mardi 30 avril 2019

Suite directe du précédent.

"La terre, le lieu, le simple, n’ont donc pas besoin de déployer devant nous un monde au complet : il suffit de quelques mots nécessaires qui l’annoncent en précurseurs et lui apportent sa preuve de vérité. La « terre seconde » ne se rejoint pas dans le foisonnement des espèces sensibles, dans le mauvais infini du dénombrement des choses (…). Son intuition fondamentale ne le [Bonnefoy] porte pas vers la luxuriance verbale, les grands flux lexicaux, la polyphonie des perceptions -, même s’il attribue au langage régénéré la puissance de soulèvement de la vague (c’est « le flot qui soulève », « la vague sans limite sans réserve »). L’arche qu’il bâtit n’est pas celle de l’exhaustivité. Ne doivent revivre en poésie que les vocables qui ont traversé, pour la conscience du poète, l’épreuve du sens, qui ont été arrachés au froid et à l’inertie, pour s’unir par un lien vivant. Ce n’est pas, pour Bonnefoy, la multiplicité des objets dénotés qui importe, mais la qualité de la relation qui les met en présence réciproque - relation que l’on dirait syntaxique, si la syntaxe ne s’épuisait dans l’ordre qu’elle institue : il s’agit, dans l’espoir de Bonnefoy, d’un mouvement qui instaure (ou restaure) un ordre, qui traverse et qui ouvre - la métaphore de l’ouverture étant dès lors apte à concilier la fidélité (retrouver le monde, ou du moins le remémorer) et la fonction inaugurale dévolue à la parole (commencer de vivre selon le sens). Le projet maintes fois exprimé par Bonnefoy, c’est de « clarifier » quelques-uns des mots qui « aident à vivre ». Voeu apparemment limité, mais qui prend un élan conquérant dans l’image de l’aube (« cette lueur qui paraît à l’est, au plus épais de la nuit ») ou du feu qui naît et devient brasier. La tâche assignée à la poésie consiste à faire « vivre ensemble, et s’ouvrir à un rayonnement infini, quelques grands mots ranimés. » L’infini est dans le rayonnement, non dans la multiplicité des mots."

lundi 29 avril 2019

"L’orgueil de la saisie spirituelle esquive la douleur de l’incarnation."

Yves Bonnefoy encore, mais analysé par Jean Starobinski. Je continue sur le thème de la poésie comme entreprise de rénovation de notre rapport au monde. J’espère que cette citation ne sera pas trop obscure pour qui n’a pas lu le texte. Disons que J. Starobinski nous montre comment Bonnefoy, dans son travail poétique et théorique, estime que la plupart des voies suivies pour échapper à la rationalité froide du monde moderne, sont illusoires et gnostiques : au lieu de nous aider à retrouver notre présence au monde (mais ces retrouvailles ne sont pas un retour à un passé perdu, elles sont aussi une construction), ces entreprises nous proposent en réalité un « autre monde » qui n’a aucune existence. D’où le choix chez Y. Bonnefoy d’utiliser des termes plus modestes, comme la terre : 

"La terre retrouvée, grâce à une parole qui aurait pouvoir de réunir, de rassembler. Ce verbe, souvent employé par Bonnefoy dans ses essais, et qui apparaît à la fin du Leurre du seuil, appartient à la catégorie des vocables que nous avons signalés : commençant par le préfixe de répétition, mais ne signifiant pas un simple retour. Rassembler (conjugué le plus souvent au conditionnel, mode de l’espoir qui ne détient pas la certitude), c’est réaliser cette « co-présence » que le concept avait promise, mais non pas vraiment accomplie. Il annonçait la saisie simultanée : con-cipere, be-greifen - leur parenté étymologique en fait presque les équivalents de rassembler. Mais, si l’on écoute Bonnefoy, le concept universalise la pensée de l’objet, mais manque l’objet lui-même, dans sa présence finie. L’orgueil de la saisie spirituelle esquive la douleur de l’incarnation : dans un terme insistant, Bonnefoy parle, à ce propos, d’excarnation. A l’opposé, le rassemblement, tel qu’il se définit dans quelques-uns des textes les plus saisissants de Bonnefoy, fait tenir ensemble, sous la lumière de l’instant, des existences précaires, soutenues par le sens, accédant à l’être par la grâce d’une parole qui a su s’ouvrir à elles, les préférer à elle-même, dans la confiance et la compassion."

La confiance, de nouveau - et associée à la compassion. Je vous retranscrirai demain la suite directe de cette citation. 

dimanche 28 avril 2019

Hermione, Perdita, Caroline de Haas et Jean-Pierre Marielle, alias Bob Morlock.

Dans la subtile préface qu’il écrit pour l’édition « Folio » de sa traduction maintes fois remaniée du Conte d’hiver, Yves Bonnefoy énonce cette hypothèse : 

"Le Conte d’Hiver, est-ce donc un retracement, au travers des atteintes qu’y porte la société, de la vérité de la vie, en son essence qui est l’amour, en sa loi la plus simple et peut-être la seule, qui est la confiance entre homme et femmes (…), en son lieu qui est la « grande nature créatrice », émanation du divin, réseau de signes et de symboles ? Douze ans après Hamlet - où Shakespeare avait proposé l’idée d’un théâtre miroir de la société, mais qui ne pouvait ainsi que démasquer quelques détournements naïfs ou cyniques de l’apparence, et sans jamais en finir ni aller au fond des êtres, d’où l’échec de la « pièce dans la pièce » et le désarroi du prince de Danemark son auteur, empêché de donner figure à l’intuition qui le hante, empêché d’aimer Ophélie - entendrait-on, dans la presque ultime « romance », une parole « au positif » cette fois, retrouvant au profit d’une religiosité délivrée du puritanisme, du dolorisme, de la sexualisation du péché, ce qu’avaient eu de direct, de symbolique, d’épiphanique les Mystères du Moyen Âge ? On pourrait presque le croire."

Donner les raisons qu’a Yves Bonnefoy de douter de la réalité profonde du retour à l’harmonie à la fois naturelle et surnaturelle qu’est la fin du Conte d’hiver nous entraînerait trop loin, il faudrait presque recopier ce texte dense d'une trentaine de pages ; on pourrait répondre d’ailleurs, de façon très générale, que même si l’on ne veut pas sexualiser le péché, on n’en rendra pas pour autant la sexualité purement naturelle - nous ne sommes pas des animaux, que diable ! -, on ne rendra donc pas l’harmonie éternelle, on aura même du mal à rendre le « positif » bien durable… Mais si je vous ai recopié tout le paragraphe, c’est surtout la formule « sa loi la plus simple et peut-être la seule, qui est la confiance entre hommes et femmes », qui a attiré mon attention et qui constitue vraiment la citation du jour. Ambiguïté voulue ou non, il est difficile de dire s’il s’agit de la « seule loi » de l’amour ou de la vie - il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je me décide pour la seconde interprétation -, mais ce n’est pas en l’espèce capital. Ce qui est capital, c’est bien cette confiance, qui est nécessaire parce que justement les rapports entre hommes et femmes ne sont pas donnés par la nature ni par l’éventuelle surnature comme faciles, cette confiance que certaines féministes contemporaines attaquent comme une naïveté de leurs consoeurs ou une malveillance supplémentaire - éventuellement involontaire, héritée, atavique, inconsciente, etc. - des animaux indécrottablement patriarcaux que sont (par nature ?) les hommes… et c’est en rêvassant à cette piste que j’ai mieux compris pourquoi, malgré tout ce qui les oppose en logique (je sais qu’il y a des désaccords sur ce point) et parfois en fait (car certaines féministes, progressistes ou conservatrices, sont très claires sur le sujet), féminisme et pornographie se développent simultanément. 

A dire vrai, celle-ci se développe beaucoup plus que celui-là, qui s’exprime plus officiellement, il faut garder ce décalage à l’esprit, mais cela ne change rien à leur parenté dans la méfiance. Cela fait longtemps maintenant (depuis le début ? n’exagérons rien, mais la question peut se poser) que le féminisme sait qu’il ne peut durer qu’en instillant la méfiance dans les rapports entre les sexes. Quant à la pornographie, elle ne peut que très exceptionnellement, et encore, oublier ou permettre d’oublier qu’elle traîne avec elle la hantise de l’homme, hantise que seule justement la confiance peut calmer ou éteindre : fait-elle semblant ? Et comment est-elle avec d’autres ? La transfiguration que le plaisir lui donne, que personne ne peut imaginer avec précision lorsqu’elle n’est pas en train de jouir, est-elle plus marquée avec d’autres ? Se transforme-t-elle encore plus avec d’autres ? (Etc.) L’actrice porno fait semblant, par définition ; cela ne l’empêche pas d’éprouver du plaisir de temps à autre, mais elle est payée pour que nous ne voyions pas la différence. Et même si parfois on peut croire ou vouloir croire que, sembler voir que…, on ne peut sur ce point lui faire confiance. (D’où, d’ailleurs, le rôle capital de l’éjaculation masculine en tant qu’elle est visible : 1/  ça permet de finir la scène ; 2/ on est sûr qu’il y a au moins une personne qui a joui, mécaniquement parlant en tout cas ; 3/ et surtout : c’est cette certitude qui donne à l’éjaculation, surtout faciale, son caractère de domination qui n’est en fait « que » l’illustration de l’inquiétude masculine - sur le thème : tiens, prends l’évidence matérielle de mon orgasme dans la gueule, ça me consolera toujours un peu de ne pas savoir si je t’ai donné du plaisir). 

En résumé : d’un côté, on ne peut pas faire confiance aux hommes ; de l’autre, on ne peut pas faire confiance aux femmes. Eugénie Bastié disait un jour que si les féministes progressistes ne parlaient pas beaucoup de la pornographie, c’est par difficulté à assumer l’idée que le progrès apporte son lot de pathologies propres. On peut aussi se demander, j’émets avec précaution l’hypothèse, si ce n’est pas aussi par une conscience plus ou moins claire, probablement pas de ce rapport analogue à la méfiance, mais d’une propension commune à voir dans les relations sexuelles la seule chose à peu près concrète dans les rapports entre hommes et femmes. (D’où, quand il n’y a pas d’arrière-pensées lesbiennes ou LGBT, l’encouragement pour les femmes à avoir une vie sexuelle « libre », ce qui veut dire ici avec des partenaires différents et jetables.)


Ceci étant dit et publié, je vais maintenant essayer de me regarder le Conte d’hiver de Rohmer pour me rafraîchir l’esprit. Bonne soirée !

samedi 27 avril 2019

Avec Notre-Dame, prions pour la fin du nouveau monde...




En prélude à un acte XXIV que l’on souhaite productif…

"Il faut que cette nation, si cruellement humiliée, soit grotesque par surcroît : et qu’elle déclare, à la risée de tous, qu’elle n’a jamais été si grande, si puissante, si imposante et si riche… Byzance fut ainsi. Dès qu’un Empereur avait été battu par les Avares, les Bulgares ou les Goths, avait acheté ignominieusement, à prix d’or, une trêve de quelques années, ou cédé quelques lambeaux de son territoire sans cesse rétréci, il rentrait à Constantinople, revêtait le costume du triomphe. Et toute une armée d’histrions, venus à sa rencontre, chantait des cantates en son honneur."


Édouard Drumont, La Fin d’un monde

vendredi 26 avril 2019

Censurons le Gault et Millau ! Autodafé !

La citation du jour sera je vous préviens un peu moins subtile que celle d’hier, mais on peut aussi relâcher la tension de temps à autre… Voici ce que l’on peut lire dans le Gault & Millau, l’un des plus célèbres guides culinaires français, dans l’édition de 1966 : 

"FLAMBAUM. 

La cuisine juive est une des calamités qui accablent le Peuple Élu. Manger kasher est un plaisir masochiste des plus raffinés. Mais comme chez Flambaum ce serait plutôt moins éprouvant qu’ailleurs, il est de notre devoir d’en parler. Ce restaurant est strictement kasher. Le patron, un certain Monsieur Victor Hugo, interprétant à sa façon nos hésitations devant la carpe farcie ou le gésier d’oie braisé (!), s’exclama : « Vous n’avez rien à craindre, Messieurs, ici rien n’est fait au beurre. » Rien à craindre, en effet : un rabbin est là, en permanence, qui contrôle le service des vins et bouteilles de vin d’Israël, qu’il ouvre rituellement lui-même, évitant ainsi toute souillure."


Je vous reproduis ci-après cet extrait. pour les nostalgiques de vieux numéros de téléphone ou du 9e arrondissement (lequel n'est pas le plus mal conservé des quartiers de Paris). - Il n’est pas certain que les rédacteurs actuels du guide se permettent d’être aussi goguenards en présentant des cuisines un peu exotiques… - le politiquement correct, dont il ne faut pas oublier qu'il a eu de nombreux zélateurs juifs, est passé par là. 



jeudi 25 avril 2019

"Mais l’image d’Apollon ne se conçoit peut-être qu’aux plus mortelles profondeurs d’un rêve dionysiaque…" - La littérature française, ce sont les Juifs suisses qui en parlent le mieux.

Beau texte de Jean Starobinski sur Paul Valéry, peu de temps après la mort de celui-ci, en 1945, contemporain donc de la synthèse de Maurras sur Platon de dimanche dernier, en voici la première moitié : 

"Sur nos oeuvres et sur nos gestes, sur nos faiblesses et sur nos gloires, un regard vigilant demeure posé. Il n’a pas cessé de nous observer, il s’amuse de nous trouver si prévisibles, si fiers de nos faux mystères, si incertains de nos vrais offices. Il analyse encore - de cet oeil très bleu - les secrets mécanismes qui nous sont tourments, séductions, choses vagues. Il les surveille, et les démontre - pour les réduire à quelque rien très impérieux. Ceci dorénavant se passe en nous ; cette progression de conscience, qu’il a amorcée, continue d’agir (pour ceux du moins qui se sont laissés séduire et qui ont goûté de cette curieuse Pomme dont il nous vantait la saveur). C’est ainsi que commence pour Valéry la vie posthume : il se perpétue dans ce mythe - ou cette mystique - de la lucidité armée et de l’inflexible attention, qu’il a accrédité en nous. 

Sans doute n’est-ce là qu’un mythe. Comme d’autres mythes, à l’opposé, célèbrent les avantages tout-puissants de l’état de rêve ou d’égarement. A y regarder de près, Valéry n’est pas si limpide : mais amoureux de la limpidité. « Et quelle sombre soif de la limpidité. » La clarté des chiffres, qu’il adorait, ne l’a pas contraint à se faire calculateur ; il est demeuré danseur, ou spectateur perspicace de quelques ballets (où de beaux corps se jouent d’être corps et deviennent signes, par le rythme et l’idée). Bref, assez de contradictions en Valéry pour nous rappeler qu’il a été vivant, et qu’il a dû éprouver l’obstacle d’une séparation sensible entre les idées et les actes, entre l’image idéale de soi et soi-même. Il faut en prendre son parti : Valéry n’est guère explicable par le mythe ou le système Valéry… Il s’est rêvé limpide, comme si le seul fait de rêver n’était pas déjà une atteinte à la limpidité. Le pur lui a été sujet d’ivresse, comme si le pur ne s’altérait pas dans l’ivresse. Mais l’image d’Apollon ne se conçoit peut-être qu’aux plus mortelles profondeurs d’un rêve dionysiaque… Qu’on imagine un Descartes qui, au lieu de conduire l’analyse des nombres, penché sur la pièce d’eau où il commençait à étudier des lois optiques, se perd en sa propre image et se transforme en Narcisse. Ou qu’on imagine, à l’inverse, un Narcisse qui se prenne à supputer des angles et des indices. 

Valéry semble avoir pris assez de précautions pour qu’on ne sache le circonscrire. Toute proposition qu’il construit prévoit une tangente, qui conduit ailleurs. Juste assez de dissonance pour que le trouble naisse et que la variation intérieure du lecteur prenne amorce. Chaque idée arme un bataillon d’idées subséquentes, secrètement antagonistes, qui se tiennent en réserve, mais qu’un signal infime pourrait faire éclater en salve. D’une pensée à l’autre, le contact se fait par choc, presque à distance, et non par continuité établie et durable. Et cette multitude d’aperçus, de définitions, de surprises, de questions, de doutes, de joutes, d’équations rationnelles ou irrationnelles, par sa discontinuité même, donne à l’ensemble de l’oeuvre un aspect d’invulnérabilité : les batteries sont dirigées sur tous les points de l’espace. On peut attaquer une idée de Valéry : elle a son vrai (qui est très aigu) et parfois son faux (qui n’est guère apparent, assez bien masqué). Mais mille idées, mille aphorismes, et sur quelque sujet mouvant comme esprit, conscience, poésie -, leurs contradictions sont alors la vérité même. Ceci suggère, à chaque instant, et derrière chaque paradoxe, d’innombrables ressources de justesse qui se garderaient imperceptibles, mais à la disposition de quelque excitation adéquate… Il s’ensuit qu’une lecture de Valéry qui ne produirait pas ce sentiment très particulier de l’éveil, c’est qu’alors elle est demeurée inefficace, c’est qu’on n’aura pas véritablement su lire. Et c’est cela même qu’une page de Valéry veut obtenir de nous : que différentes régions de l’esprit, simultanément, s’allument et se répondent par signaux, comme au petit jour les formes qui s’éclairent et commencent à peupler le vide. 

Le point du jour, précisément, fut son instant favori. Et s’il est vrai que l’oeuvre de Valéry a été produite tout entière dans les heures de l’aube, je croirais aisément qu’il existe une relation symbolique entre l’instant choisi pour le travail et la teneur substantielle de l’oeuvre. De fait, toute cette oeuvre nous parle d’un esprit à l’instant du réveil, quand l’univers des formes retrouve son langage, à l’émergence du sommeil et de l’absence, quand se rassemblent les sensations qui recréent la conscience d’un corps, quand toutes choses recommencent à pointer comme idées, et toutes idées comme perceptions intimes (à la façon dont nous connaissons nos douleurs, dira-t-il, c’est-à-dire assez obscurément). Il y a là un homme qui pour s’apparaître tout entier à soi-même, ne cesse de lutter contre cette léthargie, ou cette anesthésie protectrice qui nous rend insensibles à nos mécanismes profonds. Il y a là une volonté très résolue de se réveiller même d’entre ses propres idées, et de gagner un état de vigilance supérieur de quelques degrés à l’état d’une pensée qui se croit attentive, mais qu’on pourrait surprendre en flagrant délit d’assoupissement. Cet esprit matinal demande à pouvoir assister aux mouvements de son propre théâtre, comme à un spectacle donné par un autre ; au terme de ce mouvement de « transcendance », il sera devenu, pour son propre drame, une sorte de critique dramatique souverainement sagace (avec l’enjouement, la mondanité parée et masquée, et le style à sous-entendus, qui trahissent assez le plaisir de tout voir à distance de loge, c’est-à-dire d’une certaine hauteur). Il regarde l’idée se faire et se défaire : car toute idée a son moment d’inattention, et ce moment lui est délice. Il y gagne le sentiment d’une supériorité sans défaut : je suis donc plus attentif que mon attention, je puis être plus réveillé que ce moi si aigu, tout me devient constatable, et je pourrais même me dispenser de constater et ne retenir que cette ivresse de puissance spirituelle disponible, toujours prête à se retirer de ce qu’elle imagine… Une très haute critique (et critique de la critique) touche ici à la poésie (et à la poésie de la poésie), puisqu’à cette critique il se mêle assez d’imagination sensuelle pour lui donner ce caractère « fondant », cet évanouissement - ce suprême éveil - dans le plein délice de regarder, de palper, de humer, et que mille saveurs neuves prennent possession de notre plaisir." 


(Et si vous n’avez pas été sensible aux allusions érotiques qui parsèment cette analyse, je ne peux rien faire pour vous…)

mercredi 24 avril 2019

Les couilles, ce sont les femmes qui en parlent le mieux.

Comme je ne suis pas rancunier (la belle m’a bloqué sur Twitter, je n’en comprends pas la raison, j’imagine que j’ai fait partie d’une opération de bloquage massif coïncidant avec son nouveau rôle public), je vais citer Solveig Mineo ce soir, deux bons extraits de son interview à Breiz-Info (ici : https://www.breizh-info.com/2019/04/22/116616/solveig-mineo-femmes-feminisme-occident-grand-remplacement). Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’elle dit dans cet entretien, je vous transmets ce qui me stimule le plus : 

"La principale différence entre le féminisme de gauche et le féminisme de droite, c’est que le féminisme de gauche considère les violences misogynes comme une norme que l’on doit supprimer en déconstruisant notre culture, tandis que le féminisme de droite considère les violences misogynes comme des déviances que l’on doit supprimer en les réprimant. Le féminisme de gauche, c’est l’écriture inclusive et les campagnes de sensibilisation. Le féminisme de droite, c’est la prison et le charter. On notera au passage que les féministes de gauche font régulièrement du féminisme de droite sans le savoir quand elles réclament une meilleure répression des violences misogynes. Leur idéal, c’est la prévention, mais par pragmatisme, elles souhaitent la répression. Un peu comme les bobos de gauche qui ont pour idéal le vivre-ensemble mais qui, confrontés au réel, inscrivent leurs enfants dans le privé et se regroupent entre Blancs.

Ce n’est pas le féminisme qui a déclaré la guerre à l’homme blanc, c’est la gauche. Les féministes de gauche ne crachent pas plus sur l’homme blanc que les militants de gauche en général. Mon hypothèse est que la bourgeoisie française est décadente depuis un bon moment, que c’est elle qui a organisé le remplacement ethnique car elle méprise infiniment le bas peuple blanc et que pour éviter d’assumer la responsabilité de toutes ses trahisons, elle a fait en sorte de diluer les responsabilités dans la culpabilisation de la race blanche toute entière. C’est pour cela que la bourgeoisie de gauche a diabolisé la figure de l’homme blanc (l’oppresseur en chef, le responsable de tous les maux de l’humanité) et que la bourgeoisie de droite a diabolisé la figure de la femme blanche (la traîtresse absolue, la dinde superficielle américanisée, la destructrice de la famille).

Je suis effarée par la lâcheté de la « droite » française. Comment les politiques de droite osent-ils reprocher aux féministes de gauche d’esquiver le sujet de l’immigration, quand eux-mêmes refusent de parler de remplacement ethnique et dépensent une énergie folle en contorsions pour ne pas passer pour racistes ? J’ai des tas de choses à reprocher aux féministes de gauche, mais en attendant, ce sont elles qui ont créé la notion même de harcèlement de rue et qui se sont organisées politiquement pour vulgariser le sujet et mettre en place une répression pénale des diverses formes de harcèlement, que ce soit dans la rue, au travail, en ligne ou ailleurs. Il n’y a pas si longtemps que cela, la notion de harcèlement de rue faisait hausser les épaules à droite."


"Savez-vous quelle est la technique la plus efficace pour briser un homme de manière à le rendre incapable de se battre ? C’est le persuader que toutes les femmes de son peuple appartiennent déjà au camp de l’ennemi, irrémédiablement.

Les responsables politiques de la droite française bourgeoise ne parlent des féministes blanches que pour mettre en avant des paumées gauchistes qui se teignent les poils pubiens en vert fluo et qui militent pour les migrants. Dès que des féministes occidentales font quelque chose de sérieux, c’est silence radio. Quand, par exemple, les féministes se battent pour améliorer la répression pénale du harcèlement ou pour créer des maisons de naissance permettant d’accoucher plus respectueusement qu’à l’hôpital, la droite regarde ailleurs. Quand nous créons un mouvement féministe anti-immigration, la droite française a piscine. Nos soutiens parmi la droite institutionnelle se comptent sur les doigts de la main d’un lépreux.

La droite bourgeoise pointe constamment du doigts les féministes pro-migrants, alors que les associations pro-migrants les plus puissantes de France et d’Europe ne sont pas les associations féministes, mais les ONG chrétiennes et les associations de gauche.


Pourquoi cette focale sur les féministes de gauche pro-migrants ? Parce que quand on est lâche, il est confortable de répandre l’idée que tout est foutu, que les femmes de notre peuple ne méritent plus qu’on se batte pour leur sécurité, qu’il n’y a plus rien à sauver. La droite doit cesser de reprocher aux féministes de lui avoir volé les couilles qu’elle n’a jamais eues. Les électeurs de droite doivent cesser d’être les dupes de ces militants de l’impuissance."

mardi 23 avril 2019

Respect de la singularité de la nudité.

(Rohmer, catholique, curieux, passionné notamment d’architecture, aurait certainement eu des choses à dire sur Notre-Dame et ce qui va en advenir.)

Une citation prise dans l’entretien sur Rohmer avec Ludovic Maubreuil et Pierre Cormary, mais il faut évidemment tout lire (j’ai quelques réserves sur certaines remarques de P. Cormary, mais pas le temps de les émettre, et puis nous sommes un vieux couple maintenant, cela peut attendre…) : 

"Le cinéma de Rohmer n’est pas bourgeois, c’est pourquoi il ne cherche jamais à transgresser mais bien à transmettre. Transmettre par exemple que la représentation du nu ne saurait être sans conséquence. Jamais Rohmer ne montre un nu avec la même franchise, la même innocence, qu’un visage ou un paysage. Cette faille esthétique bat en brèche la vulgate de l’époque, laquelle voudrait que les toutes les images soient égales, inoffensives, montrées avec la même neutralité, la même objectivité bienveillante. De toute évidence, il n’en est rien : certaines résistent !"

L. Maubreuil - l’ensemble se trouve ici : https://comptoir.org/2019/04/11/a-la-recherche-du-paradis-francais-deric-rohmer/?fbclid=IwAR1uWhqNBZ3-zg6yKBr9QwUkTuTvXZnx3VPbVp5HoskU8hdOUiHJlb_Q7eY


lundi 22 avril 2019

"D'antico amor sentí la gran potenza..."

Restons en Europe méditerranéenne, ce n'est pas le pire endroit pour la spiritualité : j’ai lu le chant XXX du Purgatoire, auquel faisait référence Jean Starobinski dans une livraison récente. Je ne vous en citerai qu’un seul bref passage, l’apparition de Béatrice, en français d’abord (traduction J. Risset) - les couleurs de la flamme vive dont il est question sont le vert, le blanc et le rouge / l’Espérance, la Foi, la Charité : 


"…m’apparut une dame, sous un vert manteau, 
vêtue des couleurs de la flamme vive. 
Et mon esprit, qui depuis si longtemps 
n’avait pas été, en sa présence, 
brisé et tremblant de stupeur, 
sans l’avoir encore reconnue de mes yeux, 
par la vertu secrète qui venait d’elle, 
sentit la puissance de l’ancien amour."

En italien ensuite et surtout :

"…donna m’apparve, sotto verde manto
vestita di color di fiamma viva.
E lo spirito mio, che già cotanto 
tempo era stato ch’a la sua presenza
non era di stupor, tremando, affranto, 
sanza de li occhi aver piú conoscenza, 
per occulta virtú che da lei mosse, 
d’antico amor sentí la gran potenza."



La suite est une belle engueulade de la part de Béatrice, je vous encourage à y jeter un oeil, si comme moi vous êtes profane en matière de Divine comédie. A demain, si Dieu nous prête vie ! 

dimanche 21 avril 2019

"La claire valeur cognitive, faiseuse de science, créatrice de certitude…"

A propos de Platon : 

"Cependant, on resterait dupe de trop belles images, si l’on négligeait de se demander, très précisément, si ce qui fut son grand moyen d’explication et de démonstration n’avait pas commencé par agir dans l’esprit de Platon lui-même comme instrument de connaissance et de découverte. Ce dialogue écrit, ce dialogue parlé n’est-il pas né, par sa logique naturelle, du trouble intérieur et du débat silencieux dans lesquels la question et la réponse, l’objection et la réplique, la contradiction et les divers efforts de conciliation, bref, tous les mouvements que suscite le dialogue, eussent d’abord joué, comme à fleur de pensée, pour en cerner l’objet et le circonscrire, afin de permettre de le pénétrer où il faut ? Le nom de maïeutique pris au pied de la lettre pourrait nous empêcher de sentir cela, qui est flagrant. 

Ces conversations éternelles ne seraient pas ce qu’elles sont si l’on se contentait d’y admirer des échanges de vues ou des chocs d’opinions entre hommes mortels, dont le plus sage n’aurait fait qu’un métier de guide ou de maître. Nous devons y trouver aussi l’écho distinct, la trace claire d’une lutte qu’avait soutenue pour son compte, au mystère secret de sa personne intime, l’esprit même du maître, lorsque son verbe encore muet cherchait à se définir pour s’articuler. Le drame serait moins vif, l’action moins passionnée si, avant d’accoucher les autres, Platon ne s’était accouché lui-même. C’est pour s’en éclaircir et pour mieux arrêter son propre jugement qu’il confrontait ainsi aux lumières uniques d’une conscience attentive tant de thèses diverses, sur le théâtre intérieur ! 

Si l’on veut bien y réfléchir, peu d’instruments de recherche et de découverte égalent ce loyal usage et ce maniement désintéressé de la Discussion. Sans doute le vieil organum est facilement corrompu dès que les passions s’en mêlent, ou les préjugés, ou les opinions ; à plus forte raison quand les idées servent d’engin de bataille aux intérêts, car cela dégénère en un parlementarisme philosophique de faible valeur. A l’état pur, quelle merveille ! Ceux qui l’ont assimilée à un jeu d’esprit lui font une injustice amère. On blasphème (et je connais trop de plaisant qui osa ce brocard impie) quand on se permet de se plaindre que les Dialogues ne « soient pas en vers ». Cela en revient à en oublier la claire valeur cognitive, faiseuse de science, créatrice de certitude. Pour railler dignement Platon ou se donner le droit de le contredire, il faudrait éviter de commencer par le méconnaître. Hiérophante, soit ! Mage, si vous voulez ! D’abord et surtout passionné du vrai : un héros de la connaissance. 

Personne ne méconnaîtra ni l’importance ni, en beaucoup de cas, la sûreté de ses réponses au questionnaire général de l’Esprit et de l’Âme. Quand sa solution n’est pas bonne, le problème subsiste, soit dans la forme où il l’a posé, soit fortement marqué de lui. Souvent il l’a vu le premier, c’est lui qui l’a inscrit en tête du Recueil des doutes, des questions et des curiosités. Il va de soi que l’on éprouve un malin plaisir à l’entendre développer, avec un sérieux augural, quelques-unes de ses erreurs les mieux établies. Nous aimons à le voir contredit, rabroué, corrigé de la main des disciples et des amis qui eurent le coeur de ne pas le préférer à la vérité [allusion, m’apprend l’éditeur, "à l’Éthique à Nicomaque, dans laquelle Aristote écrit qu’on doit faire passer la vérité avant l’amitié."]. Mais, revers ou disgrâce, il n’est en point humilié ni diminué, semble-t-il. Et même le simple mortel reprend quelque courage quand il expérimente auprès d’un aussi grand homme que le Vrai soit, comme il le disait du Beau, d’une approche si difficile ! Ainsi arrive-t-il de mieux comprendre et de mieux admirer tous ces endroits où, les idées en lutte se posant, s’opposant, se disposant, se composant sur leurs propres vertus internes et d’après le degré de force que confère à chacune la mesure de l’évidence, l’intègre Vérité en sort au grand jour, toute claire. 

Très précisément parce que Platon n’avait cessé de l’aiguiser et de la perfectionner au service des vrais amis de la Sagesse, cette belle arme du Dialogue n’a plus fait de progrès après lui. L’arc d’Ulysse ! Ses successeurs n’en ont tiré aucun avantage nouveau, cela a été avoué pour un Cicéron, un Joseph de Maistre, un Renan. Entre eux et lui, la différence aura tenu, presque toujours, à ce qu’ils eurent l’air de poursuivre l’unique dessein d’une démonstration personnelle, sur un air d’apologie ou de polémique. Mais, lui, qu’il attaque ou qu’il défende, semble dire aux idées qu’animent son souffle et sa vie : - Allez, luttez, mesurez-vous, c’est à chacune de vous de faire sa preuve ! et si, par un coup du hasard ou par sa perfidie de sophiste-poète, il nous a laissés dans l’incertitude quant au sens de l’issue accordée au duel, nous demeurons flottants entre l’irritation de l’incertitude et son charme, tant la demi-lumière elle-même fait encore entrevoir de belles belles dépouilles et convoiter de plus douces proies ! 

Ce dernier inconvénient a été ressenti avec vivacité par nos écoles du Moyen Âge, toujours attentives à l’autorité d’une solution et qu’imprégnait à fond l’autre Maître, celui du Lycée [Aristote, de nouveau]. Cependant, si mal connu qu’y fût Platon, l’intérêt de son processus et de sa méthode n’y était pas ignoré ni contesté. A voir les choses d’un peu haut, l’exposé thomiste en dérive en quelque manière : avec son alternance de négation et d’objection (ad primum sic proceditur) et de réponses dogmatiques appuyées sur le sed contra, le mécanisme de la Somme transcrit dans une sorte de musique réglée le libre cours des argumentations platoniques : l’opposition et la réplique ont été mises au pas, mais elles luttent pour l’existence aussi loyalement et aussi vivement que les personnages vivants de Phédon et du Banquet. La perte pour l’art y est compensée par un gain réel de la connaissance.

On ne conteste aucun progrès ultérieur quand on tente d’imaginer ce que la première méthode, toute guerrière, procura de clarté, limpide ou trouble encore, au plus humain et au plus divin des esprits. 

Tout le monde en a profité. A la lettre, le monde entier. Païens et chrétiens, juifs et arabes, schismatiques et catholiques, classiques et romantiques se sont instruits, nourris de lui : il serait donc assez. ingrat de limiter la dette morale de l’univers à la zone de l’imagination et du sentiment. Platon demeure au premier rang de ceux qui personnifient ce qu’il y a de plus dépouillé, de plus simple et de plus général dans les catégories de la pensée pure."


C. Maurras, Les vergers de la mer, 1937. 

samedi 20 avril 2019

"Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation."

Vous connaissez sans doute ce célèbre paradoxe de Sartre - qui, mine de rien, approchait à sa manière une vérité d’importance relative aux différences entre catholicisme et protestantisme et/ou kantisme : peut-être est-il plus aisé d’être libre quand la règle vous est extérieure, et qu'elle vous offre des marges de jeu, que lorsque vous devez vous plier à des injonctions dont vous êtes plus ou moins l’inventeur, le créateur, l’initiateur… (C’est d’ailleurs pour cela que la nouvelle Occupation, en cours de mise en place, nous laissera moins « libres » que celle dont parlait Sartre, puisque nous sommes supposés en être les acteurs à la fois dynamiques et dociles, et dynamiques parce que dociles.)

Je vous parle de ça dans la mesure où cette phrase m’est revenue en mémoire devant le spectacle, que je suis enfin allé voir, de Notre-Dame telle qu’en elle-même l’incendie l’a découverte. Jamais je ne l’ai vue aussi belle que maintenant, tel fut mon premier sentiment, comme si son état de faiblesse actuelle la grandissait encore. - Et puis, entre nous, cette flèche manquante ne me manque pas trop, même si les grues des travaux et investigations actuellement présentes empêchent de se faire une idée concrète de ce que serait notre cher édifice sans la symbolique phallique Viollet-le-Ducienne…


 - Finalement, j’ai trouvé une autre citation, une phrase d’Emmanuel Berl que je trouve lumineuse, donc vous aurez aujourd’hui deux livraisons pour le prix, si j’ose dire, d’une, joyeuses Pâques : 

"A mesure que le progrès se développe, il se démasque. Il vise beaucoup moins le bonheur que la puissance."

Vous êtes prévenus ! 

vendredi 19 avril 2019

"Si la crainte ne fermait les bouches devant un arbitraire puissant..."

"L’ignorance est l'ignorance. Nul droit à croire quelque chose n'en saurait dériver." (S. Freud). 


L'esprit encore secoué par les absurdités que je peux lire ici et là, les projets déments de nos gouvernants concernant la rénovation d’un édifice dont ils ne peuvent bien sûr comprendre à quel point il les dépasse et les juge, 

 - nous croyons toujours spontanément que le bon sens va à un moment ou un autre l’emporter ; mais quand on a un logiciel précis dans le cerveau, c’est avec ce logiciel que l’on filtre, examine, étudie tous les événements, même les plus inattendus : il n’est donc hélas guère surprenant que ce soit avec leurs lunettes de post-modernes maçonnisés que ces crapules voient la situation. La sagesse populaire, plus lapidaire et moins politique, le formule ainsi : "Quand on est con, c’est pour la vie."

L’esprit encore secoué, disais-je, je tombe sur ces lignes de Maurras sur Antigone et Créon. Le parallèle entre ce tyran et Macron n’a pas besoin d’être souligné plus d’une fois, et encore : vous en jugerez. - Attendons Antigone comme d’autres attendaient Godot, ou comme Simone Weil attendait Dieu, ou comme certains attendaient le Messie… ; ou produisons-la nous même, antigonons-nous ! 

"Créon a contre lui les dieux de la Religion, les lois fondamentales de la Cité, les sentiments de la Cité vivante. C’est l’esprit même de la pièce. (…) Ce que [Sophocle] veut nous montrer, c’est le châtiment du tyran qui a voulu s’affranchir des lois divines et humaines

Antigone en a bien le sentiment. Dès le début, parlant de son dessein à sa soeur, en se prévalant de la beauté de l’acte, elle déclare refuser de manquer à la Loi souveraine que respectent les dieux. Lorsque le tyran lui reproche de préférer ce qu’elle aime à la patrie, c’est lui qui parle, c’est lui qui nous est montré prenant sa folie pour de la sagesse, et qui veut identifier son jugement particulier aux nécessités du salut public : toute la suite du drame va démontrer le contraire par la conséquence même de la mauvaise action de Créon qui détruira la Cité au lieu de la maintenir, ruinera l’Autorité et la Royauté au lieu de les sauver. (…)

Ce n’est pas un Chef que fait parler Sophocle, ce n’est pas un homme d’État, c’est le tyran au sens moderne, le despote, égaré par le vertige du pouvoir. Sur quoi le Choeur se plaint que l’homme soit sujet à toujours confondre les lois issues de frêles mains humaines avec les lois des dieux qui sont inébranlables. Il va jusqu’à conclure que le gouvernement d’un homme ainsi fait n’est pas bienfaisant pour la Ville, pour la Patrie. (…)

Que répond Antigone au premier interrogatoire ? Que l’arrêt de Créon n’était pas légal. Il n’avait pas été promulgué par Zeus, ni enregistré par Dikè. Un simple édit, même royal, n’est pas assez fort pour infirmer les principes inécrits, ces données synthétiques de l’Ordre, ces hautes traditions des Autels, des Foyers, des Tombeaux, dont nul ne connaît l’origine et auxquels la simple décision « d’un homme » ne peut se comparer. S’il la prend pour une folle, il se trompe : c’est lui qui est fou. Elle le lui dit. Ce qui l’enrage encore. Le Choeur a peur, Antigone affirme cependant devant lui que tous, ici, l’approuveraient si la crainte ne fermait les bouches devant un arbitraire puissant. Créon veut invoquer l’opinion publique des Thébains : « Ils voient comme comme moi, répond-elle, ils ne parlent que pour te plaire… » (…)

Le caractère tyrannique du rôle de Créon s’accuse et s’accentue encore. Le poète lui fait dire des paroles impies : d’un chef, il faut exécuter tous les ordres, petits ou grands, justes ou non ! Après s’être déchaîné contre l’indiscipline et l’anarchie, ce possédé se retourne et s’insurge, en fait, contre la justice, qui est l’un des principes et des fins de son autorité. (…) Hémon [fils de Créon et amoureux d’Antigone] demande à son père de ne pas s’en tenir à sa propre pensée, sa pensée isolée, ni à son sentiment unique

« Telle est la voix du peuple entier de Thèbes, insiste Hémon.  
 - Alors, reprend le père, c’est le peuple qui va commander ?…»

Sur quoi, le jeune homme ose se tourner vers le Choeur et le prend à témoin que son père parle comme un enfant ! Le tyran argue de son droit sur la Cité. Le jeune homme répond qu’on ne peut pas régner sur un pays désert. 

« Tu discutes ton père !
 - Tu manques à la piété.
 - Je maintiens mon pouvoir. 
 - Tu bafoues les dieux. 
 - Tu es asservi par une femme. 
 - Je ne suis pas, du moins, asservi par le Mal… » (…)

Antigone marche à la mort : Ô tombeau ! Ô lit nuptial ! Ses dernières paroles ont été pour protester qu’elle n’a violé aucune loi : « On l’accuse d’impiété, elle, la Piété même ! »

C’est alors que surgit un personnage qui, s’il restait le moindre doute sur la question, en trancherait les derniers noeuds. Figurons-nous, un quart d’heure après le supplice de Jeanne d’Arc, quelqu’un comme le Pape de Rome venant dire aux Anglais : « Oui, c’est bien cela, vous avez brûlé une Sainte ! »

Le devin Tirésias remplit ici ce rôle théologique : il vient affirmer à Créon, conformément au cri de la Ville, que le Ciel est contre lui, qu’il court à de nouveaux désastres, que les augures et les présages le condamnent, lui ! (…)

Ce qui ne manque pas de déchaîner, pour la dernière fois, les cris de fureur de Créon. Tirésias, qui fut son bon conseiller et son pontife dévoué, est traité de vendu, bravé, défié, bafoué, ce qui amène une sorte d’excommunication solennelle, dans laquelle le Pouvoir religieux fait connaître au Pouvoir civil, sorti de son cadre, tiré de son échelon, que l’expiation directe va commencer : un homme de la propre chair de Créon va périr parce qu’il a privé le mort des funérailles dues, parce que son impiété a violé les « dieux d’en bas » sur lesquels n’ont de pouvoir ni les hommes, ni même les dieux d’en haut : les Érinyes déchaînées feront entendre des cris d’horreur et de fureur jusque dans le foyer de Créon. 

Menaces effrayantes ! Elles ébranlent Créon, elles le retournent, il est trop tard. Antigone s’est tuée dans son tombeau, Hémon manque de tuer son père, et se tue lui-même. Le messager qui fait le récit conclut que pareil manque de sagesse est pour les hommes le pire des maux. Rien de plus exact. Contre la religion, contre les dieux, contre les lois fondamentales de la Cité et de la race et, je répète, contre son propre pouvoir, contre la mesure de la raison ou le bien de l’État, Créon est le type accompli de l’insurrection. (…)"



("Antigone vierge-mère de l’ordre", 1944, je n’ai pas signalé toutes mes coupures.)


jeudi 18 avril 2019

"Cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle…"

Le début et quelques passages du texte de J. Starobinski, Mémoire de Troie. Je ne vous fais pas la leçon ni de grands discours, il s’agit dans ma perception de ce texte d’une rêverie dont la mélancolie est plus ou moins douce selon les moments et les aspects, je vous laisse profiter de la clarté du pédagogue : 

"Par un grand récit dans le récit, Virgile, dans l’Énéide, remonte aux commencements de la destinée de Rome. Pour satisfaire la curiosité de Didon, la reine de la terre d’Afrique où la tempête l’a jeté, Énée raconte son histoire à partir de la nuit où Troie fut détruite. La mémoire que Virgile attribue à son héros prend la destruction pour origine. C’est une histoire de bruit et de fureur. Et le célèbre récit s’annonce comme le retour d’une douleur que les mots ne peuvent traduire. « Infandum regina jubes renovare dolorem » : « Tu nous ordonnes, reine, de raviver une douleur indicible. » (II, vers 1). La remémoration elle-même est objet d’horreur (« animus meminisse horret », II, 12). La parole se déclare en défaut, inapte à retracer les malheurs traversés. (…)

L’épopée de Virgile a offert à la littérature européenne l’un des grands modèles de l’ouverture simultanée sur un passé remémoré et sur un futur où l’action va se porter. Cette double ouverture gagne en évidence lorsque Énée descendu aux Enfers, au sixième chant, rencontre des figures du passé - son père Anchise, Didon suicidée - et les âmes qui s’apprêtent à entrer dans la vie, futurs vivants, héros qui se sacrifieront pour la patrie. Il entend des pleurs et des musiques, les vagissements des enfants morts et les chants religieux des bienheureux. Des voix annonciatrices donnent figure à l’empire qui se construira. La descente aux Enfers fait pénétrer le héros virgilien au noeud des temps. Dans les stations successives de son voyage souterrain, il apprend les châtiments de ceux qui ont été jugés, et il voit l’essaim des âmes dont le destin est annoncé sans être encore accompli. Les ascendants troyens et les descendants romains habitent les mêmes bosquets. Virgile s’affirme là comme le poète qui sait comment s’abouchent le passé et le futur. 

Et quand apparaît Virgile au premier chant de la Commedia, Dante le désigne en lui faisant déclarer : « Ju fus poète et je chantai le juste / fils d’Anchise qui vint de Troie / quand l’orgueilleuse Illion fut tout en flammes. » [Dans la note que J. Starobinski insère pour indiquer qu’il utilise la traduction de Jacqueline Risset, il précise : "A maintes reprises, Dante impute à Troie le péché d’orgueil."] Se trouve ainsi justifiée sa qualité de guide initial du grand voyage cosmothéologique, dans un rôle qui s’apparente à celui que l’Énéide attribue à la Sybille du sixième chant. En partance pour un mouvement qui s’apparente sciemment à celui de la descente aux enfers de l’épopée latine, la Divine Comédie est un voyage entre passé et avenir, à partir du « milieu du chemin ». L’enjeu n’est pas de fonder un empire, mais de recevoir la révélation de la justice de Dieu, puis d’accéder à la connaissance aimante - à la vision béatifique. Virgile, le poète païen, n’accompagne Dante que jusqu’au seuil du paradis terrestre (Purgatoire, XXX), quand avec Béatrice apparaît la clarté divine. (…) Le voyage de Dante aura pour terme non les murailles d’une capitale temporelle, mais la contemplation de la « lumière souveraine ». 

Une suture s’accomplit, au chant XXX du Purgatoire, par la vertu de deux citations latines : pour les lecteurs qui ont la mémoire des contextes, une étroite liaison s’établit entre les vers latins de l’Énéide, d’une part, où Anchise, qui a assisté à l’incendie de Troie, annonce l’avenir de Rome jusqu’aux funérailles de Marcellus, et d’autre part les paroles de l’évangile de Matthieu qui font partie du rituel de la messe. Les « messagers de la vie éternelle » saluent l’arrivée de Béatrice en chantant successivement « Benedictus qui venit » (Matthieu XXI, 9) et « Manibus, oh, date lilia plenis » (Énéide, VI, 883). Par le pouvoir de la poésie, une mémoire historique fictive s’ajoute aux images qu’invente et soutient une foi actuelle. Mais au contraire du récit d’Énée qui commençait par déclarer le langage inapte à dire toute la souffrance éprouvée, c’est à exprimer la plus haute jouissance que Dante se voit contraint de renoncer : « Ô comme le dire est faible et qu’il est court / à ma pensée !, si court, devant ce que j’écris, / que dire “peu” ne suffit pas » (Paradis, XXXIII, 121-123)."

Il est bien sûr tentant de théoriser et de généraliser sur le temporel et le spirituel, l’inexprimable de la souffrance et de la destruction chez le païen, de la connaissance béatifique chez le chrétien, broder sur la place de la femme dans les deux cas…, mais ne nous laissons pas tenter, et contentons-nous pour finir d’une dernière citation, qui malgré sa beauté littéraire ne peut je crois me donner la matière d’une livraison complète, mais qui nous servira ici de coda. Place à Racine : 

"La nuit de Troie, dans la mémoire de la captive, a été la scène du meurtre, du rapt et de la prise d’otage Les paroles d’Andromaque (Acte III, sc. VIII) sont parmi les plus beaux vers de Racine : 

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. 
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants, 
Entrant à la lueur de nos palais brûlants, 
Sur tous mes frères morts se faisant un passage, 
Et de sang tout couvert excitant au carnage. 
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants, 
Dans la flamme étouffée, sous le fer expirants."