dimanche 19 juillet 2020

Article sur Jean-Pierre Voyer paru dans "Éléments".

Certains d'entre vous ont peut-être lu l'article en hommage à Jean-Pierre Voyer paru dans le dernier numéro de la revue "Éléments" il y a déjà quelques semaines. Tout en remerciant les rédacteurs de leur hospitalité et de leur ouverture d'esprit, je ne peux que regretter qu'ils aient pratiqué autant de coupures. Voici donc le texte tel que je l'avais écrit. Si ma mémoire ne me trahit pas, je l'avais fini à quelques jours du déconfinement.



Hormis les connaisseurs de l’histoire de l’Internationale Situationniste, qui se souvient encore de Jean-Pierre Voyer ? Sa silhouette est celle d’un intermédiaire, voire d’un entremetteur : l’homme qui fit se rencontrer Guy Debord et Gérard Lebovici. Des lecteurs d’Alain Soral se rappellent de surcroît que celui-ci a mis en exergue de son Anthologie un compliment à lui adressé par Voyer, il est peu probable que ceux d’entre eux qui ont eu la curiosité de lire des textes de l’auteur de la Diatribe d’un fanatique y aient trouvé leur compte. 

Jean-Pierre Voyer est décédé le 1er décembre 2019, et l’on ne sache pas que beaucoup lui aient rendu hommage. Nous qui pensons qu’il est un des rares penseurs français à donner une description concrète du monde dans lequel nous vivons tous les jours un peu plus difficilement et tristement, nous voudrions retracer ici les grandes lignes d’une oeuvre aussi riche qu’évolutive. Si les thèses les plus importantes peuvent être en énoncées en des termes simples : "La société est communication" ; "L’économie n’existe pas" ; "La vie est une cérémonie", il faut avant toute explication de ces formules marquer la singularité de cette philosophie : elle exalte la richesse tout en récusant toute forme de matérialisme. Ce qui va amener une rupture progressive dans cet itinéraire qui court, pour être schématique, sur une quarantaine d’années, de L’enquête sur la cause et la nature de la misère des gens, presque un texte sur les Gilets Jaunes… (1976), aux interventions d’abord volubiles puis plus sporadiques sur internet, jusqu’en 2017 : c’est au moment où le monde matérialiste occidental est enfin attaqué en tant que monde, par un autre monde, c’est-à-dire lors du 11 septembre, qu’il devient de plus en plus clair que les riches ne sont plus ce qu’ils étaient. Même le monde des riches est déserté par l’esprit. Développons.

Après quelques ouvrages parus chez Champ Libre, l’Enquête déjà évoquée, Reich mode d’emploi, 1971 (il revendiquait la paternité de la tournure "X mode d’emploi", reprise depuis à satiété), comprenant que Debord ne répondrait jamais aux importantes objections que lui semblait soulever La société du spectacle, Voyer jette son premier pavé dans la mare, qui est aussi son premier grand livre, Rapport sur l’état des illusions dans notre parti suivi de Révélations sur le principe du monde, 1981. En revenant sur le célèbre « Anti-Hegel » de Marx, en jouant le premier contre le second, l’auteur y expose ses thèses cardinales. 

"La société est communication". Il faut ici remonter à Mai 68, qui fut pour Voyer à la la fois la découverte de ce que peut être la communication, la découverte de l’idée que la société est communication, et la révélation, si ce n’est conceptuelle en tout cas palpable pendant quelques semaines, qu’en temps ordinaire, et au moins depuis l’avènement du capitalisme et de la modernité, il n’y a plus de communication. Cette acmé d’échanges ("Plus l’homme a de relations, et plus il est libre", disait Proudhon), qui est bien le souvenir commun à tous ceux qui ont connu cette période de Mai, fut on le sait éphémère, la communication fut très vite recouverte par la parole de tous ceux qui avaient le droit officiel de parler et par tous ceux qui en profitèrent pour prendre ce pouvoir, parler à la place des autres, tenir le crachoir et ne plus le lâcher… jusqu’à aujourd’hui. La part la plus drôle et la plus féroce de l’oeuvre de Voyer réside dans l’envoi de lettres d’insultes - il poursuit alors y compris à l’encontre de Debord et Lebovici, une tradition situationniste, elle-même reprise des surréalistes - à l’égard de ceux qu’il appelait les putes intellectuelles - tous ceux, de Bourdieu à BHL en passant par Comte-Sponville ou Kahn, qui sont stipendiés par l’État bourgeois, c’est-à-dire par le commerce, pour parler afin d’empêcher les gens de penser. Voyer ne fut jamais payé, ni par l’État ni par un journal - au pays roi du capitalisme de connivence, cela fait de moins en moins de différence… - pour travailler ni pour écrire, c’était un homme normal comme un Gilet Jaune, mais en mieux, en grande partie autodidacte, qui produisit son oeuvre tout en connaissant la vie concrète - parfois plus pauvre, parfois plus riche - d’un français dit moyen. Mais restons sur l’essentiel.

"La société est communication". Cela signifie que les relations sociales ont pour but les relations sociales. Le riche n’est pas celui qui a plus d’argent, le riche est celui qui détient la communication - fût-elle en partie aliénée -, la richesse est moins compte en banque ou richesse matérielle que pouvoir et liberté, liberté et pouvoir de communiquer - et, de facto, d’empêcher les autres de communiquer à leur guise. S’appuyant sur l’ethnologie de Malinowski, Voyer décrit les sauvages communiquant sans cesse, par les jeux subtils de ce que les lecteurs de Mauss connaissent comme le « don / contre-don », alors que dans la société moderne (depuis 1789) seuls les riches communiquent, seuls les riches vivent dans la liberté. Une conséquence politique importante : on est riche ou on ne l’est pas. Il y a les riches et les esclaves, esclaves salariés à l’époque actuelle - ou jusqu’à très récemment… -, on est riche ou on est esclave. Gagner un peu plus, bosser un peu moins, cela ne change rien à sa condition d’esclave, obligé de pointer au boulot à heures déterminées, et qu’importe le temps dit libre : "c’est dans ces loisirs conçus spécialement pour lui que l’esclave peut révéler toute sa bassesse et son ignominie d’esclave." Que certains changements puissent ne pas être insignifiants dans la vie de tel ou tel, c’est vrai, mais l’esclave salarié, s’il peut se croire libre, n’en est pas moins esclave. Ce qui se voit très bien, l’actualité nous le rappelle à chaque jour de travail sur cet article, quand les riches décident de serrer la vis et de rappeler la différence entre eux et nous. (Il faudrait ici considérer l’immigration massive actuelle comme une paradoxale ruée de l’Afrique vers l’esclavage, que celui-ci prenne la forme du salariat ou des « allocs ».)

Ce qu’il y a pertinent dans le concept de société du spectacle n’est donc qu’une conséquence du régime de l’esclavage moderne : "La société est unifiée par le commerce et non par le spectacle. C’est parce qu’il y a unification qu’il peut y avoir spectacle de la société et non l’inverse." ; "L’individu dans cette société est d’abord esclave et ensuite seulement et de ce fait spectateur. La cause du spectacle est connue, c’est l’esclavage. Ce qu’il convient donc de déterminer est la cause de l’esclavage. Il faut nommer cette société la société de l’isolement, ce qui tombe bien puisqu’elle est aussi la société de l’isoloir auquel se réduit la liberté politique de l’esclave moderne." Que l’on repense à l’acharnement récent à envoyer les gens tomber malades au champ d’honneur du vote…

"L’économie n’existe pas." C’est la conséquence du refus hégélien du matérialisme marxiste, matérialisme repris par les situationnistes, par une sorte de ruse de la raison moderne. Même les adversaires du capitalisme moderne croient à l’existence d’un ordre de faits indépendants des autres, l’« Économie », et adoptent sans s’en rendre compte les présupposés explicites des économistes libéraux (qui ne sont pas ceux des riches, moins matérialistes que leurs valets). Si seulement on redistribuait un peu plus d’argent… on se voue ainsi à l’impuissance, comme tous les J. Bové et J.-L. Mélenchon de la terre, on contribue à asseoir la domination de ce monde moderne sur les existences et les consciences. "Seul un monde peut combattre un monde. Gros imbécile de bourgeois, il s’agit bien de lutte contre la pauvreté. Ce n’est pas le sort de sociétés prétendument attardées qu’il s’agit d’améliorer, c’est le sort du monde qui est en jeu." Si l’économie n’existe pas, le commerce, lui, existe bel et bien, et c’est lui qui domine le monde depuis, disons, la Révolution française, en un mouvement progressif d’assujettissement des États audit commerce et au règne fétichisé de la marchandise, ce qui fera souvent écrire à Voyer que notre monde n’est aucunement désenchanté, qu’il est au contraire enchanté, et mal enchanté (sauf lorsqu’il s’agit d’une Rolls-Royce…) par la marchandise. "C’est seulement la vie des prostitués [salariés] qui est désenchantée."

Évoquons ici brièvement le concept d’enculisme, érigé par Voyer comme la pierre angulaire de la psychologie de l’esclave salarié, au croisement du péché antique de l’envie et du matérialisme de l’homme moderne, l’enculisme comme pratique nihiliste de l’arnaque de tout le monde par tout le monde pour grappiller un peu plus de pognon, puis avançons. Nous avons évoqué une « rupture progressive » dans l’oeuvre de Voyer. A l’époque du Rapport, publié par ce qu’il avait appelé l’Institut de Préhistoire contemporaine, notre auteur reste sur un schéma de pensée que l’on pourrait décrire comme du Marx mâtiné de Musil, le Musil qui intitule une partie de L’homme sans qualités "Toujours la même Histoire" et qui cherche des moyens rationnels et romanesques d’y échapper. Il croit en ou estime envisageable la possibilité d’une nouvelle ère (la sortie de notre préhistoire), les riches donnant de plus en plus envie aux pauvres de devenir riches, ce qui n’était pas le cas à l’époque pré-moderne, où la religion tenait les troupes en ordre, jusqu’à un éventuel basculement vers une sorte de richesse universelle, dont vous aurez compris qu’il s’agit avant tout d’une richesse de sens. Mais le basculement, s’il n’a peut-être pas été total, s’est produit, lors des dernières décennies du XXe siècle, dans l’autre sens : les riches sont devenus aussi pauvres en esprit que les pauvres, voire plus. Accueilli comme une fête par Voyer dans sa Diatribe d’un fanatique (son autre grand livre à notre sens), le 11 septembre, ou l’attaque frontale du monde nihiliste occidental par le monde musulman, lequel a encore une foi, lequel donne encore un sens aux choses ("Seul ce qui a un sens est réel…"), que Ben Laden ait été milliardaire ne changeant rien à cela ; le 11 septembre (toutes thèses complotistes, que Voyer n’a jamais trouvées très convaincantes, mises ici de côté) est aussi un crépuscule, la « foi de synthèse » mondialisée qu’est le wahhabisme ne pouvant apporter mieux qu’un exemple : "Le vide de foi créé par le nihilisme des gens de biens ouvre la porte à n’importe quelle foi, peu importe laquelle pourvu qu’elle soit. Comme dirait Houellebecq, c’est la plus con, mais c’est la seule. A qui la faute ? On a la foi qu’on mérite. Si ce monde n’était aussi prostitué, les wahhabites n’auraient rien à dire, ni rien à faire. C’est le vide de foi du monde de l’enculisme qui active la foi wahhabite (…). La foi a horreur du vide."


Après la Diatribe, Voyer écrira de nombreux et pétillants textes sur internet (https://leuven.pagesperso-orange.fr/noc-blot-12.htm), puis sa parole se fera plus rare, il se contentera de donner des liens accompagnés d’un bref commentaire - anticipant ce qui fait sur Twitter. Cette disparition progressive de sa parole est d’autant plus frappante rétrospectivement qu’il tomba alors malade, à peu près au moment de l’apparition des Gilets Jaunes, d’une maladie cérébrale qui l’empêchait de s’exprimer oralement et dont il finit par décéder. Nous avions déjà été frappé, sans pouvoir en tirer de conclusion autre qu’une forme de prophétie pessimiste, de cette coïncidence : un théoricien de la communication comme fondement de la condition humaine, atteint, comme le Baudelaire de Fusées, dont il était si proche ("Le monde va finir…"), d’une forme d’aphasie, alors même que naissait un mouvement politique aussi important mais aussi muet conceptuellement que celui des Gilets Jaunes… Et voici que nous rédigeons ce texte alors que la séparation, pour reprendre un terme situationniste qu’il ne dédaignait pas d’utiliser, est instituée à la fois par un virus et par un gouvernement qui rappelle chaque jour un peu plus que dans esclave salarié il y a esclave, alors que la médecine prouve maintenant que plus on communique et plus on est en bonne santé et moins on meurt du Covid, alors que nous entrons dans un monde qui balaie rudement les illusions réelles ou proclamées (les masques!) de ceux qu’il avait si justement attaqués, sans que l’on puisse savoir si cette rude clarification des concepts politiques sera ou non une forme d’Apocalypse, et à quel point. Il y a une une parenté logique on le sait entre les conceptions de l’histoire qui s’achèvent sur un âge nouveau, le « dimanche de la vie » hégélien, le communisme, et sur l’Apocalypse et/ou le Jugement dernier. Exprimons ces interrogations en empruntant une pirouette au maître : "De même que l’on dit fume c’est du belge, les Arabes ont dit [le 11.09] à leur brutale manière : fume c’est du réel." Et le Covid ajoute : étouffe, c’est du réel ; et l’État enfonce son pieu légal dans ce qui reste de pays réel. - Quel sens nouveau peut-il en sortir ?