Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III."Sa musique est au présent pour toujours…" "Et Laura, novice à Lisieux, fit cette nuit-là quelque chose que je n'avais jamais vu aucune femme faire : elle se caressa le clitoris en s'humectant le doigt avec des larmes prises directement dans ses yeux. En quelques secondes elle râla, presque douloureusement devant moi qui la regardait comme une sainte, sans la toucher.
Son cri fut solennel. Tout le carmel en trembla, même s'il devait depuis un siècle en avoir entendu d'autres ! Les cloîtres sont des châteaux de branlette. Un spectre hante chaque corps de soeur. Une des milliards de preuves que Dieu existe est que des femmes peuvent tourner toute leur vie autour de son absence jusqu'à ce que sa présence leur soit jouissive. Dans une désintégration sublime de l'avenir et du passé, elles
vivent au présent éternel." (
Alain Zannini, Éditions du Rocher, 2002, p. 396)
"Les Putes sont des métaphysiciennes en action, car elles ne travaillent que sur le présent éternel, comme au théâtre." (
Ibid., p. 503)
La question n'est pas : comment vivre sans détruire ? La question est : comment vivre sans faire autre chose que détruire ? Le roman
Alain Zannini est une tentative de réponse en acte à cette question. D'abord un constat de tout ce que Nabe a pu détruire autour de lui et en lui durant les années 90, puis une promesse d'un « Nabe nouveau », un peu comme le Beaujolais, sauf qu'il s'agit aussi d'Alain Zannini, le « vrai nom » de Nabe (le vrai nom est-il le nom de naissance ou le nom que l'auteur s'est donné, par lequel il a été connu, par lequel il est devenu un personnage littéraire de sa propre oeuvre ?). Promesse sur laquelle s'achève le roman, promesse pas nécessairement convaincante - mais il est vrai qu'en le lisant en 2011 on se dit plus qu'il a fallu encore quelques années à l'auteur, et la rédaction d'un autre épais roman, presque une décennie plus tard,
L'homme qui arrêta d'écrire, pour parvenir, au moins dans son oeuvre publiée, à une forme d'apaisement qui rappelle, donc, ce que le narrateur d'
Alain Zannini nous annonçait dans les derniers chapitres.
« Tragédie » est peut-être, j'y reviendrai en conclusion, un mot trop fort, « problème » est à coup sûr trop faible : disons que la contradiction dans laquelle se débat Nabe (l'appeler ainsi, sans son prénom, c'est considérer l'individu-auteur-narrateur-personnage littéraire tout ensemble ; si j'utilise nom et prénom, il s'agira plus de l'auteur), c'est qu'il construit (en tout cas, donne vie) et détruit avec les mêmes outils, à savoir sa bite et son stylo. Deux des thématiques principales qui traversent
Alain Zannini sont les aventures extra-conjugales de Nabe, les moments de jouissance comme les scènes affreuses ou pénibles, et les conséquences de la publication du
Journal dans les années 90 - ou comment les personnages de la vie réelle supportent - c'est-à-dire, pour la grande majorité d'entre eux, ne supportent pas - d'être devenus des personnages littéraires. Sachant bien - et ne se demandant pas du tout ici qui est le plus à plaindre de l'auteur ou de ses proches - qu'il en est de même pour l'auteur que pour celles et ceux qui gravitent autour de lui : Nabe fait jouir (les femmes, les lecteurs), il fait du mal (aux femmes, à certains de ses lecteurs), il jouit et se fait du mal (aussi bien en se coltinant aux femmes qu'avec ses amis, et en écrivant sur ceux-ci et celles-là). Les 800 pages du roman sont une suite de
petites morts, aussi bien les orgasmes de Nabe et de ses maîtresses (certaines scènes, notamment avec Diane Tell, ne manquant pas de susciter des érections intempestives chez le lecteur, ce qui, dans le métro, fut parfois gênant… passons), que dans les relations de Nabe avec les autres, et dans les relations de Nabe avec lui-même.
"J'ai fait ça toute ma vie : m'empêcher de me suicider…" (p. 489) : à coups de petites morts, de jouissances et d'attentats, lutter contre la tentation de la « vraie mort » - par ailleurs bien présente dans le roman. L'orgasme est à la fois célébration de la vie, célébration narcissique de soi-même (oui, tout de même), et moment d'oubli du temps comme de soi. Cela est vrai de tous ceux qui ont des orgasmes, mais tout le monde n'est pas personnage littéraire comme Nabe, et encore moins personnage dont une partie de l'existence pour le lecteur vient justement de ces orgasmes (ce pourquoi d'ailleurs il n'est pas insignifiant que certaines scènes érotiques fassent effectivement bander le lecteur). Ajoutons tout de suite que, contrairement à ce que souhaiteraient les proches de Nabe, il est tout à fait impossible d'imaginer son
Journal repeint en rose, c'est-à-dire avec seulement les scènes positives, la baise réussie d'un côté, les conversations souriantes avec Sollers de l'autre… Je n'ai fait que parcourir les tomes du
Journal, mais je pense avoir au moins compris que c'était tout ou rien : si on veut la vérité, il faut la prendre en entier.
Alain Zannini raconte précisément le moment - qui prend des années - où « c'est trop » : "« Je », que j'attiferais bien en permanence de guillemets tant je ne peux plus le supporter tel qu'il est, tel que les autres croient qu'il est, ou plutôt tel qu'il a été complice de ce que tous voulaient qu'il soit…" (p. 14) Mais comment retrouver une unité de sa personne sans tomber dans le nombrilisme, comment la retrouver en continuant de baiser et d'écrire, quand la façon dont on a baisé, écrit, et écrit qu'on baisait a fini par donner ce « Je » insupportable pour celui-là même qui l'a construit, décrit, vendu ? La solitude est une étape, elle ne peut suffire : "Ô solitude ! Quelle maîtresse parfaite ! S'il n'y avait pas moi, de temps en temps, pour me rappeler que j'existe, je serais le plus heureux des hommes. Seul sans soi : voilà le paradis." (p. 50) De même, il est nécessaire de rappeler des distinctions importantes : "Si chaque individu admettait que tout lui parle, et que s'en apercevoir c'est vivre mieux pour soi-même et pour les autres, il n'y aurait plus personne pour traiter les attentifs de prétentieux. Tout rattacher non pas à soi mais à sa vie, c'est se donner une chance de trouver cette fameuse unité que tous les êtres recherchent. Tout est à portée de main… Un signe n'est pas là pour flatter l'ego, mais pour l'envoyer se bouger le cul sur la piste de danse de la vérité universelle !" (p. 19) ; nécessaire, mais pas suffisant.
Si solutions il y a, et solutions finalement il y aura, elles doivent être combinées. Écrire la baise différemment, déjà : la première fois que Nabe pénètre une femme dans le récit au présent de
Alain Zannini (dont l'action, je le rappelle, se déroule à Patmos dans la deuxième moitié de l'année 2000) est l'occasion de généralités d'un ton différent du récit des prouesses de l'enculeur en série des années 90, telles qu'elles sont relatées au fil des 800 pages ("Je ne me vante pas, c'est la vérité qui se vante pour moi. (p. 50)" : oui et non) :
"C'était vide et abstrait... C'était le contraire du corps, et ce n'était pas l'âme. C'était avant tout ce qu'on peut imaginer. Une ouverture béante, béate, bêtasse. La plaie impansable. La fissure incomblable. L'incolmatable brèche. Le non-lieu du non-dit où l'on n'en finit pas de recommencer à se finir. Gouffre suicidesque." (p. 233)
Expérience primitive et petite mort répétée… L'autre pivot pour sortir du cercle vicieux dans lequel Nabe, lui-même vicieux, s'est retrouvé pris, c'est bien sûr la destruction du
Journal, qui clôt le roman. Je me suis longtemps dit, et l'ai peut-être écrit, que cette destruction était fictive, qu'il fallait que Marc-Édouard Nabe la proclame pour retrouver des relations un peu plus « normales » avec les autres. Ce dernier point est évident, et d'ailleurs évoqué par l'auteur de (et dans)
L'homme qui arrêta d'écrire, mais je me rends compte, après la lecture d'
Alain Zannini, roman de la genèse de la destruction du
Journal - création / destruction, toujours -, que le plus important n'est pas que M.-É. Nabe ait détruit son journal ou qu'il ne l'écrive plus, c'est qu'il ne le publie plus. Ce qui ne l'a certes pas empêché, ces dix dernières années, de régler ses comptes avec certains de ses amis ou ex-amis, ni de se mettre en scène, mais le cercle vicieux évoqué au début de ce paragraphe semble, pour l'heure, rompu.
(Parenthèse sous forme d'hypothèse (ou le contraire) : je n'ai pas lu
Printemps de feu, qui n'a pas bonne réputation. Il se peut que ce qui pose problème dans ce livre est que la sortie du cercle n'y soit pas faite, que malgré l'intérêt pour la politique (qui n'est pas nouveau chez MEN, mais qui devient la base des livres du début des années 2000 :
Alain Zannini est publié juste après
Une lueur d'espoir et avant
Printemps de feu et
J'enfonce le clou) Marc-Édouard Nabe y succombe au péché de rester « Nabe ». Je laisse les connaisseurs de ce livre juger de l'éventuelle fécondité de cette hypothèse.)
Respirons le temps d'une pause, et ajoutons quelques remarques annexes. J'ai évoqué dans
mon précédent texte sur MEN les rapports entre jouissances esthétiques, extases religieuses, sadisme et masochisme chez Nabe. Le moins que l'on puisse dire est que
Alain Zannini confirme amplement ces intuitions : "Si je sens que je peux bénéficier d'une situation quelle qu'elle soit, j'en saborde le profit." (p. 432) ; "Quelquefois, avec mon zorroïsme, mon jugementisme-dernier et toute ma christiquerie sado-sado, je me demandais comment elle pouvait me supporter…" (p. 637), etc., je pourrais en enchaîner d'autres.
L'idée est que Nabe jouit à la fois contre la destruction, ne serait-ce que celle du temps qui passe, et par la destruction. D'où l'importance du thème du présent éternel, que j'ai illustré par les citations qui ouvrent ce texte, et qui lui aussi est susceptible d'applications dans les domaines érotique, esthétique et littéraire. Miles Davis, bien que mort, est éternellement vivant et présent, les carmélites se noient dans un présent perpétuel de masturbation sacrée, les relations client-Pute (la majuscule vaut pour les prostituées du club que Nabe fréquente dans les années 90 et qu'il vénère), de par l'instantanéité du rapport commercial, sont toujours au présent… Et l'écriture du Journal :
fixer le soir ce qui s'est passé durant la journée, le fixer de nouveau quelques années plus tard par la publication (sur l'importance de laquelle Nabe insiste, par exemple p. 218), c'est comme ériger une statue - un « devoir de mémoire » ? - à ce qui a été, une fois, le présent. Par définition, bien sûr, il n'y a pas de présent perpétuel. Mais il peut y avoir, eh oui, des moments de présent perpétuel…
…recherchés notamment par le héros-narrateur du dernier roman de MEN,
L'enculé. Vous n'aurez pas besoin d'une longue démonstration pour constater que les thèmes dont j'ai essayé de dégager l'importance dans
Alain Zannini sont toujours présents dix ans plus tard (c'est le présent perpétuel !) :
"Ces jeunes d'aujourd'hui, de France ou d'Amérique, pas un pour relever le niveau de l'autre. Des pépères et des mémères à 20 ans : ils ne pensent qu'à construire leur avenir. Construire leur prison, oui ! Ils ne savent pas vivre. Construire ! Ils n'ont pas compris que vivre c'est détruire au contraire, et détruire l'avenir en particulier. Tout miser sur le présent. Quand j'ai essayé d'enseigner ça à mes enfants et aux copains de mes enfants, ils m'ont traité de soixante-huitard. Pas du tout, j'ai horreur de mai 68. Les gauchistes, merci bien ! En revanche, « jouir sans entraves », ça c'est un programme. Et pas politique, vital !" (pp. 16-17)
Dans
l'émission de radio où il présente son livre, MEN approuve la suggestion de David Abiker selon laquelle il se serait identifié à DSK. (Notons au passage, pour s'en féliciter, que le
crétin de service Birenbaum a détesté le livre : rien que de très logique.) A l'entendre sans avoir lu
L'enculé, on ne mesure pas à quel point DSK y est « nabisé ». Outre des détails comme le dégoût des capotes (p. 102 de
L'enculé), nombre de citations de ce roman dont DSK est le narrateur sont du Nabe tout craché :
"J'adore faire ça avec une pute, car c'est le summum de la vérité entre un homme et une femme : tout, tout de suite !" (p. 209) -
"Les pépins, ils n'ont pas tardé à arriver… Il n'y a que les débuts qui méritent d'être vécus, car ils ressemblent à des morts." (
idem.)
Sans compter le beau passage que je vous ai servi à part
la dernière fois.
En fait, il y a (au moins) deux DSK dans ce roman. Le patron du FMI, salaud notoire, présenté sous un angle ma foi assez proche de ce qu'un Soral pourrait faire. Et le baiseur, plongé dans le présent - et qui d'ailleurs avoue (p. 206) ne pas avoir le sens des dates -, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il fascine MEN : ce n'est pas que celui-ci en fasse un portrait à charge ou à décharge, qu'il l'innocente ou qu'il l'accable, c'est qu'il s'y reconnaît (rappelons d'ailleurs que Nabe est l'auteur d'une tentative de viol dans
Alain Zannini) - et, du coup, le tire dans son sens, que ce soit, donc, par rapport à ce qu'est un désir, ou pour dire du mal des socialistes depuis toujours honnis. - En revanche, dans la mesure sans doute où le thème a déjà été exploité par les éditorialistes, MEN n'abuse pas des métaphores christiques au sujet de DSK (on en trouve des exemples plus ou moins explicites pp. 98, 149, 195), alors qu'elles surabondent dans
Alain Zannini, où le moindre monticule est vite qualifié de Golgotha…
Comme il ne s'agit pas de faire un compte rendu de
L'enculé en tant que tel, mais de continuer à tenter de voir quels sont les thèmes fondamentaux des textes de MEN et comment ils sont structurés les uns par rapport aux autres, je concluerai ces quelques notes sur un dernier rapprochement avec
Alain Zannini : ce sont des romans, tout simplement, des romans drôles et tragiques.
"…Voyant qu'elle avait affaire à quelqu'un de sérieux, c'est-à-dire à un rigolo qui prenait tout au tragique…" (
Alain Zannini, p. 153) ; "Ce sont les situations les plus tragiques qui sont les plus marrantes." (
L'enculé, p. 32) : ce qui est tragique est souvent aussi dérisoire, et suscite donc le rire. Les tourments du solitaire Nabe à Paris dans les années 90 ou à Patmos en 2000, les affres du patron du FMI, tout aussi solitaire, durant toute sa vie de chasseur de culs et à partir du 14 mai 2011, sont de réels tourments mais sont aussi matière à rire, ceci parce que cela et vice-versa. Il y a un côté « anarchiste-sacrificateur » chez les deux narrateurs, une façon presque religieuse de désacraliser le sacré. C'est d'ailleurs, à certains égards et sans tout mélanger, une tendance du monde moderne (ou post-moderne, si l'on veut). - On notera ceci dit que MEN n'a pas vraiment creusé le côté apocalyptique, non de DSK, mais de la symbolique de la chute du patron du FMI en temps de crise mondiale, alors que le thème de l'apocalypse était omniprésent dans
Alain Zannini. Une colère biblique,
dixit DSK, est bien présente (p. 234), colère biblique due à l'amoralité américaine, c'est-à-dire moderne, mais elle ne me semble pas tourner à l'Apocalypse. - Il se peut d'ailleurs que de ce point de vue l'actualité aille encore plus vite que ce roman pourtant singulièrement près de son sujet.
Quoi qu'il en soit, je n'ai pu m'empêcher de trouver, dans la plus belle formule du livre, une sorte de guide ou de sagesse pour la crise, et/ou l'après-crise :
"A la fin de mon discours, je suis descendu de l'estrade et j'ai foncé sur elle (…), j'ai piqué son numéro et l'ai appelée une heure après. Pourquoi attendre que le désir se fane, pour ces connes de convenances ?
C'est si puissamment fragile, un désir. Qu'y a-t-il de plus beau dans la vie ?" (p. 209)
Libellés : Abiker, Apocalypse, Birenbaum, Diane Tell, Manara, Miles, Nabe, Pureblog, Sollers, Soral, Strauss-Kahn