mercredi 28 septembre 2011

"Son silence qui swingue..." (Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III.)

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Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.


"Je pourrais vous noyer sous un Niagara de citations toutes fraîches (...) mais (...) je ne suis pas un citationniste comme la plupart de mes « confrères » hommes de lettres qui pensent dans le crâne d'autrui parce que leur cerveau trop petit a peur tout seul le soir dans le leur..." (Marc-Édouard Nabe, 1998)

"Le monde tourne autour d'un axe métaphysique, dont le sexe est une des principales manifestations." (Arnaud M. Genevois, 28 août 2011)


Après cet indispensable préambule, quelques citations du Oui de M.-É. Nabe (Rocher, 1999). Je me permettrai dans ce qui suit des digressions générales sur l'auteur, mais ai décidé de ne prendre mon matériau que dans ce livre. Je suis loin d'avoir lu tout ce qu'il a écrit, il faut bien se fixer un corpus, et le fait que nous ayons ici à faire à un recueil, où de nombreux et différents sujets sont abordés sur une période de 16 ans, correspond assez bien à mon propre projet. « Projet » qui sera, vous constaterez que c'est logique, exposé en conclusion.

Donc, les citations :

"Il n'y a rien de plus excitant que de faire l'amour / tous les jours avec une femme qu'on connaît et / une seule fois avec une femme qu'on ne connaît pas." (1988)

"Quand la femme de votre vie se métamorphose du jour au lendemain en mère de famille, il y a deux solutions : la tromper ou la quitter. Dans les deux cas, l'erreur est de croire qu'une maîtresse, quel que soit le plaisir qu'on en retire, peut remplacer la quotidienneté avec la femme et l'enfant. Il vaut mieux opter pour la première solution." (1996)

Entre autres choses, Oui est une méditation sur la féminité, notamment celle des hommes, notamment celle des écrivains :

"Lucette, c'est la femme de Céline, c'est-à-dire la féminité de Céline faite femme. La féminité, le cuirassier Destouches au bras fichu n'en manquait pas. Qui insistera sur la féminité inouïe de cet homme qui représente, pour tant de fans grisés et d'ennemis apeurés, la virilité par excellence ? La virilité d'une pensée alourdie d'énormes testicules bibliques. Personne ne semble avoir remarqué que l'écriture même de Céline, hystérique dans son combat contre l'hystérie, touche à l'essence nerveuse de la féminité, qu'il est inspiré essentiellement par ses propres fantaisies. C'est bien cet écho féminin que Céline avait trouvé chez celle qu'il mettait en transe la nuit, pour qu'elle revive ses sensations, afin qu'il en tapisse son cauchemar d'autobiographe maladif, de chroniqueur chronique." (1993)

Plus généralement :

"L'écrivain n'a pas de coeur. Dans sa carcasse pleine de paperasses, il n'y a pas de place pour un coeur, surtout pour un coeur de femme ! Autant le dire ici pour finir : c'est parce que l'écrivain est né avec un coeur de femme qu'il a besoin d'une femme pour le placer en elle. C'est la femme d'écrivain qui garde le coeur de l'écrivain pendant qu'il écrit, c'est-à-dire toute sa vie." (1993)

Ce qui éloigne de certaines formes caricaturales de sexualité / de virilité, pour atteindre une sensualité plus subtile :

"Le lecteur - français surtout - n'est pas powysien du tout. Chez les Anglo-Saxons, il préfèrera Hemingway et ses grosses couilles de chasseur d'éléphants. Toujours la virilité, la pauvre petite virilité, la puérile virilité qui fait que le lecteur ne jouit que si l'écrivain s'exhibe, s'il ouvre son livre comme un imperméable.

Pour aimer Powys, il faut avoir le sens cosmique de l'homme. Savoir s'extasier devant les choses, pas faire des concours de longueurs de bites. Hemingway est content de lui, il bande mais ne jouit pas. Powys sait jouir de tout et par tout. Rien qu'en voyant ! Il a compris tout ce que la contemplation avait d'énergique. Il faut être une tornade de vie pour contempler le monde. La sainte contemplation extatique ne va pas sans l'embrasement du spectacle même qu'elle recouvre. Bientôt, le contemplatif prend feu de joie et l'enthousiasme incendie tout ce qui est beau." (1988)

Soit dit en passant, c'est aussi une définition du désir, et une métaphore sur le désir que l'on peut susciter en la femme que l'on contemple et que l'on désire, que l'on peut (parfois...) amener à « s'embraser »... Mais, donc, nous sommes dans une thématique plus large - toujours à propos de Powys :

"Par excès d'attention (tout ce qui est attentif est d'ordre divin), par jouissance préméditée, l'on traverse le sexe et atteint l'extase."

Notons que cette insistance sur le rôle de l'attention se retrouve chez Simone Weil, qui lui accorde même une grande importance, tout en la considérant certes de façon moins explicitement charnelle que Powys-vu-par-Nabe.

"C'est très actif, la contemplation", répétait Jean-Claude Guiguet. Si s'éloigner du stéréotype viril caricatural que MEN attribue, à tort ou à raison, à Hemingway, peut permettre d'envisager des formes de désir à la fois plus fines et plus générales, le concept de contemplation pousse à s'affranchir de la dichotomie actif / passif. Sans aller nécessairement jusqu'à « embraser le spectacle » contemplé, la contemplation suppose une capacité d'attention, une mise en action d'une forme de passivité et de disponibilité, un entraînement, j'allais écrire une initiation : il est parfois légitime de parler de natures contemplatives, on ne devient pas pour autant attentif et contemplatif d'un claquement de doigts, il y faut du temps et de l'abnégation.

Bref : de même qu'il est abusif d'évoquer la passivité de la femme durant l'acte, se met ici en place un rapport au monde où l'on active sa passivité féminine. Ce qui au demeurant est lié à l'essence de la féminité, si l'on en croit Evola et ses belles pages sur la passivité active des femmes et l'activité passive des hommes. Je vous les retranscrirai un jour (Evola cite T. Burckhardt : "La femme est activement passive, l'homme est passivement actif."), je les signale aujourd'hui pour noter que si MEN critique des catégories caricaturales, des clichés, c'est peut-être pour mieux retrouver, à travers sa propre expérience, des concepts plus anciens et plus riches. Comment j'ai redécouvert la Tradition en suivant ma bite à la trace, ou De la pénétration répétée de vagins accueillants comme moyens de comprendre (enfin) l'oeuvre de René Guénon ? A suivre (avec un clin d'oeil au passage à R. Abellio)...


Le diable est dans les détails

Le Diable se cache dans les détails...


Ceci « posé », revenons à la contemplation. On ne fait pas entrer le monde en soi comme dans du beurre, ni sans qu'il y laisse des traces :

"La dynamique de Massignon, c'est la pénétration. Dieu entre en lui comme un passe-muraille. La porte est close mais l'Aimé entre en l'Amant par l'opération du Saint Amour. Sans violence, mais avec douleur. Dieu, ça fait mal : il suffit d'observer le visage de Massignon, tout crispé par le bonheur d'être pénétré par Sa Grâce, presque blessé par Sa Lumière, lumineux de douleur acceptée, la peau parcheminée par les mille rides coraniques de l'extase, rigoles creusées par les larmes de joie..." (1992)

MEN n'évoque pas explicitement dans ce texte l'homosexualité de Massignon, mais l'enchaînement de ces citations incite à penser que voilà peut-être une des sources de la forme nabienne d'homophilie (quel mot... il faudrait parler d'« homosexualophilie », tant pis) - présente aussi, de façon différente, dans L'homme qui arrêta d'écrire.

Homophilie régulièrement proclamée, mais homophilie, précisons-le immédiatement, comme au service de l'hétérosexualité :

"Autant je déteste les petits pédés bidons qui roucoulent écoeuramment, autant je possède une capacité infinie d'admiration pour les très grands homosexuels. Comme des fois je suis dans une mood d'ours doux, je ne lis que des catholiques (Bernanos, Bloy, Barbey, Simone Weil), j'ai des pulsions d'homosexualité artistique : ne m'intéressent alors que les oeuvres écloses des choux-fleurs les plus épanouis. Une phrase-page de Proust, un sonnet de l'hombre Lélian, un marin peint par Jean Genet, un long livre gai de Gertrude Stein s'impressionnent peut-être plus subversivement sur la chair épaisse d'un hétéro." (1987)

Jouir en tant qu'hétérosexuel de l'homosexualité, du fait que l'homosexualité, bien qu'à certains égards incompréhensible, existe, c'est enrichir son hétérosexualité en s'incorporant cette homosexualité - et ne peut bien sûr se faire avec profit qu'à partir des « très grands homosexuels », les énergiques, les non refoulés (MEN n'a que sarcasmes pour les pédés non assumés : ils sont comme un gâchis de leur propre énergie vitale).


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S'incorporer, cela ne veut certes pas dire devenir pédé : Nabe a toujours nourri son énergie de celle des autres (et réciproquement - et, aussi, au contraire), il a ainsi, tout simplement, accueilli la puissance vitale des « très grands homosexuels » - et notamment des hyperactifs Pasolini et Fassbinder. Mais il y a par ailleurs comme un travail de MEN, dans ses livres comme dans ce qu'il nous dit de son existence, et cela se lit aussi dans le texte cité plus haut sur Céline, pour séparer la féminité de l'homme de ses virtualités homosexuelles.

C'est peut-être ici Weininger - qui, lui, s'était entarlouzé - qu'il faudrait évoquer, en tout cas le Weininger utilisé par Evola dans sa Métaphysique du sexe.

Evola ramène à la problématique de la Tradition. Rapprocher Nabe de celle-ci, c'est une marotte de Laurent James, qui à ma connaissance n'a jamais systématiquement creusé le sujet. Je n'ai pas ici la compétence pour intervenir, le risque est grand notamment de donner une vision schématique de « la » Tradition du point de vue de la métaphysique du sexe. Peut-être est-il donc plus sage de se contenter d'essayer de situer ici Nabe dans une certaine histoire de la modernité. Si celle-ci consiste en un effacement progressif des frontières traditionnelles, elle a aussi provoqué, dans le domaine de la famille et de la sexualité, notamment féminine, investi en masse par les curés au XIXe siècle (c'est notamment la thèse de P. Boutang), elle a provoqué un fétichisme de ce qui pouvait rester de frontières. On sait que la fin du XIXe siècle fut à la fois une période où la différence des sexes est exaltée, avec de bons et de mauvais côtés, et une « Belle Époque » de tarlouzerie. Proust et Wilde ont expliqué (et vécu) tout cela. Schématiquement, Weininger, dont il faut rappeler à quel point il fut populaire à son époque, Weininger, moderne torturé, homo plus ou moins refoulé, éprouve en lui cette distorsion entre ce brouillage des frontières et cette exaltation de ces mêmes frontières, et poursuit un travail théorique général qui lui permettrait de comprendre comment on en général et lui-même en particulier en sont arrivés là. Nabe, c'est, sinon le contraire, tout autre chose : alors que notre époque a cessé non seulement de sacraliser la différence des sexes, mais même d'y croire, il peut savoir qu'il y a du masculin et du féminin en lui, ce qui lui permet d'éviter les caricatures viriles à la Hemingway, tout en restant, à l'encontre d'une époque qu'il a jugée un jour fondamentalement « homosexuelle », conscient de la différence des sexes et, faut-il le préciser, bien décidé à en jouir.

(Je vous suggère tout ça à partir de ce que j'ai lu de Nabe et de ce qu'il nous raconte, mais après tout, qu'en sais-je ? Il a peut-être besoin de se faire enculer de temps à autre...)


Aller plus loin dans cette direction impliquerait à la fois des considérations particulières sur le christianisme de MEN, et générales sur les rapports entre paganisme, christianisme, Traditions... - Vous le constatez, ce qui devait être une parenthèse sur l'homophilie nabienne a conduit à des questions nettement plus vastes. Ainsi que ma brillante sentence mise aujourd'hui en exergue l'indique, il est impossible de rester sur le plan de la « stricte » sexualité. Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que nous nous trouvions ici au croisement de nombreuses préoccupations nabiennes.

Et d'abord bien sûr le concept du Christ : en tant qu'acteur de la Passion, le Fils du Père se pose là lorsqu'on évoque les rapports dialectiques complexes de l'activité et de la passivité, auxquels il nous faut maintenant revenir. Et si M.-É. Nabe peut reprocher à S.W. de voir le Christ partout "sauf dans la Bible", il n'est pas le dernier, au fil des textes qui composent Oui, à construire des figures christiques de tous horizons : Massignon donc, mais aussi Gandhi, Charlie Christian, Che Guevara...

Mais qui dit le Fils du Père dit le Père - ici aussi MEN sort des sentiers battus :

"Pas plus que Powys, je ne vois dans le monde un Dieu unique, mais un rythme unique, un swing universel qui fait tout danser (« Si ça ne swingue pas, qu'est-ce que cela veut dire ? ». Duke Ellington / Stéphane Mallarmé). (...) La particularité du monde, à mon sens, est qu'il y a du divin swinguant mais pas de Dieu. L'absence de Dieu est peut-être ce qu'il fallait pour que la Déité soit si fort présente. Ne pas vivre sans Dieu, mais avec l'absence de Dieu, son silence qui swingue, son manque, son trou !" (1988)

Plus de vingt après, l'auteur soutiendrait-il toujours cette thèse, je l'ignore. L'important pour l'heure est qu'il l'ait un jour exprimée.

Il faut user ici, quoiqu'avec prudence, d'un terme qui appartient au lexique de la sexualité, le masochisme. Le piège des termes ainsi connotés est de rabaisser quelque peu, volontairement ou non, le sujet que l'on évoque. Il est pourtant d'autant plus difficile de les éviter que l'on cherche précisément à mettre en rapport des considérations morales et des questions d'ordre sexuel.

On ne peut en tout cas que constater que, explicite dans le texte relatif à Massignon cité plus haut, le masochisme imprègne les trajectoires des figures christiques présentes dans Oui comme de celles de la plupart des artistes qui y sont évoqués. Et que dire du Christ lui-même, s'il jouit à sa façon sur la Croix, à la fois du « divin swinguant » et de « l'absence de Dieu » !

MEN sait que tout cela le concerne au premier chef et peut noter incidemment, en racontant une découverte impromptue à Tanger :

"Je ressens devant cette étrange architecture une émotion pleine de misère et de joie telle que mon atroce adrénaline sait en huiler." (1995)

Mais l'important n'est pas ici l'individu Nabe ou sa psychologie. L'important est sa conception paradoxale d'un « swing universel qui fait tout danser » mais que l'on n'atteint pas comme ça, que tout le monde n'atteint pas, et qui agirait plutôt comme la grâce. Le vent (Heil Gilbert-Lecomte !) ou l'Esprit, ou le « swing universel » souffle où il veut, la grâce pour un individu est de se trouver dans ce souffle, porté par ce souffle, connecté à ce souffle. Le pire étant que, comme il est dit à propos de Massignon, « Dieu, ça fait mal ». La grâce est un présent, mais pas franchement un cadeau ! (Où l'on retrouve Simone Weil...)

Ce qui aboutit évidemment à une esthétique paradoxale, qui me semble-t-il attire moins d'ordinaire l'attention du lecteur des livres de Nabe que les dézinguages et règlements de compte dont on jouit si facilement.


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Oui est parsemé d'analyses d'oeuvres qui essaient de se construire sur une sorte de libération permanente de soi-même et/ou de son travail par le vide. Si les digressions nabiennes sur la sexualité aboutissent rapidement à s'éloigner des catégories habituelles actif / passif, en tout cas à les dialectiser et les enrichir, il y a de même un va-et-vient permanent entre création et destruction (et bien sûr auto-destruction) chez les artistes évoqués dans ce recueil, pour différents qu'ils soient : Barraqué, Parker, Monk, Lautréamont, Gilbert-Lecomte, Fassbinder... Non que MEN nie leurs différences, il s'en faut, je n'évoque pas ici un schéma de lecture, appliqué à tort et à travers, une seule clé de lecture qui serait censée ouvrir toutes les portes : je décris un angle de vue. Un penchant pour ceux qui ont plus de force vitale que les autres mais qui l'ont retournée contre eux-mêmes, ou plutôt qui ne peuvent utiliser cette force vitale à certains égards insupportable qu'en la retournant aussi contre eux-mêmes, et ce justement pour nourrir cette force qu'ils portent en eux mais aussi s'en libérer... Ceci pouvant bien sûr se retrouver dans leurs rapports avec leurs proches - c'est abondamment chroniqué dans les livres de MEN lui-même depuis le Régal. J'ai employé le mot « nourrir » : c'est du côté de la dévoration, de l'autodévoration, du cannibalisme, de la digestion, de la satiété, de l'appétit, que l'on devrait ici chercher des modèles de description. (On pourrait d'ailleurs émettre l'hypothèse que si notre auteur a peu de curiosité pour la nourriture, c'est parce qu'il s'alimente surtout des relations humaines.)


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Je ne prétends pas qu'il n'y a que ce genre de phénomènes qui intéressent M.-É. Nabe, dans la vie comme dans l'art : j'attire votre attention sur un souci qui m'a paru imprégner une bonne partie des textes, écrits au fil des années, qui composent Oui.

Il est clair en tous cas que ces étranges équilibres instables, équilibres métaphysiques, puis sexuels et artistiques, ne peuvent mener qu'à une politique paradoxale. Le texte sur Che Guevara (1997) est à cet égard explicite :

"Devant l'évidence de l'échec de la révolution, il s'est lancé dans la révolution de l'échec. C'est une des plus belles, et la seule qui puisse réellement changer quelque chose en ce monde. Lorsque les hommes abandonneront, avec leur orgueil et leur ambition, la soif de gagner (de l'argent comme du temps), peut-être des victorieux-nés comme Ernesto Che Guevara accepteront de ne pas échouer à ce point."

Mais la leçon tirée de l'oeuvre des Marx Brothers me semble plus générale :

"Collabo de lui-même, traître à ses propres principes par principe, et de façon compulsive, un frère Marx est avant tout un barbare qui foule aux pieds, avec une hargne gracieuse, la possibilité d'avoir même un pouvoir sur lui-même. Les Marx Brothers détruisent le monde autour d'eux pour s'ensevelir dessous. Un peu comme Samson qui fait s'écrouler le Temple des Philistins, quitte à être écrasé comme les autres sous les lourdes pierres. L'ambiguïté biblique de Chico, Groucho et Harpo n'est plus à démontrer. Ce sont des personnages de l'Ancien Testament projetés dans le monde américain que leur anarchisme biblique dévaste. On ne fout pas la merde à ce point-là sans être conscients que la merde est sacrée." (1998)

- Vous le constatez comme moi, c'est un exemple typique des schémas de pensée que j'ai essayé de décrire dans cette note. Je la conclurai en précisant brièvement ce qui m'a poussé à la rédiger. Il ne s'agissait au départ que de mettre en relation entre eux certains des thèmes qui traversent Oui, que je viens de lire. Cela s'est transformé petit à petit en un texte assez général sur M.-É. Nabe, à mesure qu'il m'apparaissait que ces thèmes relevaient d'une structure souvent proche. Dans le même temps, émettre ces hypothèses, de portée plus vaste que je ne le supposais à l'origine, m'a permis de comprendre les deux raisons pour lesquelles, si Nabe est un auteur que j'évoque régulièrement depuis des années, je n'avais jamais jusqu'ici rédigé un texte à lui entièrement et spécialement consacré. (Ce qui d'un certain point de vue n'est pas si étonnant : je n'en ai finalement écrit qu'un seul sur Jean-Pierre Voyer, et celui sur Simone Weil attend toujours...)

La première raison, je la connaissais déjà, c'est l'immensité du corpus. Nabe n'est pas John Ford, d'accord, mais son oeuvre est quand même abondante, au point que l'on ne sache pas toujours par quel bout la prendre. Il est donc logique que ce soit finalement un ensemble de textes disparates qui m'ait procuré une ouverture par où je me suis glissé.

(Il serait d'ailleurs un peu malhonnête de ne pas signaler que ce corpus est aussi irrégulier. Même si, d'un côté, j'ai toujours pour principe de ne prendre chez un auteur que ce qui m'intéresse sans m'attarder sur ses éventuels défauts, d'un autre côté je suis comme beaucoup, je pardonne plus aisément leurs moins bonnes oeuvres aux classiques qu'aux auteurs contemporains. Les premiers ont définitivement fait leurs preuves, on n'imagine pas un amateur de Tolstoï rappeler en permanence que Résurrection est raté (?), un spécialiste de Balzac ou Hugo signaler régulièrement qu'ils « n'ont pas écrit que de bonnes choses »... Dans le cas de MEN, ce n'est pas un livre particulier qui me choque ou me déçoit, c'est sa tendance récurrente à la facilité qui peut m'irriter de temps à autre.)

Mais la deuxième raison est plus intéressante. L'oeuvre de Nabe participe entre autres de l'élaboration du personnage littéraire (romanesque serait réducteur, mais y est inclus) Nabe (ce qui, soit dit en passant, fait que je l'appelle parfois "Nabe" tout court, alors que j'ai plutôt pour principe de rappeler les prénoms des vivants). Cela nous ramène évidemment aux structures activité / passivité, création / destruction que j'ai évoquées tout au long de ce qui précède, et que l'on retrouve d'une certaine manière dans les rapports fictif / réel qui sont un des grands thèmes de son oeuvre comme une des fondations de son esthétique, avec toutes les questions du type « parler de soi pour sortir de soi », etc. (De ce point de vue d'ailleurs il est évident que le Journal devait être publié.)

Du coup, lorsqu'on écrit sur MEN, on sent bien que, même si l'auteur ne vous lira pas nécessairement, ce que l'on soutient sera, tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre, positive ou négative, consciente ou inconsciente, intégré à son oeuvre. Ce qui n'est pas vrai au même degré de tout auteur contemporain, même si Nabe n'est pas le seul à se mettre en scène dans ses livres et à se préoccuper de ce que l'on dit de lui. De plus, si, donc, on sait que même à une toute petite échelle on participe au travail de l'auteur, on est aussi en concurrence avec celui-ci, puisqu'il passe son temps, ou une bonne partie de celui-ci, à raconter sa vie et la façon dont elle est perçue par les autres, avec nécessairement quelques longueurs d'avance sur vous. Là encore, ceci dépasse le cadre habituel des rivalités entre un auteur et ceux qui essaient de le comprendre, de lui imposer leur vision de son oeuvre.

Et vous l'aurez compris, si je vous raconte tout ça, ce n'est pas seulement parce que j'imagine que d'autres lecteurs de Nabe peuvent s'y reconnaître, c'est parce que cela me semble dû aux caractéristiques de son travail.


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lundi 12 septembre 2011

Redonner un sens plus pur à ce qui reste de mots à ce qui reste de la tribu.

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"La seule manière de rejoindre autrui en profondeur, c'est de s'occuper de soi et uniquement de soi, de ce qu'il y a de plus profond en soi. Les « altruistes », les philanthropes, les esprits « généreux » ne comprennent et n'aident réellement personne ; ce sont des gens qui ont de l'énergie à dépenser, c'est tout." - Cioran, 1965.

Comme souvent avec l'Emil, c'est à la fois vrai et inexact. L'un n'empêche pas l'autre, serait-on tenté de lui répondre, tout en admettant sans problème que ceux qui s'occupent des autres sans s'occuper de soi non seulement, effectivement, ne comprennent personne, mais en plus font chier tout le monde.

Une autre pour la route, du même, la même année :

"Le français est une langue dont la sève s'est tarie ; c'est pourquoi, poème, roman, philosophie, tout y apparaît comme un exercice, comme un tour de virtuose." - Et après la virtuosité, le vide - après Foucault et Deleuze, Lévy ; après Sarraute et Robbe-Grillet, Lévy - ça y est, je redeviens antisémite, et injuste en plus sur le second Lévy, ce genre de conneries à l'eau de rose a toujours existé, ou du moins existe depuis longtemps.

Cela fait quelques décennies maintenant que la France sait qu'elle doit céder la place, à tous les niveaux. Le domaine « intellectuel » a résisté un peu plus longtemps que les autres, non certes, comme Cioran l'avait perçu, sans frime ni esbroufe : avec les moyens du bord.

Céder la place, ce n'est jamais agréable. Ceci dit, les Français, "le peuple le plus collabo de la terre", comme disait Nabe (en une phrase souvent citée par L. James), seraient tout à fait prêts - quitte à crier un peu, telle une domestique que l'on trousse... - à se jeter dans les bras d'un nouveau maître, après l'Allemand et l'Américain, mais le monde actuel est ainsi fait que le nouveau maître a un peu de mal à apparaître.

"Une nation n'est qu'une langue", rappelait Joseph de Maistre. Pour retrouver l'esprit de la première citation de Cioran tout en réfléchissant sur la seconde, on serait tenté de dire que ce sont ceux qui travaillent à redonner de la « sève » à la langue française qui font le plus pour la nation - dans un sens large, plus large que l'État-nation ou la Patrie -, quitte à travailler dans leur coin, pour eux-mêmes, pour « soi et uniquement [pour] soi ». Non seulement ils ont quelque chance de « rejoindre autrui en profondeur », mais ils peuvent permettre indirectement à d'autres « autrui » de se « rejoindre en profondeur » (honni soit qui mal y pense...).

De ce point de vue, quelqu'un comme Nabe peut dire tout le mal qu'il veut de la France et des Français, il sera toujours plus proche de ceux-ci et de celle-là en écrivant dans son style propre, que n'importe quel cocardier dont le seul moyen d'expression est une prose boursouflée dont, justement, la « sève s'est tarie » il y a déjà bien longtemps.

- Ce qui n'est nouveau ni par rapport à M.-É. N. ni par rapport aux connards cocardiers, il suffit de repenser, entre autres, à quelqu'un comme Mallarmé.


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jeudi 1 septembre 2011

S.W. par M.-É. N.

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Avec de chaleureux remerciements à D. et J.-P...



Voici quelques extraits d'un texte, ou d'un ensemble de remarques, consacré par Marc-Édouard Nabe à Simone Weil en 1994. Je ne suis pas d'accord avec toutes ses thèses et ne retranscris ici que celles qui m'ont le plus frappé :

"Binoclarde, un peu bossue, caraquesque, en as de pique, intronchable à souhait, Simone Weil, cosmique laideron, était la juive errante dans toute sa splendeur."

"Elle se sacrifie, mais par frustration de n'être ni une héroïne, ni une sainte, ni une martyre. Elle se venge sur son propre corps de ne pas pouvoir l'offrir en sacrifice. L'agneau se fait loup pour soi-même s'il ne peut pas s'immoler."

"Le corps, c'est le juif. Elle hait son corps juif, elle n'aime que son corps grec.

Le Christ est partout sauf dans la Bible ! C'est un peu gros. "

- un peu gros, mais est-ce vrai ? SW tire les religions traditionnelles, ainsi que la philosophie grecque, vers le Christ, probablement de façon excessive, mais ne l'enlève pas de la Bible. Elle regrette de plus qu'il ne soit pas plus présent dans l'Ancien Testament.

"Elle vit avec les Grecs, sa cohorte de Grecs en armes, ses anges gardiens grecs qui la suivent partout, à l'école, à l'usine, aux vendanges…"

"Politique. De la khâgneuse bolchévique à l'antipatriote résistante.

Toutes les contradictions et la plus grande cohérence. [C'est vrai, et assumé par SW.] Avec le recul, le trajet de Simone Weil apparaît comme étant le maître étalon de la perfection. Elle a traversé l'histoire du siècle exactement comme il fallait la traverser : en zigzags droits.

En voulant être moins qu'une femme, elle est devenue plus qu'une sainte."

"Elle se disait « garçon manqué », mais elle était tout autant une « fille manquée », une bourgeoise manquée, une prolétaire manquée, une chrétienne manquée, d'où son immense « réussite » en tout."

"Sa jouissance était dans le refus de s'abandonner."

"Une des multiples raisons qui n'en ont pas fait une sainte : le Christ n'est pas son amant, c'est son frère."

- Oui et non. Outre qu'il faudrait déjà discuter la thèse générale (la sainteté féminine comme relation amoureuse avec le Christ), SW parle tout de même, et à plusieurs reprises, du moment où le Christ l'a « prise ». Il est vrai néanmoins qu'elle n'a pas avec lui une relation très charnelle, mais ce n'est pas non plus une relation de frère et soeur. SW cherchait avec le Christ une relation de soumission et d'obéissance, mais aussi de relative égalité. Et derrière le Fils elle voit toujours le Père. Disons qu'elle ne dissimule pas l'aspect érotique de la rencontre première avec le Christ, mais qu'elle n'en exploite guère les potentialités charnelles. Je manque par ailleurs de points de comparaison avec des mystiques comme Catherine Emmerich, à laquelle fait allusion Nabe dans ce texte.

"Son orgueil à détruire l'orgueil dans toute chose. Elle trouve plus noble de prier Dieu en pensant qu'Il n'existe pas."

- Il y a du vrai mais la formule me semble excessive. Permettons-nous donc une reformulation : Elle trouverait aussi noble, voire plus noble, de prier Dieu même s'Il n'existait pas.

"Comme Nietzsche, elle sait que le christianisme est la religion des esclaves, seulement, elle, elle veut être une esclave. Au surhomme, elle oppose la sous-femme. On connaît l'issue de ce combat.

L'ascèse est son plaisir. Elle ne se prive de rien. Les privations la comblent.

Quel péché avait-elle dû commettre pour ne même pas avoir accès à la Faute ?…"

(Miss « Non », Question de n°97, septembre 1994, repris dans Oui, Éditions du Rocher, 1998, pp 238-243)

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