entre les individus, les guillemets viennent du statut ambigu que la pensée libérale confère à cette séparation, ambiguïté rappelée ici-même par Jean-Claude Michéa, que je recite ici : "Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément." ;

- sur la figure du bobo et son indifférence aux autres comme point de rencontre de la tolérance abstraite « de gauche » et l'égoïsme tribal « de droite » (en sachant bien que d'un côté comme de l'autre il y a des gens authentiquement généreux, avec ceux qu'ils connaissent comme avec des inconnus), on rappellera le débat causé par les déclarations d'un Jean-Marie Le Pen sur le thème "Je préfère ma famille à mes voisins, mes voisins à des gens que je connais pas, etc." D'un point de vue logique, il est tout aussi regrettable de s'enfermer sur soi et sa tribu, que d'utiliser des grands principes abstraits d'amour de l'autre pour ne jamais se montrer généreux dans la vie quotidienne, les « autres » que l'on y rencontre n'étant jamais assez « purs » pour mériter de l'aide. Mais les positions ne sont pas strictement parallèles, puisque dans un cas il y a conscience de liens réels (la famille) et fidélité à ceux-ci, dans l'autre... rien (tout ceci en principe) ;

- à propos de la crise, maintenant. Moins pressé que d'autres d'en tirer des conclusions, surtout à la vitesse à laquelle vont les choses, et un peu débordé par tout ce que l'on peut lire ces jours-ci, je me contente de vous signaler le débat d'Etienne Chouard sur le site de Paul Jorion. J'ai par ailleurs pu constater que le texte de Jacques Bouveresse que j'avais retranscrit en février dernier, et qui date de 1997, n'avait rien perdu de son actualité ("Ce qu'engendrent l'égoïsme et les pulsions égoïstes en général n'est pas l'ordre, mais la combinaison du progrès et du chaos social.") : je me permets donc de vous rappeler son existence. Au surplus, dans une optique musilienne, si ce qui manque à la modernité, c'est "la fonction, non les contenus", on mentionnera aujourd'hui l'hypothèse que la crise amènera peut-être, qui sait, un changement dans les fonctions permettant aux contenus de jouer un plus grand rôle dans nos vies ;

- en attendant, hommage à deux francs-tireurs pour finir, une interview d'Alain Soral, qui s'achève sur une formule séduisante de l'auteur à son propre endroit ("Un lecteur assidu de Marx et Sorel, admirateur de Lumumba et intrigué par Guénon.."), et une autre de Thierry Meyssan, toujours extrême ("La France a déjà basculé dans une forme de régime autoritaire sous tutelle US."). Bonnes lectures !



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La réciprocité est un effort permanent.

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