vendredi 31 août 2018

"Pour le pourboire et pour le coup de botte". Vallès vu par Bloy.

"Il a passé à sa vie à raconter cette chose inouïe : la misère d’un jeune homme ! Il est vrai qu’il offre une panacée qui n’est pas nouvelle, la panacée de Jean-Jacques et de Michelet : tous ouvriers. Voilà tout, absolument tout. Je viens d’avaler les trois volumes Charpentier et je consens à devenir moi-même Jules Vallès si on.y découvre autre chose. Cet arracheur de toutes les dents du crocodile social a jugé convenable de déclarer la guerre aux étudiants de Paris qu’il appelle « fils de bourgeois ». (…)

Bloy évoque les passages dans lesquels Vallès critique durement ses propres parents, puis

Jamais, peut-être, le bourgeois n’avait été montré plus répugnant, plus abominable qu’il ne montre les auteurs de ses jours. Alors, pourquoi « fils de bourgeois » ? Pourquoi cette épithète de démarcation appliquée à toute une classe de jeunes gens d’extraction variée, dont quelques-uns, sans doute, ont la lâcheté de ne pas cracher sur leur mère, mais qui sont peut-être aussi pauvres qu’on puisse l’être sous l’oeil des chastes étoiles et qui ne feront pas fusiller à leur place d’infortunés porte-blouses pour se venger d’avoir traîné l’habit guenilleux du bachelier sans le sou ? 

« Je suis peut-être né pour être domestique. » L’auteur de Vingtras pousse ce cri involontaire, ou plutôt il accable la société de cette ironie comme d’une montagne lancée par un Hécatonchyre. Je ne puis m’empêcher d’être persuadé que ce mot est l’expression stricte de la simple vérité. 

Oui, Vallès, vous étiez né pour donner des assiettes et pour frotter les appartements. Peut-être même seriez-vous monté derrière la voiture, mais j’en doute, il faut des grâces que vous n’avez pas. Vous racontez que vous avez été beaucoup aimé des femmes, et c’est cette circonstance qui m’a éclairé sur votre véritable vocation. 

Oui, Jules, vous êtes un déclassé de plus, le cent millième dans une société de déclassés. Voyez plutôt vos deux homonymes [Ferry et Grévy] du gouvernement. Ce sont vos frères, arrêtez-vous de leur lancer des excréments au visage. Ils étaient nés, comme vous, pour le pourboire et pour le coup de botte. Ils portent si bien ça sur leurs figures ! (…) Ces deux hommes d’État ont, comme vous, raté leur vocation, mais ils se sont résignés, l’un à être premier ministre et l’autre quasi empereur, tandis que vous manquez totalement de résignation. 


Hélas ! vous auriez si bien décrotté les bottes de ces bourgeois dont vous conspuez la progéniture ! Tout me le prouve ! Votre physionomie de cordonnier sinistre, d’abord ; votre mépris absolu de l’art et du beau ; votre haine enragée de la misère, de la sainte misère qui eût fait de vous un homme si vous n’aviez pas eu, comme Richepin et tant d’autres, une âme de domestique ; votre adoration pour tout ce qui est médiocre et bas, adoration furieuse qui est votre vraie frénésie, et la dominante de votre nature ; enfin votre dextérité suprême quand il s’agit de se tirer des pieds, à des distances infinies de toute barricade, pendant que les pauvres diables qu’on a soûlés de rodomontades et de vociférations se font démolir la carcasse pour la plus grande gloire de vos idiotes et hypocrites rengaines de révolté."

jeudi 30 août 2018

Léo Strauss, il y a quelques décennies...

"Il arriva ainsi que les partisans les plus ardents du principe du progrès, un principe en lui-même essentiellement agressif, furent contraints d'adopter une posture défensive ; et, dans le domaine de l'esprit, le fait d'adopter une posture défensive ressemble au fait de reconnaître sa défaite." 

mercredi 29 août 2018

"Constamment disposé à convertir en positivité ce que découvre son désespoir...."

"C’est de cette situation de la « mort de Dieu » que part donc tout ce qu’écrit Kafka. Dans sa 47e réflexion, il se caractérise lui-même comme « le courrier qui fonce à travers le monde et qui, puisqu’il n’y a pas de roi, proclame des mensonges qui ont perdu tout leur sens. Et comme quelqu’un qui ne demanderait pas mieux que de mettre fin à sa vie lamentable, ce qu’il n’ose faire, toutefois, à cause de son serment professionnel ».

La situation ne saurait être décrite plus cruellement. Il est courrier d’un roi qui n’existe pas Et lié à ce souverain inexistant par un serment professionnel. Autrement dit : Kafka prend au pied de la lettre la situation décrite ci-dessus - dans laquelle les ordres (le « serment professionnel ») sont encore contraignants, bien que l’auteur des ordres ait été « biffé ». Donc, il finit par décrire ce que tout un chacun fait de toute manière au XIXe siècle et au début du XXe : à savoir l’accomplissement du serment de fidélité, sans croyance à l’existence de celui pour qui l’on reste fidèle à son serment - à ce détail près qu’il dissipe les brouillards qui auraient obscurci cette pratique morale, et décrit l’ambiguïté de cette situation sous les espèces de l’authentique paradoxe qu’elle représente. Jusqu’à ce point, il dit la vérité. Mais seulement jusqu’à ce point. 

Car la manière dont, et la fin en vue de laquelle Kafka formule ce paradoxe sont, à leur, tour, ambiguës. En tout cas, pas pour supprimer (comme l’avait fait Nietzsche) la contrainte exercée par le serment de fidélité ; sans doute seulement pour se surprendre, et nous avec lui, coupable du flagrant délit de ce paradoxe, et se, et nous laisser empêtrés dans ses filets. Bien des détails suggèrent même qu’il s’efforce encore de tirer en quelque sorte du fait de la fidélité persistante à ce serment professionnel un profit pour la religion, et qu’il est encore disposé à considérer le paradoxe lui-même comme un paradoxe religieux. 

Dans le texte (très proche de la 47e réflexion), « Le message de l’Empereur » (dans Un médecin de campagne), il est dit que le Souverain mourant (« Dieu est mort ») a « remis » au moment de sa mort un message adressé « à toi, l’individu ». Or le message n’arrive jamais à destination, la route qui mène de lui à nous ou à « l’individu » est trop longue. L’enfilade de pièces dont est fait le monde qui s’interpose entre l’empereur défunt et nous est incommensurable. Jusque-là, la pointe anti-religieuse semble l’emporter : l’empereur est mort, et l’infini du monde, qui apparaît un « espace intermédiaire », est de toute évidence supérieur au pouvoir du message divin, que justement la distance énorme entre Dieu et nous empêche d’arriver à destination. Mais cet énorme espace intermédiaire n’est justement pas, pour Kafka, rien qu’une négation de la sphère du religieux - bien plutôt une catégorie religieuse négative. Il est constamment disposé à convertir en positivité ce que découvre son désespoir. Quant à la catégorie d’ « espace intermédiaire », c’est facile de le faire, et logiquement, et sentimentalement. L’espace intermédiaire infini (le monde ou le temps) acquiert la signification allusive d’ « inaccessibilité » de Dieu ; et cette « inaccessibilité » (qui signifie, tout à la fois : Dieu ne peut pas nous atteindre, et nous ne pouvons pas l’atteindre) se métamorphose constamment, en vertu de courts-circuits intellectuels, en Transcendance, ce qui était jusqu’à présent, un attribut positif de Dieu. On a constamment l’impression, chez Kafka, que le fait qu’il n’est pas atteint par le message de Dieu est pur lui une preuve de l’existence de Dieu."


Günther Anders, 1951 (traduction H. Plard). On pourrait aussi dire que seul l’individu qui sent qu’il n’a pas reçu le message divin peut être un individu auquel Dieu se serait adressé, et pas l’individu vide et prétentieux de l’idéologie individualiste. 

mardi 28 août 2018

La France vue par la Bible, II.

Le même discours qu’hier, en plus précis : 

"Tu auras des oliviers dans tout ton territoire, mais tu n’auras pas d’huile pour enduire ton corps, car les olives tomberont.
Tu mettras au monde des fils et des filles, mais tu ne les garderas pas avec toi, car ils s’en iront en captivité. 
Tous tes arbres et le fruit de ton sol, les criquets en prendront possession. 
L’immigré qui est au milieu de toi s’élèvera plus haut que toi, mais toi, tu tomberas de plus en plus bas. 
C’est lui qui te fera des prêts, et toi tu n’auras rien à lui prêter. Il sera au premier rang, et toi au dernier. (…)
Parce que tu n’auras pas servi le Seigneur ton Dieu dans la joie et l’allégresse de ton coeur quand tu avais de tout en abondance, 
tu serviras les ennemis que le Seigneur t’enverra, dans la faim, la soif, la nudité et la privation de toute chose. Il te mettra un joug de fer sur le cou, jusqu’à ce qu’il t’extermine. 
Le Seigneur lancera contre toi une nation venue de loin, du bout du monde, volant comme un aigle, une nation dont tu n’entendras pas le langage, 
une nation au visage dur, qui ne respecte pas le vieillard et qui n’a pas de pitié pour l’enfant."


Deutéronome, XXVIII, 40-50. La traduction que j’utilise donne comme leçon « émigré », il ne m’a pas semblé abusif de modifier le terme. 

lundi 27 août 2018

La France vue par la Bible, I.

"C’est une génération pervertie, 
des fils en qui on ne peut avoir confiance.

Ils m’ont donné pour rival ce qui n’est pas Dieu, 
ils m’ont offensé par leurs vaines idoles.

Eh bien ! moi, je leur donnerai pour rival ce qui n’est pas un peuple, 
par une nation folle je les offenserai."


Deutéronome, XXXII, 20-21. La suite (qui se trouve avant...) demain ! 

dimanche 26 août 2018

Du jeune Bloy en Dr Mengele (ou en transhumaniste, si vous préférez)…

Bloy médite sur le Jour des Morts, sur le fait que les Parisiens ne se rendent sur les tombes de leurs proches décédés que de façon purement rituelle et conventionnelle. Cette apathie religieuse lui suggère une approche toute moderne de la question : 

"Il faudrait simplement tirer parti des décédés et industrialiser les cadavres. Les cimetières et leurs habitants sont des non-valeurs dans une société pouilleuse qui n’a pas le moyen d’en supporter. Que la reine des coeurs modernes, que la glorieuse industrie se lève enfin sur cette question et qu’elle prononce ! La chimie n’est pas un vain mot, peut-être ! Ferons-nous du cirage ou de l’engrais ? Quelque savant contrefaçonnier ne trouvera-t-il pas le moyen d’extraire de nos ancêtres de l’huile de foie de morue, du papier Watman, de la chandelle ou des confitures ? La solution industrielle de la question des morts me paraît la seule solution vraiment pratique et vraiment digne…"

Quelques pages plus loin, et alors qu’il évoque en termes peu amènes un magnétiseur - c’est-à-dire un occultiste, pour parler comme Muray -, et la possibilité que ce magnétiseur essaie sur lui quelques passes, il lâche cette sentence lapidaire et générale : 

"J’ai l’archaïsme de croire que le corps humain est une forme symboliquement divine et qu’il doit être respecté."

samedi 25 août 2018

Du jeune Bloy en prophète vétéro-testamentaire…

Léon Bloy lui-même, ce samedi. Chroniqueur au Chat noir, il s’y querelle avec le directeur Émile Goudeau, qui lui reproche la violence de ses attaques ad hominem. Deux brefs passages de la réponse de Bloy : 

"Émile Goudeau a l’air de dire qu’il faudrait, en maltraitant les choses, économiser un peu les personnes. Je déclare ne rien comprendre à cette distinction. Les oeuvres et les hommes sont immédiatement solidaires, sous peine de néant, et quand l’oeuvre mérite la trique, c’est sur les omoplates de l’homme que la trique doit tomber et, infatigablement, ressauter. (…) L’essentiel, c’est de faire souffrir et, de tous les instruments de torture morale, la plume d’un bon journaliste est encore ce qu’il y a de mieux."

La conclusion amère et plus générale du texte : 

"En l’absence de tout tribunal pour les crimes de la pensée, c’est de l’indignation publique ou privée que relèvent les coupables, et c’est elle-même qui doit exécuter ses propres sentences. 

D’ailleurs, je suis une manière de désespéré, ne croyant guère au relèvement de ce que je vois si profondément déchu et cet article n’est rien de plus que l’inutile protestation d’un solitaire contre toute une littérature à laquelle je voudrais qu’on appliquât le grand principe de politique transcendantale que je me donne la permission de formuler ainsi qu’il suit : 

Aux peuples forts, il faut des législations fortes comme eux, à la fois miséricordieuses et inexorables ; aux peuples corrompus, il en faut d’EXTERMINATRICES."

vendredi 24 août 2018

Sans le symbole, la réalité manque à la réalité.

Paradoxalement, il m’est parfois plus facile, pour des raisons principalement matérielles, de vous recopier sans commentaire un long extrait, que de commenter cum grano salis des textes plus courts. Oublions donc M. Fumaroli et les jésuites espagnols quelque temps, et enchaînons sur une partie de la présentation par M. Caron du livre de Bloy (que je n’ai jamais lu), Jeanne d’Arc et l’Allemagne, dans la récente édition « Bouquins » : 

"Le projet sur Jeanne d’Arc était… ancien, il devait faire suite au livre sur Napoléon, et constituer le couronnement de la lecture que le « Symbolisme universel » de Bloy applique à l’Histoire. Puis ce fut la Grande Guerre. Elle ne bouleversait pas la vision apocalyptique que Bloy se fait de l’humanité, et il s’attendait depuis longtemps que survinssent d’abominables événements. Mais il ne pouvait plus désormais écrire de la même façon, c’est-à-dire selon la méthode symbolique : l’ère du symbole étant en train de passer, tout l’humain advient à sa réalité et l’histoire terrestre à son abolition. La pensée et la littérature doivent entrer dans cette réalité. Et il est impressionnant de voir ainsi le génie d’un si grand écrivain accepter à la fin de sa vie de remettre en cause la règle de son travail par amour de la Vérité tandis qu’il achève précisément de découvrir la clarté et la maturité de sa méthode. Le livre sur Jeanne d’Arc ne pourra pas être cette oeuvre conclusive à laquelle Bloy voulait atteindre et dans laquelle il voulait produire l’acmé de son exégèse absolue : il ne s’agit cependant pas d’un chef-d’oeuvre inachevé (…), mais d’une oeuvre à qui son objet demande en direct un infléchissement intégral, l’entrée dans une ère inconnue, dans une nouvelle histoire qui correspond aux signes avant-coureurs de la fin de l’histoire terrestre. Une autre dimension s’ouvre, annoncée depuis longtemps par Bloy. Aussi, tandis que nul n’a d’ores et déjà compris ce que Bloy disait auparavant déjà, car Bloy demeure encore largement inconnu en 1914, l’auteur doit cependant entrer dans une phase de solitude encore plus grande puisque, désormais au seuil de l’Apocalypse, il est confronté, seul conscient, aux prodromes incendiaires et antéchristiques de la venue du Saint-Esprit. 

Contrairement à ses contemporains, Bloy ne fut pas pris au dépourvu, mais, précisément vidé de toute illusion sur une guerre dont il connaissait l’horreur à l’avance, n’en reçut qu’une plus forte commotion, une commotion de chaque jour qui savait que le suivant ne serait pas une victoire. Bloy souffrit tant de la guerre qu’elle abrégea sans doute les jours d’une vieillesse qui avait atteint vers 1910 la paix spirituelle : il mourut en 1917 et n’eut donc pas l’occasion de constater combien le traité de Versailles n’était que cette poudre de riz dont un souffle suffisait à essuyer le masque et dont la grimace maquillait la venue d’une guerre d’abolition terminale après quoi ne serait plus rien - il n’eut pas l’occasion de mesurer combien après 1919 aucun événement n’était plus un symbole mais la réalité d’une phase de suspension théophobe, qui, combattant ouvertement Dieu, distinguait par aggravement successif le présent de tout ce qui fut et le dissociait du Principe dont la Différence vient. Mais il savait que la réalité remplaçait le symbole dans la conflagration durable. 

Son livre sur Jeanne d’Arc en accepta dès lors des transformations majeures : la réalité faisait son entrée dans le symbole, mais cette réalité était immaitrisable et ne pouvait qu’être constatée, qui était celle de massacres dont l’humanité, dépassée par la surnaturalité du mal, ne maîtrisait plus rien. Aussi ce livre d’histoire bloyenne mêle-t-il à la figure de Jeanne d’Arc et aux reliquats de déchiffrement que peut encore se permettre la réflexion symbolique, une volonté nouvelle d’enserrer la réalité de l’événement apocalyptique et antéchristique et de l’insérer au sein de la recherche ouverte d’une nouvelle forme d’exégèse absolue. Et Jeanne d’Arc qui apparaît habituellement dans les livres qui lui sont consacrés comme l’occasion d’une réflexion sur la France éternelle, se manifeste ici au contraire comme soutien exégétique permettant de percer une brèche de pensée dans l’opacité d’un présent de malédiction. Jeanne d’Arc est donc l’occasion d’une sorte de journal de guerre écrit par un ermite dépassé par la force de ses prophéties. Les livres de Bloy sont toujours si surprenants qu’inclassables qui soulignent parfaitement le champ sémantique que le mot « génie » peut recouvrir, mais cette oeuvre, Jeanne d’Arc et l’Allemagne, s’avère encore plus inouïe que toutes : elle est l’un des ouvrages les plus stupéfiants du « Pèlerin de l’Absolu »."


Il ne vous aura probablement pas échappé que Maxence Caron, "auteur d’une oeuvre de vingt-cinq livres", nous dit la quatrième de couverture, s’il écrit beaucoup, ne se relit probablement pas assez. Cette petite perfidie sur les approximations et impropriétés que vous avez pu comme moi constater étant énoncée, il me semble que l’on comprend malgré tout l’intérêt de ce qu’il veut exprimer. Suite et fin de ce texte sous peu ! 

jeudi 23 août 2018

"La pointe, ou L’Art du génie."

J’avais pensé, pour se changer un peu les idées, proposer à votre jugement quelques passages de la préface donnée par Marc Fumaroli à la première édition intégrale française du livre de B. Gracian, La pointe ou L’Art du génie (Arte de ingenio, Tratado de la agudeza, 1642 pour l’édition originale espagnole, 1648 pour l’édition définitive (rebaptisée Agudeza y Arte de ingenio)… et 1982 pour une traduction française en bonne et due forme). Il me semble qu’il sera plus rapide et efficace de commencer par vous retranscrire le début de l’introduction, par les deux traducteurs, Michèle Gendreau-Massaloux et Pierre Laurens. Ces lignes ont leur intérêt propre ; vous les faire connaître m’épargnera (je le souhaite) des commentaires laborieux les prochaines fois. 

"« Agudeza » (cf. italien « acutezza », du latin acutum) : non pas tant ici la « pointe d’esprit », ni même l’esprit de pointe, que la pointe de l’esprit, ce qu’il y a en lui de plus acéré, et pénétrant : angle aigu de l’intelligence, que les philosophes de la Renaissance (Bovelles) opposent à l’angle obtus de la mémoire, laquelle se recommande par sa capacité. L’acuité donc, mais justement le Dictionnaire de l’Académie, qui n’accueille « Pointe » qu’avec suspicion, n’a pas de place à l’époque pour le terme d’acuité. 

« Arte de Ingenio », l’Art du Génie : quelle autre traduction rendrait justice à l’ambition inouïe de l’auteur, saurait préserver l’acuité paradoxale de ce monstre de langage, oxymore né de l’association des deux concepts antithétiques de l’ars et de l’ingenium, la méthode qui enseigne une stratégie, et, naturelle et non transmissible, la force inventive (ingenio, genio, gigno) de l’esprit ? 

On voit quelle distance nous prenons d’emblée à l’égard des titres sous lesquels cette oeuvre, nouvelle encore dans notre langue, apparaît longtemps dans les catalogues de la librairie française : si la forme « Art de l’esprit » nous semble déjà faible, que dire de « Traité des pointes et Art du Bel esprit » et autres titres réducteurs qu’un certain « esprit français » a imposé à ce qui fut, surtout en dehors de nos frontières et d’abord en Espagne, mais parfois en France même, un « pari héroïque » sur le pouvoir poétique de l’esprit."


Voilà pour l’entrée en matières… Si vous pataugez un peu, ne vous en faîtes pas, nous débroussaillerons tout cela. Pour l’heure, il suffit de retenir qu’il va y avoir des histoires d’héroïsme et de conflit entre la France et l’Espagne ; que ceci a lieu autour de la notion de « Pointe », laquelle est une forme d’acmé ou de surgissement du génie improvisateur au sein d’un univers de règles. Ce surgissement par sa force et sa promptitude mettant tout le monde d’accord. Tout le monde ? Oui, tout le monde. Mais pas n'importe quel tout le monde. A suivre...

mercredi 22 août 2018

La morale de la modernité.



Relire des textes de P. Muray remontant à une vingtaine d’années (et évoquant notamment la Coupe du Monde 1998, j’y reviendrai j’espère), n’est pas sans intérêt ni agréments. Intérêt parce que nous sommes toujours dans le monde qu’il décrit, tout en étant entrés dans un autre (j’y reviendrai aussi…), agréments parce qu’il me semble que son style narquois gagne en légèreté à la relecture. C’est un sentiment sur lequel je ne chercherai pas à argumenter, voici un passage en tout cas très actuel, au sujet de l’affaire Clinton-Lewinsky (ça date, comme dit mon fils… et bien sûr, que les gens pensent à quelqu’un d’autre qu’à Bill lorsque l’on évoque maintenant une personnalité politique du nom de "Clinton" en dit long sur une évolution toute murayenne) et des remords qu’elle a soudainement - et très brièvement - donnés à des journalistes inquiets de ce qu’elle avait pu engendrer. 

"A les lire maintenant, à les entendre pousser leurs plaintes d’orfraie contre les « effractions abjectes » déclenchées par ce qu’ils avaient eux-mêmes appelé le « Monicagate », à les voir hurler à l’ « obscurantisme » et à la « dévastation » médiatique, à les voir se fâcher tout rouge contre les excès de la technique, blasphémer le Web ou CNN, s’emporter contre la « barbarie » d’Internet et découvrir les propriétés épouvantables de la « transparence meurtrière » lorsqu’elle n’obéit plus qu’à ses propres lois, on a du mal à se souvenir que ce sont eux qui orchestraient avec une si belle allégresse tant de lynchages médiatiques ; qui considéraient que la Transparence était « au coeur des principes démocratiques » ; qui applaudissaient à la recherche sadique de coupables lors de chaque catastrophe naturelle, de chaque accident ; qui avaient remplacé la malchance, ce vieux truc des anciennes civilisations désormais à la casse, par le dysfonctionnement, dont il faut dénicher les causes et traquer les acteurs ; qui regardaient avec tant de sévérité, et justement dans les débuts de l’affaire Clinton-Lewinsky, les « sournoises complaisances monarchistes » des Français envers la vie privée de leurs hommes politiques ; qui faisaient l’éloge de tous les chasseurs de néo-déviants, jusques et y compris celui des vertueux éradicateurs d’ « inégalités grammaticales » ; qui procédaient à un inlassable redressage de conscience des vivants contemporains par l’apologie de nouvelles catégories d’individus qui ne mentent pas, eux, qui ne trichent pas, qui vivent sans honte et dans la vérité parce qu’ils n’arrêtent pas de sortir du placard et de se rendre visibles ; qui appelaient de leurs voeux l’élaboration d’une grisante « entreprise mondiale de moralisation » ; qui se félicitaient que la société se soit « enfin octroyé le droit de pénétrer dans le champ familial » pour y traquer toutes les velléités d’abus sexuels ; qui s’indignaient de ne pas voir encore assez fermement appliquées certaines lois scélérates (celles qui concernent le tabagisme pour commencer, et puis bien sûr toutes les autres) ; qui considéraient que la « morale de la modernité » exigeait que l’on soit « authentique » dans sa vie conjugale, c’est-à-dire que l’on se mette définitivement la ceinture, ou alors que l’on quitte son conjoint pour en chercher un autre et se remettre la ceinture ; enfin qui se réjouissaient encore si bruyamment, il y a moins de trois mois, de la grande campagne épuratrice lancée à l’occasion des affaires de « dopage » du Tour de France, et réclamaient jour après jour de nouvelles têtes. 

De cette grande fête sacrificielle aux motivations incriticables, ces correctophiles repentis, et ces ex-adorateurs de la mystique transparentiste font brusquement comme s’il ne restait rien. Leur comédie de table rase est assez pitoyable. Ils balbutient leur profession de foi libertaire avec les accents de l’esclavage. Ils savent d’ailleurs très bien que rien n’arrêtera plus la merveilleuse machine de destruction de tout ; et ils protestent avec d’autant plus de véhémence qu’ils n’ont aucun pouvoir et qu’ils s’en félicitent."


Ce qui ne les empêche aucunement, vingt ans après, d’être encore là - renforcés par les adeptes des réseaux sociaux. 

mardi 21 août 2018

France, 2018...

Allez, de l’Ancien Testament ! 

"Oui, le Seigneur Dieu, le tout-puissant, 
retire de Jérusalem et de Juda toute espèce de soutien, tout subside en pain et en eau, 
le brave et l’homme de guerre, 
le juge et le prophète, 
le devin et l’ancien, 
l’officier et le dignitaire, 
le conseiller, l’artisan, et le spécialiste des sortilèges. 

Je leur donnerai pour chefs des gamins, 
et selon leurs caprices, ils les gouverneront.

Les gens se molesteront l’un l’autre, 
chacun son prochain. 
Le gamin se dressera contre le vieillard, 
l’homme de rien contre le notable. (…)

Jérusalem s’écroule et Juda s’écroule.
Leurs propos et leurs actes à l’égard du Seigneur
ne sont que révolte en face de sa gloire. 
L’expression de leur visage témoigne contre eux, 
ils proclament leurs péchés comme le fit Sodome, 
ils ne le cachent pas.






Malheureux qui font tout leur propre malheur.

Dites : Le juste est heureux
car il jouira du fruit de ses actions. 
Malheureux le méchant, malheur à lui, 
car il sera traité comme ses actes le méritent. 

O mon peuple, le tyran de mon peuple, c’est un petit enfant, 
et ce sont des femmes qui gouvernent. 
O mon peuple, ceux qui te conduisent t’égarent, 
et ils inversent la direction de la route."



L’inversion des valeurs par Isaïe, III, 1-12…. (Les photographies du pasteur n'ont pas été prises à une Gay Pride française.)

lundi 20 août 2018

"Né d’une femme et assujetti à la loi..."

Plongé ces dernières semaines dans l’Ancien Testament - nous aurons l’occasion d’en reparler -, il est quelque peu saugrenu de ma part de vous donner aujourd’hui une citation issue du Nouveau. Mais quand Saint Paul dit certaines choses, les types de 130 comme de 60 kilos l’écoutent : 

"Aussi longtemps que l’héritier est un enfant, il ne diffère en rien d’un esclave (…). Et nous, de même, quand nous étions des enfants soumis aux éléments du monde, nous étions esclaves. Mais, quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi, pour qu’il nous soit donné d’être fils adoptifs. Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils, qui crie - Père ! Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’oeuvre de Dieu."


Pour ne plus être esclave, mais fils et héritier, il faut un père - pas n’importe lequel, certes. Mais précisément : c’est le Père qui permet à tout le monde d’être fils et héritier.

dimanche 19 août 2018

Pas la moindre considération.

"Notre civilisation, qui se considère si proche de la perfection qu’elle a récemment entrepris de psychiatriser sous le nom de phobie toute attitude un tant soit peu réservée à son endroit, ne mérite pas la moindre considération. (…)

La vie ne se ressemble plus, et c’est alors que peut s’appliquer, mais d’une façon toute nouvelle, la formule de Stevenson disant que le roman est une oeuvre d’art non tellement par ses ressemblances avec la vie que par toutes les dissimilitudes qui le séparent de celle-ci.

Mais c’est alors aussi que l’histoire révolue de la littérature ne peut plus guère nous informer, hélas, sur ce qui nous arrive. Que dirait Cervantès devant un défilé de nouveaux êtres vivants toniques et connectifs ? Que penserait Kafka égaré dans une exposition d’art contemporain ou assistant à une parade techno dans une artère piétonne ? (…)

Nous ne le saurons jamais, et leurs oeuvres ne sont plus là que pour nous faire ressentir ce qui n’existe plus. Elles ne peuvent que nous encourager à perdre tout respect envers l’ensemble de ce qui nous environne comme un souverain bien. C’est leur unique utilité désormais."

Philippe Muray (évidemment), 2000.

samedi 18 août 2018

"Ce qui est épouvantable..."

"Ce qui est épouvantable dans la droite, c’est quand elle assume l’égoïsme de classe, et le mépris du populo : « Laissons les gens avec leur télé et leur pastis, ils sont très heureux comme ça. » En revanche, ce qui n’est pas trop mal, c’est que la droite ne rêve pas, elle ne veut pas rendre heureux les gens de force. Moi, je n’ai absolument pas envie que l’on rêve ma destinée. Ce qu’il y a de terrible dans la gauche, c’est que le collectif y est une obligation."

(Mine de rien, cette dernière remarque est peut-être une formulation de l’interrogation qui m’a guidé durant les premières années de ce site : comment faire du collectif sans obligation ?)

Ces lignes, auxquelles je souscris pleinement, sont issues de l’interview de Fabrice Luchini dans Valeurs actuelles, et ne me semblent pas un trop mauvais choix pour marquer ce retour à mon comptoir. Une remarque, une information, et je vous laisse : 

 - il se peut que ce soit là le premier numéro de Valeurs actuelles que j’aie dans les mains. Ma première impression aurait tendance à confirmer le jugement du sympathique et intelligent gauchiste d’extrême-droite qu’est Nicolas Gauthier  : il y a dans ce journal une schizophrénie entre ses valeurs morales et ses pages consacrées à l’économie comme à la publicité. Ce qui n’est pas sans rappeler le Nouvel Obs, à l’époque en tout cas, mais cela n’a sans doute pas beaucoup changé depuis, où il était  « Nouvel » ; 


-  je vous en parlerai plus longuement sous peu j’espère, il n’est pas sûr du tout que je continue à renouveler quotidiennement ce blog, il est probable que mes interventions soient désormais plus espacées. Je vous tiens au courant !