"Tout est là." (Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.)
"On ne peut pas mettre en structure n'importe quoi ou n'importe comment, pas plus qu'on ne peut réaliser n'importe quel mariage… La plupart des structuralistes emploient le mot « structures » au pluriel, ce qui est une aliénation majeure. Dès lors toutes les fantaisies sont possibles et on retombe dans un dévergondage sans doute différent de celui de la poésie banale mais qui n'en est pas moins un dévergondage. La vraie question n'est d'ailleurs pas de poser le problème de la communication en soi, même sous une forme dialectique, mais de saisir si on peut trouver un interlocuteur, c'est-à-dire un pôle de structure répondant à sa propre polarité, et en l'espèce une femme capable de recevoir son message et de lui délivrer en échange le sien. C'est cela le vrai problème. Traiter de la communication dans le concret et non dans l'abstrait…
- Il faudra trouver des êtres suffisamment réceptifs pour capter ce rayonnement dont vous parliez.
A la fois réceptifs et rayonnants eux-mêmes, pour qu'il y ait échange, et échange clair.
- Au fond, on retombe dans votre problème de sociétés secrètes.
Si on veut. La société secrète est créée pour mettre de la transparence dans un petit groupe d'hommes. Le monde en lui-même, dans sa globalité, est opaque. On essaie alors d'isoler un petit domaine transparent au milieu de l'opacité du monde. Mais la société secrète la plus élémentaire et la plus transparente est encore le couple, s'il est réussi.
- On retrouve ici la notion de ce qu'on appelle, dans le christianisme, le « prochain ».
En toute rigueur, puisque tout être est sensible à l'ineffable, tout être est mon prochain. Mais c'est ici qu'un problème de choix se pose, ce qui est bien, en passant, le drame du christianisme. Démocratique par sa mystique, il est aristocrate par sa gnose, et il ne peut faire tenir cela ensemble. De même, en amour, tout homme qui progresse ne peut pas ne pas devenir sélectif.
[AMG : ce qui ne doit pas se comprendre du seul point de vue de l'apparence extérieure, il s'en faut. Nabe disait qu'en mûrissant on élargissait ses préférences, qu'on ne se contentait plus d'un seul type de femme. J'approuve, mais justement : les préférences « purement physiques » peuvent être plus diverses à quarante ans qu'à seize ans, lorsqu'on croit n'aimer que les petites brunes aux bleus, mais cette diversité inclut, ou peut inclure, une recherche plus profonde et plus sélective d'un type précis de femme, dont on sent l'existence chez telle ou telle, par-delà leurs formes différentes de beauté.]
Sous son aspect concret, le problème de la communication se pose ainsi : Quelle Marguerite va trouver devant lui (et en lui) le nouveau Faust ? J'ai toujours été intuitivement conduit par cette notion, plus ou moins consciente, que le prochain était quelque chose de rare et de difficile à toucher et que réellement le prochain signifiait quelque chose dans la littérature religieuse : le prochain c'était et ce n'était pas l'ensemble des hommes, il fallait concevoir différents échelons, différents cercles concentriques à franchir. Et, une fois encore, c'est l'amour sexuel qui est, à cet égard comme à bien d'autres, l'expérience-clé, car la communication, à ce moment-là, est posée comme énigme et comme mystère, et l'on se comprend ou l'on ne se comprend pas ! L'amour est extrêmement sélectif ! Il est sélectif par nature quand il se veut réellement bien fait !
Je ne crois pas à la force de l'amour absolument indifférencié pour une humanité globale et indistincte. Je n'ai pas envie de faire l'amour avec n'importe quelle femme, et je m'en flatte ! Je ne considère pas cela comme une marque d'impuissance. Au contraire, ce que je considérerai comme une marque de force ce sera la connaissance même des règles de cette sélectivité, et la vérification de leur valeur, dans l'acte même. L'amour est avant tout le moyen de qualifier et de sur-qualifier de l'énergie, aussi bien d'un côté que de l'autre !
- On finit alors par arriver à une certaine infaillibilité ?
Non ! On n'est jamais infaillible, parce que le corps n'est jamais complètement connu et maîtrisé. Le corps peut toujours vous trahir, à tout instant, le corps est même ce qui vous trahit en permanence, si on le pousse à l'extrême de ce qu'on voudrait qu'il soit ! Je dirai même que l'érotisme, dans sa meilleure définition, est constitué par l'ensemble des recettes destinées à pousser le corps à ne pas trahir, à reculer la limite où cette trahison apparaît, et même à cacher cette trahison aux consciences faibles. Toute la littérature érotique au fond est une compilation de moyens qui vont du plus physique au plus spirituel, de la morsure et du baiser en passant par l'envoûtement intellectuel, mais font tous partie d'un ensemble dont l'acte sexuel est, si vous voulez, l'intégration. Seulement, au-delà de ces recettes que l'amour d'ailleurs réinvente sans cesse et ajuste au mieux, il y a un problème d'échange dont cet ajustement, dans l'instant même, indique bien qu'il est à chaque fois un problème nouveau. A travers les diverses femmes de notre expérience, nous cherchons non pas la femme idéale, mais l'essence la plus haute de la féminité. Où est-elle et qu'en attendons-nous ? Est-elle partout ou est-elle seulement quelque part ? Et que devenons-nous si nous la trouvons ? Tout est là."
R. Abellio, 1966. (J'ai un peu retouché le début du texte à fins de clarté.)
Libellés : Abellio, Érotisme, Godard, Les vingt plus belles actrices, Nabe, Platon, Seberg