"C'est précisément l'immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend directement inaccessible..."
D'abord, cette phrase qui fournit un élément de réponse à certaines des questions qu'avec Simone Weil notamment je me posai la dernière fois :
"Dieu peut tirer le bien du mal, sans notre consentement. Le Diable peut tirer le mal du bien, mais non pas sans notre consentement."
Léon Bloy, Mon journal, en date du 16 novembre 1899 (p. 297 du premier tome de l'édition « Bouquins », 2006.)
Ficelle rhétorique ? En tout cas, sain principe de morale. - Voici maintenant ce que Bloy écrit à un mathématicien qui se pose des questions sur Dieu, son existence, le dogme, etc. :
"Vous me parlez de points obscurs pour vous, « le dogme de l'enfer, l'irrévocabilité de la damnation, la prédestination et la réprobation à concilier avec le libre arbitre ». Tous ces points de foi, aussi tridentins les uns que les autres, puisqu'ils ont tous été fixés par le concile de Trente, ne sont pas moins obscurs pour moi que pour vous, et j'ose dire qu'ils le sont pour tout le monde. Mais ils ne le sont pas plus que n'importe quel axiome de géométrie élémentaire ou de telle autre science qu'il vous plaira. Quand on dit, par exemple, que le « tout est plus grand que la partie », si, dans la même minute, je pense à l'Eucharistie, je me trouve en face de la plus contestable des évidences. Ainsi de tout. Nous sommes dans les ténèbres et voilà ce que l'orgueil n'accorde pas. La Foi seule est claire et c'est pour cela que l'Orgueil, prince des Ténèbres, la repousse, ayant l'horrible prétention d'être cru lui-même la Lumière. La Foi seule est certaine, qu'avons-nous besoin d'autre chose ?
Vous voudriez comprendre comment la prescience de Dieu peut se concilier avec la liberté humaine. Ah ! pour moi, c'est bien simple. C'est comme si vous me disiez que vous ne comprenez pas comment l'idée du nombre trente peut se concilier avec l'idée du nombre cinq multiplié par le nombre six, ce que je ne comprends pas davantage. Je sais, sans pouvoir le comprendre, que la prescience divine et la liberté humaine n'ont aucun besoin d'être conciliées parce qu'elles sont exactement, absolument, essentiellement et consubstantiellement la MÊME CHOSE...
[La liberté humaine comme preuve, garantie et conséquence de l'existence de Dieu, Dieu comme preuve, garantie et cause de la liberté humaine ? Ou : peut-il y avoir un concept de la liberté humaine sans un concept de Dieu ?]
Vous voudriez comprendre et vous vous croyez ambitieux !
Vous ne voyez pas qu'il vaut mieux savoir que comprendre. Vous avez étudié je ne sais quelles sciences naturelles pour en arriver à l'ignorance totale de ce rudiment de l'unique Science ! Autrefois, du temps des Saints, au sublime Treizième Siècle surtout qui fut l'apogée de l'esprit humain, les enfants même n'avaient pas la permission d'ignorer que le rôle unique, infiniment glorieux de la Raison, c'est de croire et que croire c'est savoir, savoir EN HAUT. Le reste découlait de là, le plus simplement du monde. Aussi les plus ordinaires paroles des gens d'alors produisent-elles en nous l'éblouissement, quand nous lisons les chroniques.
Aujourd'hui, on s'imagine que la raison consiste à expliquer des théorèmes ou à conditionner des catalogues. On dit d'un homme qu'il est raisonnable, comme les putains disent d'un client qu'il est sérieux. Nous ne pourrions même plus faire de bons esclaves, tant nous sommes devenus imbéciles.
[C'est vrai, d'ailleurs nous sommes de mauvais esclaves.]
(...) Un homme intelligent, un ingénieur, expliquera très bien que deux parallèles ne peuvent pas se couper à angle droit. Un pauvre homme, incapable de comprendre quoi que ce soit et ne faisant usage que de sa raison, SAURA, sans pouvoir l'expliquer, qu'il en est ainsi et qu'il a fallu, absolument, que les deux parallèles se rencontrassent pour que le monde fût sauvé. On ne démontre que le contingent, et cette démonstration est la besogne des esclaves. Le Nécessaire, c'est-à-dire l'Absolu, c'est-à-dire l'Éblouissement, est indémontrable, et les Amis de Dieu sont assis dans des demeures impossibles à concevoir dont ils n'auront jamais le souci d'étudier l'architecture.
Le voici, le seuil de la Prière. De même que le Miracle est une restitution de l'Ordre, de même l'harmonie béatifique a pour départ l'humble acceptation des antinomies." (...et merde à Kant.)
(En date du 8 août 1899, pp. 282-283.)
Sacrés catholiques qui retombent toujours sur leurs pattes... Bloy fait ici, vous l'aurez remarqué, du Chesterton.
Enchaînons avec Jean Borella :
"Outre que c'est l'expérience du langage et du processus de nomination qui nous fait découvrir que, par-delà leur présentation sensible, les choses sont (on va du substantif à la substance), il est clair que cette découverte de l'être en tant que tel, de l'être en soi, exige, pour se former en nous, que son idée ait du sens pour nous, alors que pourtant elle ne correspond à nulle donnée sensorielle et psychique, et ne saurait donc en être abstraite à la manière d'un concept. Et d'ailleurs tout montre qu'aucun animal ne la possède. C'est donc qu'elle est innée et répond à une sorte d'intuition. Il y a en nous un sens de l'être (comme nous disons le sens de la vue), par quoi le mot « être » a du sens pour nous, ou encore un sens du réel - et donc de l'illusoire - par quoi le mot « réalité » a du sens pour nous ; un tel sens est inné, ingénérable, « inapprentissable » et présupposé à tout jugement. Au demeurant, ce caractère inné est déjà prouvé par le fait qu'il est impossible de définir proprement et directement l'être ou le réel : certes la rencontre avec les existants physiques, médiatisée par le langage, en éveille en nous la conscience, mais elle ne nous l'apprend pas, au sens où seule l'expérience sensible nous apprend ce qu'est un coquelicot, la chaleur ou le porphyre syénitique.
Or, ce sens inné de l'être-en-tant-que-tel (on pourrait dire : de l'êtréité ou de l'étantité), d'où vient-il ? Pourquoi est-il en nous, c'est-à-dire dans notre intelligence dont il définit l'intention première ? Point d'autre réponse, semble-t-il, que la suivante : il est en nous le « souvenir » (subconscient) de notre origine ontologique. Dans l'acte créateur par lequel l'Être premier et auto-subsistant nous a conféré l'être, nous avons « connu » et « contemplé » cet Être pur, connaissance et contemplation qui sont constitutives de notre être même, car chaque créature n'existe qu'en tant qu'elle regarde vers le Principe pour recevoir en elle le regard vers elle du Dieu créateur. En vérité, chaque être créé est un mode de contemplation de l'Être incréé.
- J. Borella fait ici du Bloy : "La personnalité, l'individualité, c'est la vision particulière que chaque homme a de Dieu."
Lorsque cet être créé est doué d'intelligence, il ne peut pas ne pas porter en lui, dans la substance de son esprit, le souvenir de cet « événement » ontologique où l'Être lui a donné d'être.
- Sans revenir sur les questions d'existence, d'essence et de don, on notera ici une formulation possible de cette dernière idée : l'existence comme fidélité, ou volonté de fidélité, à l'événement du don fait par Dieu. C'est Badiou qui va être content !
(...) Telle est la conclusion de la méthode que nous avons suivie, laquelle consiste à recueillir, aussi fidèlement que possible, le témoignage de notre « conscience d'intelligibilité », c'est-à-dire la conscience que nous avons de ce qui « fait sens » en nous et qui constitue ce que nous avons appelé « expérience sémantique ». Cette méthode - la seule dont nous disposions en métaphysique et qui se fonde sur les données de notre réceptivité intellective - constate que l'idée d'être, quant à son intelligibilité (à son retentissement sémantique dans notre intelligence), ne peut être expliquée par aucune genèse : elle est donc innée. Étant innée - en sorte qu'on peut définir l'intelligence comme le sens de l'être ou du réel (et donc de ce qui n'est pas ou de l'illusoire) -, cette idée est donc nécessairement « première » et, finalement, s'identifie à l'idée de l'Être premier. Cette idée de l'Être premier - idée dont seules la culture et la réflexion nous permettront de prendre peu à peu et difficilement conscience -, c'est ce qui reste en nous de l'expérience (supraconsciente) que nous avons faite de Dieu au moment (intemporel) de notre création, centre « ombilical » de notre esprit. En ce sens, on doit admettre comme une expérience immédiate de Dieu au coeur de notre être, qui nous constitue ontologiquement et justifie notre irréductible royauté sur le monde. C'est là, nous semble-t-il, la part de vérité de l'ontologisme. Son erreur - dans la mesure où ce fut la sienne - a été de soutenir qu'à cette expérience immédiate de l'Être premier nous pouvions avoir expressément accès. De ce point de vue, la condamnation dont il fut l'objet en 1861 de la part de l'Église était légitime, car c'est précisément l'immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend directement inaccessible, notre intelligence étant soumise à la nécessité des médiations des formes de la nature et de la culture, d'une part, et, d'autre part, n'appréhendant son objet qu'en mode spéculativo-sémantique. Condition métaphysique de la présence en nous de l'idée d'être, nous ne pouvons connaître explicitement cette expérience en elle-même : pas plus que nous voyons en elle-même la lumière qui nous fait voir [l'apparition n'apparaît pas], sinon, indirectement, en ce que, précisément, elle nous fait voir, pas plus nous ne saisissons l'Être qui nous fait être, sinon, indirectement, en acceptant le don qu'Il nous fait de l'être et en accomplissant ainsi Sa volonté créatrice." (Penser l'analogie, pp. 110-112)
Ce qui nous ramène aux liens entre liberté et (concept de) Dieu. Mon Dieu est assez logique, dans plusieurs sens du terme, je sais - mais il ne manquerait plus que Dieu soit illogique !
Quoi qu'il en soit, et bien que je me sente pas capable pour l'heure de préciser pourquoi, je dois avouer que quelque chose ici me gêne - est-ce justement un côté kantien ? Je ne voudrais pas non plus être injuste à l'égard d'un philosophe que je n'ai pas lu depuis mes années d'études, il y a un bail -, sinon dans les résultats auxquels semble parvenir Jean Borella, du moins dans sa méthode. Le vieux sage lorrain a beau expliquer que ladite méthode est "la seule dont nous disposions en métaphysique", cela a beau correspondre à ce que j'expliquais récemment chercher dans ses livres, je reste quelque peu sceptique devant cette nécessité de postuler quelque chose d'impossible à prouver - alors même que le paradoxe dont j'ai fait le titre de ce petit texte, lui, me séduit.
Je lis en quatrième de couverture du premier tome du Journal intime de Marc-Édouard Nabe : "Plus on connaîtra ma vie dans les moindres détails, plus je serai libre." Qui est ce on ? Revenons à Bloy : dans le passage que j'ai coupé, il renvoie son interlocuteur au premier tome, déjà publié, de son propre journal (Le mendiant ingrat), où, en date du 31 juillet 1894, il écrivait :
"Accord parfait de liberté divine et de la liberté humaine. De toute éternité, Dieu sait que, tel jour, tel individu accomplira librement un acte nécessaire." (p. 97 de l'édition « Bouquins ».) Vous l'aurez noté, cette formulation n'est pas strictement équivalente à celle de Bloy en 1899 : "La prescience divine et la liberté humaine... sont... la MÊME CHOSE.", ou, du moins, ne compliquons pas ce qui n'est déjà pas si simple, n'est pas équivalente à la reformulation que je me suis cru autorisé à faire découler de cette thèse. J'essaie de réfléchir en termes de logique et de concept, Bloy est plus - entre autres - dans le domaine de la publicité : Dieu sait, c'est le savoir de Dieu qui est la même chose que la liberté humaine.
Qui donc est le on de MEN ? L'ensemble de ses lecteurs ? Peut-être, oui, mais comme, plus il y en aura et plus « Nabe » (l'auteur/personnage) sera libre, ce on peut virtuellement recouvrir l'humanité entière. Simplement, l'humanité, prise comme un tout, et que celui-ci soit ou non plus grand que la partie ou que la somme des parties, c'est Dieu : Dieu est le seul nom de l'humanité. Par conséquent, la publicité des actes de Nabe par l'édition de son journal, publicité qui en un sens fait (ou est censée faire) la liberté de Nabe, est une sorte de mise en pratique, ou d'expérimentation éditoriale, de l'idée bloyenne selon laquelle le savoir de Dieu et la liberté de l'homme sont la MÊME CHOSE. - MEN est d'ailleurs extrêmement conscient, je l'indique dans le texte auquel je viens de vous renvoyer, de l'importance de cet acte de publication. Commettre l'acte, on pourrait filer la métaphore, surtout en repensant à la publicité des scènes dites intimes dans le Journal du même nom.
Récapitulons. Le 22 juillet 1983, Marc-Édouard Nabe encule sa compagne Hélène. Le soir même, le lendemain, un peu plus tard je l'ignore, Marc-Édouard Nabe écrit dans son journal : "Bel amour avec Hélène qui a repris sa tête de déesse chaude, pleine d'envie. Je sors de moi par son derrière." En mai 1991, plus de huit ans après cet acte, le premier tome du journal intime de l'auteur est publié, une publicité est donnée page 47 à ce "petit fait vrai". Aux alentours du 10 septembre 2012, presque vingt ans après les faits - mais ici, il n'y a pas prescription - je prends connaissance de l'existence de cet acte.
Si l'on suit Bloy, ce 22 juillet 1983, Marc-Édouard Nabe a accompli librement un acte nécessaire que Dieu sait de toute éternité qu'il va accomplir. Si Dieu est l'autre nom de l'humanité, chaque lecteur supplémentaire depuis mai 1991, y compris bibi il y a une dizaine de jours, contribue à la liberté rétrospective de cet acte : en lisant en septembre 2012 que Marc-Édouard a enculé Hélène en juillet 1983, je rends cet acte plus libre. Les deux conceptions ne sont pas nécessairement contradictoires. Mais on en arrive à ce paradoxe que la conception la moins paradoxale est la plus « fondamentaliste », à savoir celle de Bloy. La mienne, c'est-à-dire celle à laquelle j'aboutis à partir de l'idée que Dieu est le seul nom de l'humanité, idée qui est un peu le point limite de ma propre capacité religieuse actuelle, est plus « ésotérique » - ce qui ne signifie pas qu'elle soit incohérente. Rappelons tout de même que tout lecteur du journal n'est pas Dieu, il n'en est, pour reprendre l'expression de Jean Borella, qu'un "mode de contemplation".
- Je vous laisse réfléchir à tout ça. Il faudra de toute évidence, pour clarifier ces problèmes, revenir à l'épineuse question des rapports entre Dieu et son (Son) nom. Qu'est-ce, entre autres questions, qu'être le nom de l'humanité ?
Libellés : Bloy, Borella, Chesterton, Dieu, Esclavage, Hitchcock, Kant, Nabe, ontologisme, Voyer, Weil