samedi 17 août 2019
Voici le début du dernier chapitre du livre de Bonnard sur saint François, "Le saint" :
"Enfin, François est un saint. La sainteté est ce dont il est le plus difficile de parler, puisque, par son développement, elle porte un homme au-delà des hommes. Elle entretient des rapports avec la grandeur, mais celle-ci, de si haut qu’elle nous domine, nous offre cependant plus de prise. Il est toujours des moments où le grand homme, si indifférent qu’il puisse être à notre suffrage, nous permet d’apercevoir sa supériorité, comme Pythagore, sur l’agora de Crotone, laissait parfois entrevoir sa cuisse d’or. Parfois même il se plaît à exercer sur nous sa suprématie, et nous sentons alors, avec une sorte d’ivresse, la tyrannie du génie peser sur nos âmes. Il en va tout autrement de la sainteté : c’est de la grandeur consumée. (…) La grandeur nous dépasse, la sainteté nous échappe. Pourtant le saint s’associe bien plus à nous le grand homme, isolé dans ses mondes, ou même que l’homme ordinaire, enfermé dans son égoïsme. Sa sympathie le rapproche plus que sa supériorité ne l’éloigne. Incapable des fautes où nous tombons, il les comprend mieux que ceux mêmes qui, tous les jours, en commettent de semblables. Il est bien moins notre pareil et il est bien plus notre frère. Mais le don qu’il fait sans cesse de lui ne l’empêche pas d’avoir ses secrets. Il est l’âme qui se prodigue le plus et celle qui s’épuise le moins. Il nous appartient par sa charité, mais nous échappe par ses prières. Nous ne verrons jamais la façade de son âme : elle est tournée d’un autre côté.
Cependant, parmi les saints, tous ne sont pas à la même distance de l’homme. Certains continuent encore des activités qui les rattachent à nous : ce sont des chefs, des fondateurs, des docteurs. D’autres, plus intérieurs, ne cessent pas de nous être apparentés par leur façon de combattre, avec un courage que nous n’avons point, des instincts et des sentiments que nous portons aussi en nous. Mais il n’en est pas ainsi de François : il ne garde pas de trace de la fange humaine. Il a beau se donner la discipline, nous n’apercevons pas ce qu’il y a à châtier en lui. Sa sainteté comble tellement sa nature, qu’elle a presque l’air de n’être que de l’innocence. S’il n’était pas si près de nous par son amour, il serait très loin par sa pureté. On comprend la surprise de ses biographes qui, examinant de toutes parts cette âme limpide, sont à la fois émerveillés et déconcertés de n’y pas voir remuer cet atome d’ombre qui bouge au fond des diamants les plus clairs. Enfant accompli, artiste épuré, poète sans fatuité, prince sans dédain, il nous paraît moins s’infliger des privations qu’avoir trouvé le secret de tout être et de tout avoir, et la joie même dont il éclate ne fait que marquer en lui la possession d’une vie plénière. De là vient qu’il ne ressemble guère aux autres saints ; il est bien moins dans la religion, et bien plus dans l’amour. Sans doute, il est entièrement catholique ; on perd sa peine à vouloir le tirer vers le protestantisme et rien n’est moins justifié que de prétendre établir un rapport quelconque entre une âme aussi ardente et la plus mal chauffée de toutes les religions humaines ; mais il est bien vrai que François n’a aucune couleur cléricale. Il est le saint du Bonheur. Les autres saints sont comme des voyageurs en route, il est comme un voyageur arrivé. Les autres s’épuisent à nous décrire la félicité céleste, il la met ingénument sous nos yeux. Les autres n’atteignent Dieu qu’au sommet de leurs transports, puis ils retombent avec nous. François, même dans son calme, reste toujours enveloppé de l’ineffable amitié divine. Par la compassion qui l’associe à nos peines, il est bien encore dans le monde de la douleur ; mais, par lui-même, il vit déjà dans celui de la béatitude."
vendredi 16 août 2019
"Ils restent toujours goulus et crédules."
"On se fait de l’homme, aujourd’hui, une idée si rabougrie qu’on ne croit pas qu’un individu puisse se signaler par plus d’une qualité principale. On se figure la simplicité comme une espèce d’absence et de vide ou de platitude. C’est une grande erreur. Nous pouvons avoir l’âme la plus nombreuse, l’esprit le plus subtil, le génie le plus fastueux et que, sur ce palais de notre nature, la simplicité vienne se poser comme une colombe.
Si l’Occident avait offert un meilleur terrain aux semences qu’y jeta le Pauvre d’Assise, ce n’est pas seulement une moinerie populaire qui serait sortie de lui, mais un ordre comparable à certaines sectes bouddhiques, où des princes, des savants, des guerriers, des artistes, seraient devenus franciscains au sommet et, pour ainsi dire, au-dessus d’eux-mêmes, et auraient oublié le siècle dans l’extase de l’Univers. Il n’est pas indifférent de remarquer que tout mouvement en ce sens s’arrête à la Renaissance. C’est la Renaissance, en effet, qui sépare les deux mondes. Quand on regarde les hommes de cette époque et particulièrement ces Italiens qui ont représenté si fougueusement l’avidité du moi, on admire d’abord avec quelle ardeur ils désirent la jouissance et la domination, mais on s’étonne, à la fin, qu’ils n’arrivent pas à s’en dégoûter. Lutteurs infatigables dans le monde où les a jetés leur convoitise, ils n’en inventent jamais un autre où leur grandeur ne dépendrait plus de la fortune. Ils restent toujours goulus et crédules. Ce besoin si naturel aux Orientaux, de se dépouiller de leur puissance pour retrouver leur personne, qui se marque déjà dans la légende de Cyrus ou dans les épopées hindoues, devient, dès lors, étranger à l’âme occidentale. Il faut toute la force de la religion pour soulever Richelieu au-dessus du plan où l’accroche l’exercice de son pouvoir. Autrefois et naguère encore, l’éducation classique donnait aussi à ceux qui l’avaient reçue l’occasion de se porter parfois à une hauteur d’où ils dominaient leur vie. Depuis que ces deux ressources lui manquent, l’home aujourd’hui n’a plus d’évasion. Il est devenu à la fois la dupe et l’esclave de son emploi et n’a d’autre orgueil que celui que cet emploi autorise. C’est ainsi que nous voyons beaucoup de nos faux supérieurs, qui, bouffis de vanité tant qu’ils sont en place, croient très sincèrement qu’ils ne sont plus rien, dès qu’ils sont réduits à eux-mêmes, en quoi, du reste, ils ne font que se rendre justice. L’homme moderne ne quitte le pouvoir que lorsqu’il en tombe. Il n’en sort jamais par en haut. Il ne sait plus échapper à l’ordre social.
Il en est de même de l’amour de François pour les animaux. Si toute cette part de l’héritage du saint n’a pas été recueillie, c’est que les idées régnantes dans l’Occident ne rendaient pas la chose possible. Ici, encore, il y eut, au commencement, l’apparence d’une continuation. On nous parle d’un Franciscain solitaire qui était si profondément rentré dans la nature que, lorsqu’il restait immobile, les oiseaux se perchaient sur lui comme sur un arbre, et chantaient. Mais ce frère des ascètes de l’Inde n’eut pas d’imitateurs. L’homme occidental est prisonnier de l’idée qu’il se fait de son importance : elle le sépare de tout ce qui vit. François, pour un moment, parut annuler ces distances. Les bêtes firent un pas hors de leur tanière, les troupes ailées s’approchèrent. Mais, à peine eut-il disparu, les animaux ont reculé, les oiseaux sont rentrés dans le sein des saisons. Il avait jeté vers les créatures, les plantes, les choses, un pont d’une grâce et d’une hardiesse admirables. A sa mort, l’arche immense s’est rompue, et tout ce que nous pouvons faire, aujourd’hui, c’est d’aller, dans la broussaille, en reconnaître les ruines."
Je ne commenterai pas ces remarques qui concluent le chapitre "Le prince", je me borne à ajouter une précision, pour éviter un éventuel malentendu que les références à l’Orient ou le dernier paragraphe pourraient créer : Bonnard n’a rien ni d’un panthéiste ni d’un bouddhiste. S’il évoque ce début de communication entre hommes et animaux, c’est précisément parce qu’il sait que la communication entre ces espèces est difficile, en rien spontanée ni naturelle : il y a des solutions de continuité dans la nature. Par ailleurs, que notre auteur fétiche ait été intéressé par l’Orient ne l’empêche pas de voir la différence entre les visions du monde occidentale et orientale : ailleurs dans le livre il évoque le côté "boudeur" de la peinture chinoise vis-à-vis de la nature, bouderie qui n’est certes pas dans l’esprit de saint François.
jeudi 15 août 2019
"La plus triste maladie de l’homme moderne est d’être obsédé des choses sociales..." et c'est peut-être pour cela d'ailleurs qu'il est puni à ce niveau.
Je vais essayer d’enchaîner ces jours-ci les trois derniers extraits que j’ai prévu de porter à votre connaissance du Saint François de Bonnard. Le premier se situe dans le droit fil du précédent et des réflexions sur le christianisme et l’esprit aristocratique :
"François d’Assise fait… figure de saint populaire. Nos travers d’esprit suffisent à expliquer cette erreur. Nous avons la rage de ne vouloir connaître un homme qui s’est élevé au-dessus des autres que par l’influence qu’il a eue sur eux, sans considérer que la médiocrité de ceux qui la ressentent y compte au moins pour autant que la supériorité de celui qui l’exerce. Il faut apprendre à saisir un grand homme en amont de tout ce qui découle de lui, dans sa personne même et, j’ose le dire, dans sa solitude. François rayonne, embrasé, pur, céleste, intact, au-dessus du large flot de dévotion qui naît à ses pieds. Il est indépendant de ce qu’il suscite. Le glacier ne se reconnaît pas dans le fleuve. Ce n’est vraiment pas sa faute, si des foules de capucins se sont couverts de son nom, et s’il est devenu le patron d’un ordre qui a peuplé les cuisines. On nous dit qu’il fonda une religion populaire. La religion populaire, c’est un mélange de pratiques et de superstitions, c’est de se ruer sur les reliques de saint François ; rien n’est plus éloigné de son christianisme intense et délicat, qui consiste à vivre dans le Christ, en Dieu, au coeur de la rose. Il faut, pour le bien comprendre, l’enfoncer beaucoup moins dans les temps qui l’ont suivi et le remettre davantage dans celui où il a vécu. Il faut surtout le retirer de l’ordre historique, car il y appartient par ses imitateurs, mais non par lui-même. Il a fait, au-dessus des siècles, une chose qui ne pouvait être ni oubliée ni continuée : il a montré la face de l’amour. Cependant nous sommes si imprégnés des préjugés de notre époque que, lorsque nous admirons un homme tel que lui, nous ne croyons pas pouvoir l’honorer mieux qu’en le faisant grand selon nos petitesses et en le rengageant dans nos chétifs intérêts. C’est toujours le mot de Chaumette sur le sans-culotte Jésus. Comme la plus triste maladie de l’homme moderne est précisément d’être obsédé des choses sociales, et si occupé de ses prétendues libertés politiques qu’il en perd le sens de sa liberté véritable, nous voulons à toute force colorer François de ces idées-là. Mais de dire qu’il était démocrate ou qu’il voulait fonder un ordre démocratique, c’est se tromper sur lui on ne peut plus grossièrement. Moi-même il est vrai je l’appelle aristocrate, mais en le désignant ainsi, je ne fait que définir une nature fière et délicate en tous ses mouvements. Il était inévitable que les sentiments suscités par lui dans les âmes allassent retentir jusque dans l’ordre politique. Mais lui-même n’y est pour rien. Son sentiment à l’égard de la société, comme celui du Christ, peut aussi bien s’appeler du respect que de l’indifférence ou du dédain. Il souhaite que chaque homme se mette en paix avec elle, pour être d’autant plus libre de chercher sa vraie vie ailleurs. En l’affublant d’intentions sociales, non seulement on le méconnaît dans ce qu’il a de plus rare et de plus précieux, mais, par ce contresens, nous nous privons du bienfait qui accompagnait pour nous sa venue : au lieu de profiter de l’évasion qu’il nous offre, nous le faisons entrer dans notre prison."
mercredi 14 août 2019
"Ne souffrez pas que j'use mal de votre punition."
Mon Dieu, c’est le cas de le dire, les deux premiers paragraphes de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies… Le second surtout : je sais bien que la religion chrétienne n’a pas de langue privilégiée, qu’elle est aussi vraie en grec, en latin, en français et même en américain, mais tout de même, quand on lit ces envolées de Pascal, on se dit que la nôtre - héritière certes du latin - n’a pas toujours été la plus inadaptée à l’expression de certaines émotions théologiques :
"Seigneur, dont l’esprit est si bon et si doux en toutes choses, et qui êtes tellement miséricordieux, que non seulement les prospérités, mais les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont les effets de votre miséricorde, faites-moi la grâce de n’agir pas en païen dans l’état où votre justice m’a réduit ; que, comme un vrai chrétien, je vous reconnaisse pour mon Père et pour mon Dieu, en quelque état que je me trouve, puisque le changement de ma condition n’en apporte pas à la vôtre, que vous êtes le même, quoique je sois sujet au changement, et que vous n’êtes pas moins Dieu quand vous affligez et quand vous punissez, que quand vous consolez, et que vous usez d’indulgence.
Vous m’avez donné la santé pour vous servir, et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger : ne permettez pas que j’en use pour vous irriter par mon impatience. J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni. Ne souffrez pas que j’use mal de votre punition. Et puisque la corruption de ma nature est telle, qu’elle me rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu ! que votre grâce toute-puissante me rende vos châtiments salutaires. Si j’ai eu le coeur plein de l’affection du monde, pendant qu’il a eu quelque vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut ; et rendez-moi incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de vous seul."
mardi 13 août 2019
Prétention narcissique - et pardon pour le pléonasme.
"Hitler a toujours indiqué comme profession : « écrivain »."
(Jean Clair.) Il y a quelque chose de tristement moderne, une forme hyperbolique et apocalyptique de bovarysme, dans cette prétention, chez cette personne précise, à vouloir être quelqu'un que l’on n’est pas. - Hitler, me suis-je dit en lisant cette phrase d’une certaine façon absurde, c’est quelqu’un qui a toujours été au mauvais endroit au mauvais moment. Le triomphe négatif de sa volonté, en somme…
lundi 12 août 2019
La politesse et le tact… Christianisme, humilité, aristocratie.
Bonnard était-il catholique ? Je l’ignore. Olivier Mathieu, au début de sa biographie, en parle comme d’un esprit nietzschéen. Sur ce que j’ai lu - y compris des textes sur l’Allemagne nazie, pas toujours défavorables… -, cela ne m’apparaît pas si évident. Mais l’intéressant, en tout pour moi aujourd’hui, n’est pas tant le cas particulier d’Abel Bonnard, que les rapports problématiques, et pas seulement à cause de certaines prises de position d'un François qui semble manquer de quelque assise..., entre le christianisme, le catholicisme et certaines valeurs dites de droite.
L’ouvrage de Rémi Fontaine sur Jean Madiran, que j’ai cité ici plusieurs fois, est à mon avis un de ceux qui clarifient le plus cette question épineuse. D’une manière générale, si l’on peut toujours reprocher aux auteurs chrétiens de subsumer la question politique sous la question religieuse (s’ils sont vraiment croyants, c’est logique, tout de même…), au moins ont-ils l’avantage de connaître tous les aspects de la question, ce qui est loin d’être toujours le cas d’esprits revendiqués de droite, qui manifestement n’ont pas fait le travail d’étude et de maîtrise des dogmes. Pour prendre un exemple non polémique, Julien Rochedy, dans son intéressante dernière vidéo, dit comme souvent partir de Nietzsche, mais utilise à plusieurs reprises (y compris en citant son maître, 40’) le concept d’incarnation, sans avoir l’air de soupçonner qu’approfondir l’aspect chrétien de ce concept cardinal pourrait, d’une part lui ouvrir des pistes, d’autre part lui permettre de mieux saisir ce que Nietzsche lui-même entendait par-là…
Bref ! Voici le début du chapitre "Le prince" du livre de Bonnard sur saint François d’Assise :
"C’est un prince, et peut-être touchons-nous ici au centre même de sa nature : François est évidemment un aristocrate dans la période mondaine de sa vie ; il l’est plus secrètement, mais plus intimement encore dans sa vie religieuse. Sans doute il ne pense alors qu’à pratiquer les préceptes de l’Évangile, mais loin de l’obliger à contrarier sa nature, ces préceptes devaient lui donner bien des occasions de la satisfaire, car nombre d’entre eux sont, en vérité, inspirés par l’esprit le plus aristocratique. Ce n’est certes pas une conception commune de la justice, celle qui accorde aux ouvriers de l’onzième heure autant qu’à ceux qui ont peiné tout le jour, et qui enveloppe la vraie Justice dans la robe éclatante de la Faveur. Ce n’est pas une opinion populaire, que d’estimer davantage la contemplation de Marie que la besogne de Marthe. Ce n’est pas une sentence vulgaire, que de dire qu’il ne faut pas jeter des perles aux pourceaux. Ce qui est dans l’esprit du peuple, c’est de s’indigner, comme les Apôtres n’y ont pas manqué, de l’offrande fastueuse que Madeleine fit de son parfum. Ce qui est du goût le plus haut, c’est d’approuver et de justifier cette largesse. Quoi de plus raffiné que de vouloir que ceux qui ont fait un long jeûne, bien loin de l’annoncer par une mine exténuée, se lavent et se parfument pour empêcher les autres de soupçonner les privations qu’ils s’infligent ? Cette recommandation plaisait tellement au Saint qu’il l’a insérée dans sa règle. Rien ne pouvait lui agréer davantage que cette dissimulation exquise qui, toute opposée à l’hypocrisie, n’est pas moins savante, puisqu’on y dépense autant d’art pour se préserver des louanges que l’hypocrite emploie de ruse pour s’en attirer. Peu après la conversion de François, quand il était d’autant mieux soi-même qu’il était encore seul, Bernard de Quintavalle, qui se sentait attiré vers lui, mais qui voulait l’éprouver, l’ayant hébergé un soir et lui ayant offert un lit excellent, François parut bien aise de s’y étendre et feignit de s’y reposer, et ce fut seulement quand il crut toute la maison endormie qu’il se releva, pour passer la nuit en prières."
(Ceux qui connaissent comme moi l’oeuvre de Jean-Pierre Voyer seront peut-être sensibles à certains aspects de ce texte, notamment dans l’évocation du parfum de Madeleine…)
dimanche 11 août 2019
"Que le monde périsse avec nous, s’il faut qu’il périsse. Le XXe siècle commençait…"
Jean Clair encore, cette fois-ci je suis sûr de n’avoir pas encore lu ce livre, qui s’annonce comme l’un de ses plus intéressants (sur le versant décliniste de son oeuvre), La Part de l’ange, 2015. On y trouve, en tout cas dans les soixante premières pages, comme un inventaire des façons dont l’Europe (dans la mesure du possible, il faut privilégier ce terme à celui d’Occident, l’Europe avait connu des siècles de splendeur avant que les États-Unis d’Amérique ne prennent leur envol et n’aillent essayer de dicter leur loi à la planète, etc.), dont l’Europe s’est attaquée à elle-même, bien avant la naissance d’Israël, les lois sur la contraception et l’avortement, l’immigration de masse, l’islamisation soft (du trafic de drogue au burkini…) et hard (des attentats aux génocides de moutons, c’est le jour !), etc., cochez les cases que vous préférez… On commence avec ces remarques d’ordre historique, auxquelles l’incendie de Notre-Dame peut conférer une valeur symbolique supplémentaire :
"En 1914, le bombardement de la cathédrale de Reims par les troupes du Kaiser avait profondément choqué le monde. La Cathédrale du Sacre, une des merveilles de l’Occident. Quelque chose de nouveau était apparu, que personne encore n’avait osé imaginer - prendre les cloches des églises comme des mires pour l’artillerie.
Avec la destruction de Reims, il semble que l’idée d’une histoire, d’une culture, d’un patrimoine à protéger, s’est peu à peu éloignée de nous, en même temps que nous avons compris que la technique apporterait la désolation et non le progrès. Nous ne sommes plus les héritiers de rien ni de personne, et que le monde périsse avec nous, s’il faut qu’il périsse. Le XXe siècle commençait.
Trente ans plus tard, quand des villes entières seraient pilonnées, parfois les plus riches, les plus anciennes, d’un intérêt stratégique nul, pareille violence ne choquerait plus personne. Des V2 de Peenemünde aux bombes en tapis lâchées par les Liberators, on pouvait désormais raser en aveugle, et cette éprouvante nouvelle fut vécue comme le retour d’une fatalité. L’homme, sa stature et ses oeuvres ne se distinguaient plus à l’échelle d’une carte, et rien ne poussait donc à les épargner puisqu’on n’en voyait rien. Réduit à un point dans un viseur, l’humain se laisse effacer.
La guerre avait opposé des armées à des armées. Elle opposerait des armées à des civils. Elle aurait pour but non plus la destruction des troupes ennemies mais l’anéantissement des peuples. Le concept de « Guerre totale » serait développé pour la première fois, avant Hitler, par Ludendorff. Le théâtre des opérations devenait la terre entière, avec villes et villages, usines et bibliothèques. Rien n’y échapperait. La guerre serait déclenchée sans déclaration préalable. Les femmes y seraient aussi visées que les hommes : il s’agirait d’anéantir un peuple et non d’abattre une nation [Ludendorff, Der totale Krieg, 1935].
Je me souviens, fin 44, un V2 s’était abattu sur Pantin, à un ou deux kilomètres au nord de l’école maternelle où nous étions gardés. Les enfants s’étaient rassemblés dans la cour et contemplaient, silencieux, l’énorme fumée noire qui semblait ne plus devoir cesser de monter. Je retrouve, notée dans le Journal de Maurice Garçon, la date de cet événement : le 5 octobre 1944. Je venais donc de faire ma première rentrée.
La sensibilité avait si vite changé ? Au Havre, à Caen, à Rouen, à Saint-Lô, à Nantes, combien d’autres noms aurait-on pu ajouter ? Stendhal n’aurait pas reconnu la ville de Milan qu’il aimait, après qu’elle avait été détruite, plus qu’au tiers, en 1944. Et du Mont-Cassin, la plus ancienne bibliothèque d’Occident, il ne resta rien."
De la plus ancienne bibliothèque d’Occident, il ne resta rien… Je me souviens très bien d’avoir appris au lycée la bataille du Monte-Cassino, je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit qu’il s’y trouvait une vénérable bibliothèque. J’aime aussi ce texte - où soit dit on passant on peut voir le rôle moteur de nos bien-aimés voisins allemands, ceux qu’il ne faut pas choquer lors de nos défilés commémoratifs, dans certaines évolutions… - pour les associations qu’il suggère ou effectue entre différents niveaux de réalité. Un V2 à Pantin, cette ville si typique d’une certaine banlieue et d’une certaine époque, ce rapprochement dit bien le caractère quelque peu surréaliste de l’irruption de la violence guerrière. - Que je connaisse bien cette ville, que mes enfants y soient nés, ajoute peut-être à mon sentiment, mais ne le crée pas.
A bientôt !
vendredi 9 août 2019
"Il y a des damnés..."
J’ai stoppé ma lecture de L’hiver de la culture de Jean Clair : je me suis aperçu à la moitié du livre que je l’avais déjà lu.
- Cette publicité pour l’état actuel de mon cerveau étant faite, deux extraits du livre de Bonnard sur saint François d’Assise, sans rapport particulier entre eux, même pas le fait que Rousseau y soit à chaque fois évoqué :
"L’homme moderne, qui croit tout avoir, parce qu’il manie les mots de toutes choses qu’il n’a pas, ne doute point d’aimer beaucoup la nature. Il est vrai que les romantiques en ont tiré un grand parti. Encore ne veulent-ils y oublier les autres hommes que pour s’y dilater eux-mêmes. Jean-Jacques, qui leur donne l’exemple, est assurément celui dont les sensations sont les plus sincères et les plus profondes ; mais elles recouvrent quelque chose de trouble et d’amer. Quand il s’est réfugié dans la nature, il s’y roule dans une espèce d’innocence impure. En embrassant des arbres, en adorant des fleurs, il trompe une avidité qui ne s’est pas satisfaite ailleurs et les jouissances qu’il goûte ainsi sont comme les voluptés de l’impuissance."
"François a l’âme trop saine pour ne pas désirer de vivre toujours davantage. L’Enfer ne lui fait horreur que comme le lieu d’une moindre vie et, sans doute, est-ce moins pour lui l’endroit où l’on brûle que l’endroit où l’on gèle. Lui qui se plaisait tellement à contempler le feu, il a dû penser déjà ce que saint Thomas a doctement exprimé un peu plus tard, quand voulant retirer au séjour infernal son prestige splendide de fournaise, il dit qu’il y a autant de différence entre le feu de l’enfer, terne et lugubre, et les flammes qui nous éblouissent, qu’entre celles-ci et leur image, peinte sur un mur.
François aime, sans que ses transports l’induisent à déraisonner. Il n’est pas forcé, comme un Jean-Jacques, de continuer par des égarements de l’esprit les effusions de son coeur. Il ne dit pas que les brigands sont bons, mais simplement qu’il faut les chérir. Il n’est personne dont il désespère, mais personne, non plus, dont il soit obligé de répondre, puisqu’il appartient à une religion où il est admis qu’il y a des damnés, c’est-à-dire des hommes, sans qu’on puisse jamais préjuger lesquels, dont Dieu lui-même renonce à rien faire. François aime les hommes sans dépendre d’eux. Si même ils le laissaient seul et se mettaient tous d’accord contre lui, il n’en resterait pas moins le Solitaire de l’Amour. De là ses chants, sa gaieté, son allégresse d’homme sans bagage. Il était au pouvoir de n’importe qui de lui causer de grandes peines. Mais il n’était au pouvoir de personne de tuer sa joie."
mercredi 7 août 2019
L’âge Netflix : "Un art lavé de toute passion."
Duchamp, la modernité, le protestantisme américain, Jean Clair et moi, suite… Je rappelle que, comme Baudrillard, J. Clair a connu et d’un certain point de vue aimé l’Amérique. - Je n’avais pas rouvert ce dossier depuis quelque temps, ce texte issu de L’hiver de la culture (2011, 6. av. E. M.) en est l’occasion :
"En Amérique du Nord, tels que je les avais découverts, les seuls monuments à s’élever au-dessus des plaines à blé ou des champs de pétrole, c’étaient, construits hier, les musées. Dans l’ouest ou le sud, à Denver, à Houston, comme au Canada, à Saskatoon, à Winnipeg, Edmonton ou Regina, ils avaient presque toujours la même forme, des tours de béton, aveugles sur l’extérieur, qu’on aurait dit menacées, des forteresses dressées contre les assauts de l’étendue et le vide de l’Histoire, mais aussi des coffres où protéger des trésors, dans lesquels étaient entretenus une température, une hygrométrie et un éclairage artificiels constants. Comme dans un silo en effet, on y gardait des réserves précieuses, des butins de guerre là aussi.
C’étaient des objets, des tableaux, des meubles, des bibelots, qui avaient été parfois apportés de la vieille Europe, mais le plus souvent achetés dans des salles de vente à New York ou ailleurs. Ils apparaissaient parfois plus étranges aux yeux des habitants du lieu qu’à nos yeux les objets du musée de l’Homme qu’on montre aujourd’hui quai Branly. Depuis longtemps les liens d’ordre religieux, politique et esthétique qu’ils avaient avec ceux qui les avaient imaginés et fabriqués avaient été rompus.
On ne comprend pas le succès que devait connaître Marcel Duchamp à l’Armory Show en 1913 - comment cette oeuvre de provocation et de dérision, imaginée par un dandy cynique, avait-elle à ce point pu intéresser une société encore austère et élevée dans des principes moraux rigoureux - si on ne se représente pas qu’elle offrait, pour la première fois, un art débarrassé de toute référence au passé, un art lavé de toute passion, rincé de tout sentiment, dépouillé de toutes les références à une Histoire dont l’Amérique n’avait que faire et dont elle ne voulait plus rien entendre. Le Nu et son escalier, l’objet sanitaire, la plomberie qu’il exposait, c’était la Réforme au fond, un iconoclasme façon XXe siècle, efficace, pratique, sans morosité ni macération, avec tout au contraire l’éclat des avant-gardes…
L’histoire de l’art américain, de Duchamp à l’art minimal - Don Judd, Robert Morris, Kenneth Noland, David Smith… -, évoque un art qui, inlassablement, répétera qu’il n’y a rien à lire dans les formes et dans les couleurs de la modernité advenue, aucune mémoire, aucun souvenir, aucun symbole, aucun sens à découvrir ni aucune émotion à sentir, seulement des formes et des couleurs, rien que des formes et des couleurs, qui ne disent jamais rien qu’elles mêmes : « A rose is a rose is a rose… », un bleu est un bleu, un cube est un cube… C’était l’exemple étendu à tout le continent de ce que Duchamp avait appliqué à ses petites constructions singulières, « une sorte de nominalisme pictural » avait-il écrit, une tautologie aussi obstinée que celle qui avait été le principe, si peu de temps auparavant, de l’invention du taylorisme et des objets produits à la chaîne, une Ford T est / une Ford T est / une Ford T…
Au diable Ronsard et sa nostalgie, au diable Proust et son ciel de Combray, si singulier ce jour-là et à cette heure, au diable Platon et son Beau idéal, au diable le Vieux Continent et ses fantasmagories… Il n’y a de bonne modernité, de modernité efficace et pratique, qu’une modernité amnésique [E. Macron l’a au moins compris !].
Là où l’Europe, en quelques kilomètres, aligne des dizaines de monuments, de chefs-d’oeuvre, de témoignages précieux du génie humain, l’Amérique est un pays où l’on peut parcourir des centaines de miles sans rencontrer la moindre trace d’une oeuvre d’architecture ou de peinture. Il faut garder cette virginité, ce vide, cette pureté d’un lieu ou d’un objet qui offrent la liberté de n’avoir pas encore de sens. C’est du moins ce qu’affirmait, mot pour mot, le grand prêtre de l’art minimal des années soixante-dix, Barnett Newman."
On pourrait le dire autrement, j’assume ma façon de sauter les étapes : l’Europe est le seul continent à s’être incarné.
lundi 5 août 2019
"Voir survivre un peu de cette gentillesse divine..."
Si l’on voulait, on pourrait chipoter, dire qu’il y a quelque chose de rousseauiste ou de festiviste dans cette envolée de Bonnard sur l’âme d’enfant de saint François d’Assise, mais ce serait là méconnaître toute la lucidité de l’auteur de l’Éloge de l’ignorance quant à la petitesse et au narcissisme de notre Moi ; on peut donc se laisser bercer par ce qui suit en toute quiétude :
"Beaucoup d’entre nous ont connu d’abord cette vie limpide, ces sentiments sans limite, cette auguste crédulité. Mais bien loin d’en être restés capables, à peine pouvons-nous ranimer le souvenir de cette féerie disparue. Dans le génie même, il est très rare de voir survivre un peu de cette gentillesse divine. Je n’en vois pas d’autre exemple que ceux de Mozart et de Buster Keaton [pas pu m’empêcher !]. (…) On pourrait dire de François qu’il est la seule âme que la vie n’ait pas fanée, le seul enfant qui ait grandi au lieu de mourir. Au lieu de développer les facultés qui caractérisent en nous l’être adulte, et d’acheter cet accroissement par l’abandon de nos premières qualités, François s’en est tenu à celles-là, pour les épanouir toujours davantage, de sorte qu’elles ont pris en lui cette grandeur pure, ces couleurs profondes qu’on voit aux fleurs des montagnes. Il est moins un homme qu’un enfant augmenté et magnifié. Cela est assez difficile à concevoir : il est plus grand que nous, sans avoir été notre égal."
dimanche 4 août 2019
"La sentimentalité est une échappatoire..."
Hier 3 août, c’était l’anniversaire de la mort de Flannery O’Connor, ce que j’apprends aujourd’hui tout à fait par hasard, et alors que je m’apprêtais à recopier ce qui suit. Tout lecteur de Bloy, lorsqu’il écrit le mot hasard, repense à la définition qu'en donnait le polémiste périgourdin : la Providence des imbéciles ; néanmoins, en décrivant cet enchaînement de faits, je peine à voir ce que la Providence m’y réserverait… Il est vrai que Dieu écrit droit avec des lignes courbes, comme le disait Claudel - il avait lu ça chez un auteur espagnol je crois, un jésuite pourquoi pas ? -, et n'ayant rien d'autre à dire je laisse la parole à Mlle O’Connor :
"La complexité du problème qui se pose au romancier catholique résulte en partie de la présence de la grâce telle qu’elle apparaît dans la nature, et l’essentiel est pour lui que sa foi ne soit pas dissociée de son sens dramatique ni de sa vision de ce-qui-est. Pourtant, de nos jours, personne ne semble plus désireux de les voir dissociés que ces catholiques qui exigent que l’écrivain restreigne son champ visuel à la nature.
Si l’on pouvait dépister le catholique moyen dans le marais du courrier des lecteurs, et partout où il montre l’oreille, il se révélerait plus manichéen que l’Église ne le lui permet. En séparant autant que possible la nature de la grâce, il réduit sa conception du surnaturel à de pieux clichés, et en littérature se montre incapable de reconnaître la nature sinon sous deux formes : la sentimentale et l’obscène. Il préfère la première, bien que plus expert en la seconde, mais la similitude entre les deux lui échappe. Il oublie que la sentimentalité est un excès de sentiment, une distorsion qui porte à surestimer l’innocence, alors que l’innocence, quand on lui attache un trop grand prix dans la condition ordinaire des hommes, tend à se murer en son contraire, en vertu de je ne sais quelle loi naturelle. Nous avons perdu notre innocence dans la Chute, et nous ne la recouvrons que parce que le Christ a donné sa vie pour nous et que nous participons lentement à notre rédemption. La sentimentalité est une échappatoire : elle esquive ce processus en sa réalité concrète pour accéder prématurément à un faux état d’innocence qui évoque fortement son contraire. Inversement, la pornographie est sentimentale par essence, car elle oublie la finalité exigeante du sexe, et par là même le dissocie de sa signification dans cette vie pour n’en faire qu’une fin en soi."
Cette variation sur la pornographie, le sentimentalisme et le Qui veut faire l’ange fait la bête est l’essentiel de ce que je voulais citer aujourd’hui, elle donnera peut-être lieu à quelques commentaires personnels ; je vous recopie en sus le paragraphe suivant :
"A juste titre, on déplore souvent que la littérature religieuse ait tendance à minimiser l’importance et la dignité de la vie ici et maintenant, en faveur de celle de l’autre monde ou en faveur des miraculeuses manifestations de la grâce. Quand le roman se conforme à sa nature vraie, il doit renforcer notre sens du surnaturel en le fondant sur la réalité concrète, observable. Si l’écrivain fait usage de ses yeux dans l’absolue certitude de sa foi, il doit s’en servir en parfaite honnêteté, et son sens, comme son acceptation du mystère ne peuvent qu’être accrus. Observer les éléments les plus impurs n’est pour lui qu’un acte de confiance en Dieu. Mais s’il en est ainsi pour l’écrivain, sans doute n’en va-t-il pas de même pour le lecteur. Ce qui, pour l’écrivain, est la voie du salut, peut être celle du péché pour le lecteur [qu’il soit ou non croyant, note et interprétation de AMG], et le romancier catholique qui observe cette possibilité regarde Méduse en face et se sent transformé en pierre."
samedi 3 août 2019
Alexis et Hippolyte sont dans un bateau.
On ne s’en lasse pas, lire quelqu’un de bien informé expliquer clairement un point précis reste un plaisir. Pierre de Meuse (je donne le lien vers la première source : http://rebellion-sre.fr/entretien-avec-pierre-de-meuse-la-contre-revolution-loin-des-idees-recues/?fbclid=IwAR21hX646JWZMrLyvgNGDTnmhnRUT45g4vChEPyvw2G5cwrrHvvbfQ8jo_A, mais c’est chez Soral que j’ai découvert ce texte), à propos de la continuité entre l’État monarchiste-absolu français et la centralisation républicaine qui fit et fait toujours tant de dégâts :
"La [thèse de la] filiation entre la monarchie absolue et l’État républicain, soutenue par Taine et Tocqueville est exacte, mais doit être nuancée. Il est vrai que la monarchie cherche, dans un but d’efficacité, à mettre au pas les résistances des corps, pour aboutir à ce que l’on a appelé la « monarchie administrative ». Cela dit, il y a dans la monarchie des mécanismes essentiels (omniprésence de la famille, fidélités statutaires, légitimité des patrimoines, vénération des héritages, pouvoir de l’Église et des États) qui s’opposent fortement à ce centralisme. La différence est énorme avec l’État issu de la révolution qui s’appuie sur une idéologie destinée à transformer l’État et la société."
(Et à transformer la société par l’État, démarche jamais finie et (donc) toujours en cours, etc.)
vendredi 2 août 2019
"Assez de vertu pour résister à la sainteté..."
Retour à Bonnard et saint François d'Assise, ces lignes n’étant pas par ailleurs sans faire penser à Bernanos :
"Les noces du grand homme et de l’humanité sont toujours illusoires.
Ainsi, devant cette foule, François put prendre conscience de sa solitude et de l’obstacle où sa puissance venait expirer. Il avait voulu chérir tous les hommes et, dans sa naïveté, il n’avait pas douté d’y être parvenu, lorsqu’il avait aimé des voleurs de grand chemin. Ce n’est pas là, pourtant, le plus difficile. Outre que la réprobation où vivent les bandits ne fait souvent, malgré leur endurcissement apparent, que les rendre plus sensibles à la générosité d’un coeur qui vient les chercher, il y a dans l’excès même du mal où ils sont tombés comme la promesse qu’ils seront capables d’un pareil excès dans le bien. Mais l’homme qui s’est établi dans une situation moyenne, celui qui se sent assez de raison pour résister au génie, assez de vertu pour résister à la sainteté, voilà la forteresse imprenable, l’âme qu’on ne peut pas enflammer. Ce n’est pas à l’homme criminel, c’est à l’homme médiocre qu’avorte l’effort de l’amour."
jeudi 1 août 2019
"Personne ne l’a trouvé assez important pour mentir à son sujet..."
Après Bonnard, Chesterton - lui aussi auteur d’un Saint François d’Assise, mais ce n’est pas le sujet des lignes qui suivent, consacrées à l’histoire médiévale anglaise et à quelques considérations d’ordre psycho-méthodologique :
"Aux temps de la barbarie, aucun héros n’est barbare. Les héros ne sont héros que s’ils sont anti-barbares. Des hommes, réels ou mythiques, ou plus probablement les deux, devinrent, tels les dieux, omniprésents dans la société, et s’introduisirent dans le souvenir le plus vague et le récit le plus bref dans la même proportion exactement qu’ils avaient dompté la folie païenne de l’époque et sauvegardé la rationalité chrétienne venue de Rome. Arthur a un nom parce qu’il a tué les païens ; les païens qui l’ont tué n’ont pas de nom du tout. (…)
Cet âge-là est l’âge des légendes. A l’égard de ces légendes, la plupart des hommes adoptent par instinct une saine attitude, et, des deux, la crédulité est certainement bien plus saine que l’incrédulité. Que la plupart des histoires soient vraies compte fort peu, et (comme dans le cas de Bacon et de Shakespeare) comprendre que la question ne compte pas est le premier pas vers la bonne réponse. Toutefois, avant de rejeter ce qui pourrait ressembler à une tentative de narrer par ses légendes les premiers temps de l’histoire de ce pays, le lecteur fera bien de garder ces deux principes en tête, tous deux tendant à corriger le scepticisme grossier et très irréfléchi qui a rendu cette partie de l’histoire à ce point stérile. Les historiens du XIXe siècle avaient pour curieux principe de renier tous les personnages sur lesquels on raconte des histoires, pour se concentrer sur ceux dont on ne dit rien. D’Arthur ils font ainsi quelqu’un d’absolument impersonnel, parce que toutes les légendes sont des mensonges, mais ils font une personnalité éminente de quelqu’un du genre de Hengist, pour la simple raison que personne ne l’a trouvé assez important pour mentir à son sujet. Une foule d’aphorismes brillants sont attribués à Talleyrand, qui en réalité ont été prononcés par d’autres. Mais ils ne lui seraient pas attribués s’il avait été un idiot, encore moins s’il avait été une fable. Que l’on raconte des histoires fictives sur une personne est, neuf fois sur dix, une preuve excellente qu’il existait quelqu’un à propos de qui les raconter. (…)
Quand il s’agit de l’imagination populaire, il convient de ne pas oublier un dernier point. Surtout pour ceux qui s’appuieraient uniquement sur des documents et négligeraient tout à fait la tradition. Les effets de la crédulité, en matière d’histoires de bonne femme, ne seront jamais aussi extravagants que les erreurs qui risquent de survenir si l’on croit aux preuves écrites quand elles sont fort peu nombreuses. (…) Un fait isolé, sans la clé de la pensée d’alors, peut se révéler beaucoup plus trompeur que n’importe quelle fable. Savoir quel mot a écrit un scribe archaïque sans être sûr de ce dont il parlait peut donner un résultat littéralement fou."
(Je me suis laissé dire que les études bibliques, notamment en France, étaient ainsi restés fort XIXe siècle d’esprit, que le moindre fragment un peu opaque découvert au XXIe siècle et d’auteur bien sûr totalement inconnu y était plus pris au sérieux - a fortiori si l’on estimait pouvoir en déduire quelque chose d’anti-catholique… - qu’une tradition doublement millénaire et tout de même quelque peu contrôlée au fil du temps. Mais ce ne sont sûrement là que des on-dit paranoïaques de chrétiens déboussolés et réactionnaires.)