mardi 21 juillet 2009

"Entre le musée et le bordel..." - Que les Français vous enculent !

Saine lecture que le recueil de textes écrits par Orwell durant et juste après la Seconde Guerre mondiale, A ma guise. Chroniques 1943-1947 (Agone, 2008), preuve que l'on peut exprimer clairement des choses complexes, preuve aussi que l'on peut garder sa liberté d'esprit même en des circonstances extrêmes. (Ce qui ne signifie pas que tout y soit incontestable, c'est une autre question, je n'aborderai pas aujourd'hui les sujets qui peuvent me fâcher.)

Un petit échantillon, sur des sujets divers, histoire de montrer encore une fois que tout change et que rien ne change...

"Si l'on veut se croire infaillible, il ne faut pas tenir de journal. En relisant mon journal de 1940 et 1941, je me rends compte que je me suis trompé chaque fois que c'était possible. Mais tout de même moins que les experts militaires. En 1939, les experts de diverses écoles nous disaient que la ligne Maginot était imprenable, et que le pacte russo-germanique avait mis un terme à l'expansion de Hitler vers l'est ; début 1940, ils nous disaient que l'époque de la guerre des chars était derrière nous ; milieu 1940, ils disaient que les Allemands allaient envahir la Grande-Bretagne sous peu ; milieu 1941, que l'Armée rouge s'effondrerait en six semaines ; en décembre 1941, que le Japon s'écroulerait avant trois mois ; en juillet 1942, que l'Égypte était perdue - et ainsi de suite, indéfiniment.

Où sont aujourd'hui les hommes qui nous tenaient ces propos ? Ils sont restés à leur poste et touchent de gras salaires. En lieu et place du cuirassé insubmersible nous avons l'expert militaire insubmersible." (1954, p. 45)

"Une société totalitaire, pense-t-on, doit être plus forte qu'une société démocratique : l'opinion des experts a nécessairement plus de valeur que celle de l'homme ordinaire. L'armée allemande avait remporté les premières batailles ; elle devait donc remporter la dernière. Mais c'est ignorer la grande force de la démocratie : sa capacité critique.

Il serait absurde de prétendre que la Grande-Bretagne ou les États-Unis sont de véritables démocraties ; mais, dans ces deux pays, l'opinion publique peut influencer la politique et, tout en commettant nombre d'erreurs mineures, elle évite probablement les plus grosses. Si l'Allemand ordinaire avait eu son mot à dire dans la conduite de la guerre, il est fort peu probable, par exemple, que l'Allemagne aurait attaqué la Russie alors que la Grande-Bretagne restait en lice et, plus improbable encore, qu'elle aurait commis l'absurdité de déclarer la guerre à l'Amérique six mois plus tard. Il faut être un expert pour commettre des erreurs aussi grossières. Quand on voit comment le régime nazi a réussi à s'autodétruire en une douzaine d'années, on peut difficilement croire à la valeur de survie du totalitarisme. Pourtant, je ne rejetterais pas l'idée que la classe des « managers » puisse prendre le contrôle de notre société et qu'ils nous jetteraient dans des situations infernales, avant de s'autodétruire." (1944, pp. 67-68)

Eh oui... Je ne sais pas à quel point Orwell a raison, mais on peut de plus en déduire que les expéditions dans lesquelles G. W. Bush a emmené ses compatriotes, les alliances et aventures promues par N. Sarkozy, dans tous les cas si dangereuses, on peut en déduire que ces expéditions en disent long sur l'état de la démocratie en France et aux États-Unis.

Par ailleurs, le parallèle entre l'homme ordinaire et l'expert qui conclut des premières victoires allemandes à l'inéluctable défaite des démocraties, me rappelle ce texte de Paulhan dont je dois vous parler depuis des années, "La démocratie fait appel au premier venu", texte publié en 1939 et qu'on interprète parfois comme une préfiguration d'une action comme l'appel du 18 juin. (Ce qui permettrait d'ailleurs d'interpréter la vie de de Gaulle dans l'optique d'un Badiou, celle de la fidélité d'un homme à un événement fondateur, ici sa réaction devant la débâcle. Passons). Ceci pour dire qu'il ne faut jamais désespérer, même maintenant...


Enchaînons avec des choses plus légères,

- un aphorisme tellement daté qu'on peut maintenant le renverser complètement, les polarisations ayant une durée de vie plus longue que ce qu'elles contiennent :

"Il y a deux activités journalistiques qui vous attirent immanquablement des réactions : attaquer les catholiques et défendre les Juifs." (1944, p. 84) ;

- un avertissement solennel qui n'a pas pris une ride :

"Tout d'abord, un message à l'ensemble des journalistes et des intellectuels de gauche : « Rappelez-vous qu'on finit toujours par payer sa malhonnêteté et sa couardise. Ne vous imaginez pas que, pendant des années, vous pouvez être les lèche-bottes propagandistes du régime soviétique, ou de tout autre régime, et retourner un beau jour à une décence mentale. Putain un jour, putain toujours. »" (1944, p. 239) ;

- la France vue par l'étranger - Orwell raconte ses problèmes avec un chauffeur de taxi français (en 1936), qu'il jugea exagérément hostile à son égard avant de comprendre pourquoi :

"Avec mon accent anglais, il m'avait perçu comme un symbole des touristes étrangers oisifs et condescendants qui avaient fait de leur mieux pour que la France devienne quelque chose à mi-chemin entre un musée et un bordel." Ils y réussissaient bien, avant la crise tout au moins, les salauds... (1944, p. 248) ;

- et de petits conseils aux écrivains pour finir :

"Un romancier ne dure pas à jamais, pas plus qu'un boxeur ou une ballerine. Il a en lui un élan de départ qui le porte pendant trois ou quatre livres, peut-être même une douzaine, mais qui doit finir par s'épuiser tôt ou tard. Naturellement, on ne peut pas ériger cela en règle rigide, mais, dans de nombreux cas, l'élan créatif dure une quinzaine d'années ; pour un prosateur, ces quinze années se situent probablement entre les âges de trente et quarante-cinq ans, plus ou moins. (...)

De nombreux écrivains, peut-être la majorité d'entre eux, devraient tout simplement cesser d'écrire quand ils atteignent quarante ou cinquante ans. Malheureusement, notre société ne leur permet pas de s'arrêter. Pour la plupart, ils ne connaissent aucune autre façon de gagner leur vie, et l'écriture, avec tout ce qui l'accompagne - disputes, rivalités, flatteries, le sentiment d'être un personnage semi-public - est une habitude difficile à perdre. Dans un monde raisonnable, un écrivain qui a dit ce qu'il avait à dire s'engagerait dans une autre profession. Dans une société compétitive, il a l'impression, exactement comme un homme politique, que la retraite équivaut à la mort. Il continue longtemps après que son élan s'est éteint et, en règle générale, moins il est conscient de s'imiter lui-même, plus il le fait, et plus il le fait grossièrement." - Ajoutons qu'il faut, « dans une société raisonnable », que l'écrivain change radicalement de profession et tombe dans l'anonymat, sinon on se retrouve, comme c'est le cas actuellement, avec tous les inconvénients à la fois : un écrivain (ou un cinéaste, ou un chanteur...) qui n'a plus d'élan, ne produit plus que des oeuvres sans intérêt, mais « s'engage » pour telle ou telle cause : c'est le fait d'être médiocre dans deux domaines à la fois qui lui permet de tenir encore debout - et de nous casser joyeusement les couilles. (1946, pp. 365-66)


J'ai réuni ces citations un peu au hasard, en regardant ce que j'avais souligné dans A ma guise au fil de la lecture, je m'aperçois qu'on peut leur trouver un dénominateur commun : la médiocrité des élites (politiques, artistiques, militaires, financières...) dans le monde moderne. Est-ce parce qu'elles n'obéissent plus à des principes transcendants, mais à un peuple qu'elles méprisent et cherchent à blouser autant que faire se peut ? Est-ce parce qu'elles ont toujours été plus ou moins médiocres ? Ach, même si dans l'Ancien Régime tous les curés n'étaient pas, il s'en faut, très croyants, il suffit de comparer des bardes officiels du régime comme Bossuet d'un côté, B.-H. Lévy de l'autre, pour, tout de même...Peut-être les grands hommes, en démocratie, ne peuvent-ils être, encore plus qu'en régime traditionnel, que le fruit de circonstances exceptionnelles, comme l'exemple de Charles de Gaulle amènerait à le penser.

Peut-être aussi est-il sain que les élites soient médiocres. Mais c'est un argument que l'on prendrait plus volontiers en considération si la médiocrité empêchait les élites de faire suer le bon peuple, ce qui n'est pas franchement l'évolution actuelle. On a même l'impression que c'est le contraire, et que plus elles sont conscientes de leur nullité et de leur fragilité, plus elles s'acharnent sur Popu.

Ça passera. Tout passe, tout casse, tout lasse... Gardons le sourire !


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N.B. Sur la notion de grand homme, je rappelle l'existence de ce texte, pour les longues soirées d'hiver...

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mardi 14 juillet 2009

Michèle Alliot-Marie antisémite ?

Je l'ignore, mais cette brave dame aurait voulu donner raison à M. Fofana et à tous ceux qui pensent que les Juifs sont « plus égaux que les autres », qu'elle n'eût pas agi autrement qu'en annulant ainsi de facto une décision de justice. Ne parlons pas de notre bien-aimé Président et de ses acolytes sur cette question, si j'en crois le Libéramerde d'aujourdhui, MM. Spizner et Herzog.

Voilà qui nous promet en tout cas de joyeux moments. L'objectif des sionistes ici est assez clair : pas tellement une peine plus grande pour les accusés qu'un gros procès à spectacle, où l'on parle d'antisémitisme sans arrêt.

(On sait que depuis qu'elle a été mise au pas par N. Sarkozy Mme Alliot-Marie lui obéit sans regimber à toutes occasions : il est possible ici, si je cerne bien le personnage, qu'elle se soit en privé laissée aller à quelques râleries.)


Ces questions de racisme et d'ethnies... En voyant aujourd'hui déambuler dans Paris de nombreux couples mixtes (principalement hommes noirs-femmes blanches et hommes blancs-femmes noires), sur fond, dans les actualités, de révoltes de « la racaille » et de violences policières, je trouvais confirmation de mon idée qu'un processus profond a lieu, où les questions de race ou de culture, sans être absentes, sont reléguées au second plan, pendant que les « actifs » des deux camps, eux, laissent libre cours à leur haine de l'autre. Il y a deux évolutions parallèles : une évolution douce, de masse - qui n'exclut pas du tout les déchirements identitaires, il s'en faut, mais qui suit son cours -, et une évolution plus spectaculaire, non fictive je le précise, mais dont on peut espérer qu'elle ne perturbe pas la première, plus importante à tous points de vue, et, disons-le, plus positive.

(Ce qui ne fait pas de moi un apôtre du métissage, dont je ne vois pas en quoi il est une valeur positive en lui-même. Mais une chose est de l'encourager, au nom de Dieu sait quoi, une autre chose est de constater qu'il peut se faire pacifiquement.)


Ceci dit, retournons à nos habituelles investigations. Je lis dans Contre le monde moderne, de Mark Sedgwick (Dervy, 2008 [2004 pour l'édition originale anglaise], pp. 42-43), une histoire des mouvements traditionnalistes, que c'est, via René Daumal, la lecture de René Guénon qui donna au jeune Louis Dumont, à la fin des années 20, l'envie de s'intéresser à l'Inde. En sortira Homo hierarchicus, la distinction holisme/individualisme, si importante à ce comptoir. Voilà une filiation que j'ignorais.

Dans le même ordre d'idées, j'apprends dans les Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, par F. Grover (Gallimard, coll. "Idées", 1978, pp. 74-75), que Jean Paulhan était un fervent admirateur de Guénon, dont il faisait les louanges à Drieu la Rochelle, lui-même, sur la fin de sa tumultueuse et attachante existence, féru d'hindouisme.

Je vous raconte ça sans autre but que de faire circuler les informations, à celui-ci près : m'a vite séduit, dans l'École sociologique française, cette tension entre une conception holiste de la société, et un engagement individuel très fort, extrême, si perceptible chez Durkheim notamment, dans l'aventure de la compréhension. Tout sauf de l'académisme, pour le dire vite. Apprendre donc, d'une part, que Dumont, qui a souvent un ton très froid, auquel on n'est pas obligé de se laisser prendre, mais qui laisse peu de place à l'affectivité, que, d'autre part un homme volontiers « au-dessus de la mêlée » comme Paulhan, ont tous deux été touchés par une pensée aussi radicale que celle de Guénon, qui conjoint un regard global sur la société et une tentative de réforme de soi-même à l'écart de cette société, n'a donc pu que me conforter dans mon regard sur Durkheim, Mauss... ce que du reste l'admiration que quelqu'un comme Georges Bataille leur portait ne peut par ailleurs que confirmer.

C'est aussi - voilà un sujet que je dois développer depuis longtemps... - une façon de rappeler que l'appréhension holiste de la société n'est en rien antithétique d'un travail sur soi-même (et que considérer la société comme une totalité n'implique en rien, de même, le refus de l'individualité). On devrait même dire que l'on ne peut se comprendre soi-même que si l'on a au moins en partie compris la société dans laquelle on évolue. La comprendre en partie, mais l'aborder comme un tout. Pour comprendre, autant que faire se peut, la petite partie que l'on est, savoir que l'on est partie d'un tout, même si on ne le comprend pas totalement, même s'il est, comme actuellement, incohérent (ce qui d'ailleurs ne favorise pas l'apparition de réelles individualités). Ce n'est qu'une fois que l'on a compris à quel point on est dans la société que l'on peut, peut-être, isoler ce qui est soi-même. (Il faudrait envisager l'oeuvre d'Artaud de ce point de vue ; nous sommes par ailleurs ici en terres musiliennes).

Vaste programme !



Une potacherie pour finir : mes lecteurs d'un certain âge se souviennent sans doute de Jean Sas, qui amusa la galerie pendant des années à la radio en posant des questions incompréhensibles à ses « victimes ». Voici un échantillon de son talent. Ce sera ma manière de célébrer la fête nationale !

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mercredi 8 juillet 2009

Pour la route.

Deux textes assez intéressants, sur

la France et son passé colonial,

l'Iran et son passé colonial.

J'aurais des réserves, principalement sur le premier, mais je vous laisse faire le tri. Bonnes lectures !

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lundi 6 juillet 2009

Daniel Cohn-Bendit par et avec Louis-Ferdinand Céline.

Ayant été amené à relire un peu Les beaux draps, je suis tombé sur deux passages au confluent de nos préoccupations de ces derniers temps, la conception sacrificielle de la nation et Mai 68.

Le premier expose des causes générales de la débâcle de 1940 :

"C’est tout le monde qu’a été malade, malade de bidon, de la jactance, malade de la peur de mourir. Les partout monuments aux morts ont fait beaucoup de tort à la guerre. Tout un pays devenu cabot, jocrisses-paysans, tartufes-tanks, qui voulait pas mourir en scène. Au flan oui ! Pour reluire ? présent ! Exécuter ?... Pardon ! Maldonne !... Toutes les danseuses qui ratent leurs danses prétendent que c’est leur tutu. Tous les militaires qui flageolent gueulent partout qu’ils sont trop trahis. C’est le coeur qui trahit là de même, c’est jamais que lui qui trahit l’homme. Ils voulaient bien tous jouer la pièce, passer sous les Arcs de Brandebourg, se faire porter dans les Triomphes, couper les bacchantes du vilain, mais pas crever pour la Nation. Ils la connaissent bien la Nation. C’est tout du fumier et consorts. C’est tout des ennemis personnels ! Pardon alors et l’après-guerre ? Qui va en jouir si ce n’est pas nous ? Les canailles démerdes ! Y a que les cons qui clabent ! L’après-guerre c’est le moment le meilleur ! Tout le monde veut en être ! Personne veut du sacrifice. Tout le monde veut du bénéfice." (Nouvelles éditions françaises, 1942, pp. 17-18)

Le second me semble un portrait assez réussi de la frange la plus spectaculaire de la génération 68, genre Cohn-Kouchner-Bendit, des barricades du Quartier Latin au Kossovo et à l'Irak :

"Tout de même y a une grosse différence entre 14 et aujourd’hui. L’homme il était encore nature, à présent c’est un tout retors. Le troufion à moustagache il y allait « comptant bon argent » maintenant il est roué comme potence, rusé pitre et sournois et vache, il bluffe, il envoye des défis, il emmerde la terre, il installe, mais pour raquer il est plus là. Il a plus l’âme en face des trous. C’est un ventriloque, c’est du vent. C’est un escroc comme tout le monde. Il est crapule et de naissance, c’est le tartufe prolétarien, la plus pire espèce dégueulasse, le fruit de la civilisation. Il joue le pauvre damné, il l’est plus, il est putain et meneur, donneur fainéant, hypocrite. Le frère suçon du bourgeois. Il se goure de toutes les arnaques, on lui a fait la théorie, il sait pas encore les détails, mais il sait que tout est pourri, qu’il a pas besoin de se tâter, qu’il sera jamais assez canaille pour damer là-dessus le dirigeant, qu’il aura toujours du retard pour se farcir après tant d’autres. C’est de l’opportunisme de voyou, du « tout prendre » et plus rien donner. L’anarchisme à la petite semaine. C’est de la bonne friponnerie moyenne, celle qu’envoye les autres à la guerre, qui fait reculer les bataillons, qui fait du nombril le centre du monde, la retraite des vieux une rigolade, l’ypérite pour tous un bienfait.

Au nom de quoi il se ferait buter le soldat des batailles ? Il veut bien faire le Jacques encore, il a du goût pour la scène, les bravos du cirque, comme tous les dégénérés, mais pour mourir, alors pardon ! il se refuse absolument ! C’est pas dans le contrat d’affranchi. Monsieur se barre à vitesse folle. Que le théâtre brûle il s’en balotte ! C’est pas son business !" (pp. 20-21)

La correction à faire, c'est que cette génération a justement su prendre le pouvoir, elle a été assez « canaille pour damer... le dirigeant ». C'est ce qu'explique F. Ricard dans La génération lyrique, une de ses particularités est qu'on (« on », ce sont les élites de l'époque, impressionnées par cette quantité inédite de jeunes) lui a finalement laissé la place assez facilement : les « anarchistes à la petite semaine » sont devenus ministres, députés, directeurs de presse, etc. Le « Tartufe prolétarien ou bourgeois », selon son origine (quand même surtout les bourgeois, il n'y a pas non plus de hasard...) l'a emporté, jouant alternativement, Céline l'avait très bien senti, de son absence fondamentale d'illusions ("il sait que tout est pourri") et de ses poses victimaires ("Il joue le pauvre damné, il l’est plus..."). Et l'on retrouve sous sa plume le nombrilisme que j'évoquais la dernière fois à propos de D. Cohn-Bendit.

Ceci posé, et après avoir précisé que ce qui est vrai des généraux l'est moins des simples soldats, « idiots utiles » qui peuvent avoir eu plus d'illusions et moins de soucis de se placer, ceci posé, comme souvent avec Céline les choses ne sont pas si simples. D'une part, s'il note ici l'absence du sens du sacrifice (et relie cette absence à des questions maussiennes de réciprocité et de non-réciprocité, notons-le), il fut bien, sinon le premier, du moins le plus illustre à dénoncer les appels patriotiques aux sacrifices des masses (cf. la tirade de Princhard que j'ai reproduite dans la séquence de l'Apologie... à laquelle je vous renvoie au début de ce texte). C'est probablement ce qui l'amène à comprendre si vite que les générations d'après-guerre refusent surtout le sacrifice pour elles, pas pour les autres, ce qui ne fera que s'accentuer dans l'avenir (la guerre « zéro mort »). Il reste qu'une part de Céline a dû se réjouir de ce qu'il n'y ait pas eu une autre hécatombe comme celle de 14-18, quitte à constater que c'est par lâcheté collective - et quitte à, dans un deuxième temps, réclamer lui-même une hécatombe, bien ciblée celle-là (les appels aux meurtres antisémites qui apparaissent quelques pages plus loin).

D'autre part, qui a lu Les beaux draps sait que c'est un livre, dans sa seconde partie, une fois « réglé » le sort des Juifs, très soixante-huitard d'esprit, précisément, avec lyrisme vaguement pédophilique sur la spontanéité merveilleuse des enfants si injustement bridée par les méchants adultes, appels à la semaine des 35 heures, etc. Malgré son ton tranché Céline est souvent à cheval sur deux points de vue. Il sent qu'avec le sens du sacrifice quelque chose d'important s'est perdu, quelque chose qui a pourtant mené à des massacres que lui-même a dénoncés peut-être mieux que tout autre, et en même temps il accompagne le mouvement vers une civilisation utopique, avec apologie de la jeunesse et, in fine, du confort. Son intérêt pour l'hygiène peut être analysée de la même façon : on ne peut nier que les campagnes de promotion de l'hygiène ont amélioré les conditions de vie et la santé des classes populaires, mais elles ont créé de nouveaux problèmes, des formes plus ou moins sournoises d'eugénisme aux diktats de plus en plus fréquents sur notre vie quotidienne.

Quoi qu'il en soit, retenons la leçon célinienne, et concluons : si depuis l'accession de la « génération 68 » au pouvoir, génération elle-même relayée par ses « enfants terribles » (« Sarkozy le soixante-huitard »), c'est « le fruit de la civilisation », « la plus pire espèce dégueulasse », qui nous gouverne, alors il n'y a pas de quoi s'étonner que nous soyons... dans de beaux draps !


(Une dernière citation pour la route justement, tellement actuelle parce qu'éternelle :

"En somme ça va pas brillamment… Nous voici en draps fort douteux… Pourtant c’est pas faute d’optimisme… on en a eu de rudes bâfrées, des avalanches, des vrais cyclones, et les optimistes les meilleurs, tonitruant à toute radio, extatiques en presse, roucouladiers en chansons, foudroyants en Correctionnelle.

Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances." (p. 19). Amen !)

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mercredi 1 juillet 2009

La lanterne de l'aristo.

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Je l'ignorais avant de le lire, le petit livre de Pierre de Boisdeffre (Pierre Jules Marie Raoul Néraud Le Mouton de Boisdeffre, Wikipedia dixit), Lettre ouverte aux hommes de gauche, est principalement consacré à mai 68. Il est toujours intéressant de lire ces analyses écrites « à chaud » - expression quelque peu trompeuse, qui implique souvent que celui qui écrit rapidement après un événement y perde son sang-froid : dans le cas de « Mai », qui fut tout de suite un mythe, lequel n'a cessé d'enfler depuis, il me semble qu'il y avait au contraire une « fenêtre de tir » pour la sérénité, à l'automne 1968, une fois que les vacances d'été eurent calmé les ardeurs des uns et des autres, et avant que le mouvement ne prenne d'autres directions.

De Mai 68 j'ai moi-même une vision assez contrastée, cette brève note ayant entre autres pour objet de nuancer la présentation un peu trop négative que j'ai pu en donner il y a quelques jours.


L'ouvrage de Pierre de Boisdeffre m'a d'abord surpris sur un point bien précis : c'est la première fois que je lis une appréciation positive du rôle du PCF dans ces événements. On évalue toujours ce qu'ont alors fait les communistes, d'une part en fonction de ce fait indéniable qu'ils ont fini par tenter de récupérer et contrôler le mouvement après l'avoir critiqué, d'autre part en sachant ce qu'ils sont devenus vingt ans après : Lajoignie, Hue... En réalité, consciemment ou non, c'est le point de vue des étudiants contestataires de 68 que l'on adopte ici, mais si avec P. de Boisdeffre on se remet dans le contexte de l'époque, si on se rappelle à quel point le PCF était alors puissant, il faut bien considérer ce qui aurait pu se passer si les communistes français avaient choisi dès l'origine d'épauler, selon une modalité ou une autre, le mouvement étudiant.

Il y a un côté bouffon dans les événements de Mai, assez bien symbolisé par les ambiguïtés de Daniel Cohn-Bendit : ce dynamisme, ce sens de l'humour, mis finalement au service, malgré la rhétorique gauchiste, de soi-même et de sa bite... Selon sa composition on peut trouver cela drôle ou risible, tant du moins que cela ne se prend pas trop au sérieux. Or, si le PCF était entré dans la bataille avec tout son poids, les choses seraient devenues vraiment sérieuses, bien plus que ce que les étudiants étaient capables de supporter. Malraux déclarait, quelques semaines après Mai, que s'il s'était agi pour le pouvoir gaulliste de se montrer dur, il lui aurait suffi d'« envoyer les chars », sous-entendant que les étudiants du Quartier Latin seraient rentrés alors vite fait chez papa-maman. Si le PCF s'était d'emblée joint aux étudiants, il est à craindre que les chars seraient sortis, et que les « événements » de Mai survivraient dans la mémoire collective autrement que via le sourire goguenard de D. Cohn-Bendit à un flic casqué.

On peut certes discuter les motivations des communistes français. On peut discuter leurs résultats : depuis les élections de fin mai et le raz-de-marée gaulliste, communistes et gauchistes s'opposent sur « qui a fait le jeu du gaullisme ». Profitons de l'occasion pour signaler à quel point ces débats sur « qui fait le jeu de qui » peuvent se révéler stériles. Le PCF reprochait aux étudiants, pendant Mai, d'être des « alliés objectifs » du gaullisme en sabotant les progrès enregistrés depuis des années dans les conditions de vie de la classe ouvrière ; les gauchistes (j'emploie cette expression générique pour aller vite) pouvaient rétorquer à bon droit que gaullistes et communistes, finalement, s'entendaient comme larrons en foire pour profiter du système et étaient depuis longtemps des « alliés objectifs ». - Ce n'est d'ailleurs pas tomber dans le syncrétisme que de constater que ces deux thèses ne sont pas aussi incompatibles qu'il y peut paraître au premier abord : le PC et les gaullistes étaient bien les deux piliers du système, mais leur solidarité de fait, réelle, se faisait sur fond de lutte (et parfois de haine, rappelons-le). Un grain de sable comme le gauchisme pouvait nuire à l'équilibre du système et permettre à l'une ou l'autre de ces forces politiques d'affaiblir son opposant direct.

(Je lis par ailleurs que Mai 68 serait un coup des sionistes contre de Gaulle - ce qui est en partie une actualisation de la thèse de Mai 68 complot juif (Cohn-Bendit, Geismar...). Je n'ai aucune preuve de ce que j'avance (l'auteur de l'article en lien non plus), mais je pense que c'est peu probable. Que par contre de Gaulle ait été antipathique aux Juifs de gauche ou d'extrême-gauche, cela a pu jouer un certain rôle (d'autant que l'on sait que depuis la guerre des six jours la position de ces juifs anti-colonialistes est inconfortable : certains ont pu jouer la surenchère anti-de Gaulle, traiter de « fachos » et de « SS » tout ce qui passait, en partie pour éviter de trop penser à cette situation quelque peu schizophrénique, d'admettre que l'État sioniste était désormais, indubitablement, du côté du capitalisme colonisateur). Et surtout, que l'on ait pu constater que les appels à la « libéralisation des moeurs » pouvaient déstabiliser même un régime apparemment aussi solidement installé que la république gaullienne, c'est forcément, oui, une leçon qui a pu être retenue dans de nombreuses chancelleries et officines de « renseignement ».


Revenons à Mai. Pierre de Boisdeffre cite deux textes qui me semblent assez bien cerner les charmes et les limites de l'affaire. Du côté positif, cette envolée du « milliardaire de droite » Alfred Fabre-Luce :

"Qui n'a pas connu mai 1968 n'a pas connu l'ardeur de vivre... Le possible s'était ouvert comme un immense éventail. Tout ce que l'on avait cru à jamais planifié, dépolitisé, aseptisé, enfermé dans des conformismes, barré par des feux rouges, se libérait d'un coup dans une improvisation absolue. C'était la fête, avec ce qu'elle comporte de désordre et de destruction. Le Potlatch, comme disent les spécialistes. Les économistes avaient cru, à tort, que l'homme moderne peut s'en passer." (Le général en Sorbonne, La Table Ronde ; cité ici p. 139.)

Du côté négatif, cette mise au point, dans Combat, de Jean Savard :

"Vous êtes tous, même les plus pauvres d'entre vous, des privilégiés, car vous avez encore une chance d'échapper à la condition prolétarienne ou à celle de grouillot. Vos camarades de l'usine ne l'ont plus, en admettant qu'ils l'ont jamais eue. Que la société soit capitaliste ou socialiste, c'est en grande partie aux frais de celle-ci que vous poursuivez vos études. Le jeune ouvrier qui peine sur le chantier... paie des impôts pour que vos deveniez ses supérieurs hiérarchiques... Vous auriez été écoutés davantage si vos représentants avaient dit : « Nous avons de la chance » au lieu de clamer : « Nous avons des droits. »" (p. 95)

Complétons : le problème n'est pas seulement qu'ils n'aient pas dit qu'ils avaient de la chance, mais qu'ils ne l'avaient pas compris, qu'ils se croyaient vraiment, purement et simplement, des victimes (ce qui ne signifie pas qu'ils n'étaient que des enfants gâtés, ou qu'il n'y avait pas de réelles raisons à leur inconfort). Certains d'entre eux ne l'ont d'ailleurs toujours pas compris... Drôle de génération tout de même, qui risque de faire d'importants dégâts en quittant la scène dans les années à venir, histoire d'en mettre une dernière couche, et que pourtant, malgré les dérives de certains de ses composants, malgré le lit qu'elle a dressé au cynisme contemporain, malgré son inaltérable bonne conscience, on n'arrive pas à détester totalement. C'est que, soyons justes, certains alors ont vraiment essayé, et essayent encore, de lier bonheur individuel et bonheur collectif ; c'est qu'il s'est agi de la première génération jeune depuis, disons, le début du XIXe siècle, et que la jeunesse reste, envers et contre tout, aimable (sauf dans sa prétention à rester jeune, mais passons). Et puis, c'est la génération de nos parents : il n'est que juste pour leurs enfants d'être indulgents envers ceux-ci.



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D'autant que nous avons désiré celles qui depuis étaient devenues nos mères... J'allais écrire que cette génération avait eu le mérite de très tôt savoir se faire incarner par de merveilleuses jeunes femmes, qui ont durablement marqué les générations suivantes (nous avons été nombreux à désespérément chercher notre Anna Karina).


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Ce n'est pas exact : ces jeunes femmes, issues d'un mouvement de libéralisation des moeurs démarré avant 68, ont surtout été repérées, filmées, élevées au rang de mythes, par les cinéastes de la génération précédente - à l'exception de Jean Eustache, dont le rapport à Mai 68 est pour le moins ambigu. Ce processus est tout à fait normal, des réalisateurs de 30-35 ans cherchant des actrices de 20-25... Il a permis en l'occurrence, ce sera notre « vingt plus belle » du jour, l'apparition de jeunes femmes, actrices d'importance inégale, mais au charme toujours aussi vivace quarante ans après.


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(J'aurais souhaité trouver certaines images de Baisers volés, les collègues de Doinel au magasin de chaussures m'étant souvent apparues comme l'emblème même de la jeunesse féminine de l'époque et de son charme. Je n'en ai pas trouvé.

Incidemment, une recherche Google image est souvent cruelle, les photos d'un comédien ou d'une comédienne âgé(e) coexistant avec celles de sa jeunesse splendide. D'aucun(e)s pourtant se tirent bien de l'épreuve... Vu mon propos j'en suis resté aux images de jeunes femmes, mais certains clichés des actrices ici évoquées pourront qui sait vous toucher.
)


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