C'est écrit en 1971, dans un monde européen sans guerre depuis vingt-cinq ans :
"La guerre tuait des jeunes gens. Certes. [Mais] la Paix continuée tue et vide la jeunesse."
Et ceci qui n'est pas mal vu :
"Il ne reste plus à appeler morale que la police du monde. Tout État deviendra nécessairement policier, puisque la morale ne sera plus qu'une pratique sociale formelle dont seule le policier connaîtra les tables et les codes. Si vous ne croyez plus à rien, vous serez obligés de croire à la police. Moins votre crainte sera sacrée, plus elle deviendra terrestre. Moins il y aura de prêtres, plus il y aura de policiers. On s'apercevra alors que, tout compte fait, Dieu était moins terrible que les hommes."
(Dieu, c'est en dernière analyse la société, comme disait Durkheim. Avec le protestantisme c'est la société qui prend la place de Dieu. Et elle est beaucoup plus conformiste que Lui, surtout quand elle veut se passer de Lui. Le protestantisme comme religion (?) déicide...)
Extraits du Temps des esclaves, La Table Ronde de Combat, pp. 27-28 et 48-49. J'ai feuilleté ça l'autre jour, je ne dis pas que je vais tout lire, c'est un peu pompeux comme bouquin, mais autant vous transmettre ce qui m'a paru le plus intéressant.
François Hollande n'est pas élu depuis deux mois que l'on se fait déjà chier.
- Se faire chier en soi, si j'ose dire, ce n'est pas un problème, l'idée n'est tout de même pas d'avoir besoin des hommes politiques pour vivre. Mais qui n'a pas cette impression que s'il n'en tenait qu'au « nouveau pouvoir » nous n'aurions plus qu'à nous enthousiasmer sur deux ou trois conneries qui ne sont même pas sans importance, et laisser le « pouvoir » en question s'occuper du reste ?
"Le socialisme fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens." : comme chez Molière on est ici tenté de définir un terme par son effet et tourner ainsi en rond - cela est bien naturel, tant le socialisme contemporain est un anesthésiant. Mais il ne faut pas oublier que c'est précisément ce que nous lui demandons : comme le dit A. Badiou dans son dernier bouquin (Sarkozy : pire que prévu ; les autres : prévoir le pire, Lignes, 2012), la gauche (pas seulement les socialistes) est là pour nous faire croire que le monde peut changer sans que nous-mêmes changions. Ceci étant notre point de vue de « citoyens ». Du point de vue du système, toujours selon Old Uncle Mao, la gauche réapparaît avec son cortège d'antiques mensonges quand la droite a du mal à « tenir » les populations. Utilisons la bonne vieille métaphore du viol, si j'ose dire.
(Métaphore d'autant légitime en l'occurrence que c'est justement un des noeuds du problème : nous n'acceptons plus d'obéir que violés. Pour obéir avec intelligence il faut avoir des maîtres que l'on respecte. Malgré quelques inévitables tentations dans cette direction, nous n'en sommes heureusement pas encore là.)
(Seconde parenthèse : il ne fait guère de doute que la criminalisation non seulement du client (hétérosexuel, of course) des prostituées, mais même de l'acte sexuel quand il est désiré par le mâle (hétérosexuel, of course, du moins pour l'instant), acte voire désir étant de plus en plus assimilé(s) à une forme de viol, est à mettre en rapport avec cette thématique de l'obéissance et du consentement. La rapidité avec laquelle la gauche a abordé le thème de la pénalisation du client des putes est très clairement révélatrice de ce versant érotique de la crise.)
Jean-Pierre Voyer écrivait que la gauche c'est la droite avec vaseline. On peut aussi dire que la gauche intervient avec sa piqûre de somnifère quand le ou la violé(e) se débat trop, au point que le violeur ne puisse plus faire ce qu'il a à faire. Il ne s'agit plus après que d'« opérer » sous anesthésie. Ne nous attardons pas sur ce que ressent le violeur, s'il y perd en excitation. Oublions même, bien que ce ne soit pas inintéressant d'un point de vue spiritualiste, l'épineuse question sur le caractère plus ou moins « sain » d'être ou non éveillé quand on vous enculhumilie. D'ailleurs, pour notre problématique du jour, la question ne se pose pas vraiment. La gauche c'est la droite quand on n'en peut plus de la droite, quand la droite fait trop mal. L'essentiel est là : ce que le système d'un côté, les « citoyens » de l'autre, attendent de la gauche, c'est la même chose. Donc, ça fonctionne, les seuls à plaindre finalement étant les élus de droite qui ont perdu leur siège. Encore peut-on estimer que s'ils s'étaient un peu contenus ils n'en seraient pas là. En tout cas, il n'y a vraiment pas de quoi pleurer.
On en déduira que la gauche est le premier ennemi à abattre. Il y a d'ailleurs à cela d'autres raisons, que nous développerons un jour.
Tout cela bien sûr vous le savez, du moins j'espère, à force on comprend le coup. Il s'agissait juste de l'écrire noir sur blanc une fois, avant que de revenir à nos amours métaphysiques.
Au commencement était le don. Esseesse si bon, si bon !
Le point de départ est un texte de Jean Borella consacré à certaines différences entre Aristote et saint Thomas d'Aquin.
(Quand moi souligner, moi toujours souligner ainsi. J'ajoute quelques commentaires [en italiques et entre crochets]. Sauf indication contraire, les citations à l'intérieur de cette citation, avec ces « guillemets », sont de Thomas d'Aquin.)
"Cependant, on ne saurait comprendre cette accentuation du thème de l'être comme acte dans l'élaboration de la théologie thomasienne sans faire intervenir la notion biblique (et donc extra-aristotélicienne) de la création ex nihilo. Dans la mesure même où la création est donation de tout l'être, c'est-à-dire non seulement de la nature ou essence de la créature mais encore de son exister comme tel dans son effectivité la plus radicale « hors du rien » (ex nihilo), cet exister est signifié comme différence d'avec le néant : non pas différence statiquement constituée, mais différenciation en acte et toujours agissante ; elle est l'effectivité du non-néant, la permanente saillance hors du rien. Et c'est seulement ainsi que l'être créé peut être pensé véritablement comme acte. (…)
Assurément…, l'être comme acte est difficile à penser, d'autant qu'en français être est à la fois substantif et verbe ; d'où l'habitude récente de rendre l'être substantif par étant (latin : ens) afin de le distinguer de l'être verbe (latin : esse), l'être comme acte. Ainsi entendu, on voit bien que l'être (esse) n'est pas “un quelque chose”, une “réalité” transcendante, une “forme métaphysique” qui se combinerait de l'extérieur avec la chose, dont la chose serait dotée ou qu'elle participerait : l'être n'est pas un accident [au sens de la distinction aristotélicienne entre substance et accident, note de AMG.]. Comme acte, l'être est insaisissable, puisqu'il est l'actualité de la chose ; il est, non la chose elle-même, mais le fait qu'elle existe effectivement : « L'être est l'actualité de toute forme ou nature : car la bonté ou l'humanité, par exemple, n'est signifiée comme actuelle que dans la mesure où nous la signifions comme existante. » Ainsi la forme ou essence d'une chose n'est pas son être, bien qu'une chose ne puisse exister sans sa forme. La substance elle-même, c'est-à-dire le quelque chose d'entièrement constitué et donc capable d'exercer par lui-même l'acte d'exister (un arbre, un chat, un homme, un ange) n'est pas son être, « mais l'être (esse) est ce par quoi la substance est appelée un étant (ens). » L'esse de la créature est à la fois extérieur à sa nature, et, en même temps, « l'être est en chaque chose ce qu'il y a de plus intime et de plus profondément inhérent. » [Ici se trouve une note de J. Borella que j'évoquerai plus loin]. « Ce que j'appelle être, conclut saint Thomas dans le De Potentia », est l'actualité de tous les actes et la perfection de toutes les perfections. »
Si tel est l'esse dans la créature, alors il devient possible de l'attribuer également à Dieu. N'étant plus aucunement entendu en Dieu comme un quelque chose, l'esse peut être participé par les créatures non comme une forme dont chaque créature aurait sa part, mais comme une participation à l'Acte d'être divin [c'est ce qu'on appelle la démocratie participative]. L'être n'est pas plus un attribut de la créature qu'il n'est un attribut de l'Essence créatrice. Dieu ne participe pas [Dieu n'est donc pas démocrate, Dieu merci, et c'est pour ça que Dieu et des éléments de démocratie existent, merci Vincent Descombes [1]] : Il est l'Acte même d'être. C'est pourquoi, son Essence étant identique à son esse, cet esse est absolu et infini puisque rien ne peut en limiter l'actualité. Dans les créatures, l'esse est toujours celui d'une essence déterminée (par exemple, l'essence “homme”, ou “arbre”, ou “chat” [J. Borella évacue le problème de l'essence de l'ange, qui était présent au côté des autres créatures dans le paragraphe précédent]), et ce que l'acte d'être de la créature actualise ultimement, c'est telle ou telle nature, l'une excluant l'autre. En Dieu, dont l'Essence est pure actualité d'être, rien ne vient limiter ou déterminer cette actualité. En tant que l'essence est ce par quoi un être est ce qu'il est (et non pas un autre), on pourrait aller jusqu'à dire qu'en Dieu il n'y a pas d'essence [en Dieu il n'y a pas de pétrole, mais des idées], ou encore que son essence est « pur acte d'être » (actus purus essendi, dit saint Thomas) ; d'où son infinité.
Être par essence, être par participation au pur Acte d'être divin, l'être est bien “commun” au Créateur et aux créatures, mais par là même, en tant même qu'il est “commun”, il est aussi infiniment différent, puisque être pour la créature c'est recevoir la participation de l'Acte d'être infini de Dieu dans la finitude de son essence. Sinon, précisément, il n'y aurait pas participation, mais identité. Qui dit participation dit donc déficience, mais il dit aussi ressemblance. (…)
C'est donc la causalité efficiente par laquelle Dieu donne aux créatures de participer à son Acte d'être qui les unit à Lui en tant même qu'elle les distingue de Lui puisqu'elle leur confère par là-même leur réalité la plus intime et la plus propre. De ce point de vue, par la causalité universelle de son Acte d'être, Dieu est immanent au coeur de chaque créature, quelle qu'elle soit : « Dieu est toute chose par essence, en tant qu'il est présent à toutes choses à titre de cause immédiate de leur être (esse). » Cette conception de la causalité efficiente (ou agente) comme don de la participation à l'Acte d'être divin rend compte à la fois de l'immanence et de la transcendance divine. « L'acte, écrit B. Montagnes [La doctrine de l'analogie de l'être d'après saint Thomas d'Aquin, 1963], est en même temps ce que l'effet a de commun avec la cause et ce par quoi il ne s'identifie pas à elle. Ainsi c'est par une véritable communication d'être que Dieu produit les créatures (…) »." (J. Borella, Penser l'analogie, L'Harmattan, 2012 [2000], pp. 77-83)
Tout cela est évidemment presque aussi atrocement bandant que ma femme nue et consentante, prolongeons et explicitons notre plaisir. Le vieux fou Mauss avait décidément raison, tout est affaire de don, qui n'est donc pas seulement, ce qui n'était déjà pas rien, un « fait social total », mais qui est carrément un fait métaphysique total. "Nous ne recevons rien que nous n'ayons d'abord donné. Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul", comme l'écrivait Bernanos. Ça a débuté comme ça : nous, nous n'avions rien demandé mais nous recevons l'existence en cadeau. Ce qui peut se développer dans deux directions.
Pour la première, c'est Chesterton qui prend le relais, en partant de François d'Assise :
"Ainsi s'élève de ce qui est presque un abîme de néant, la noble Louange que nul ne peut comprendre tant qu'il la confond avec le culte de la nature ou l'humanisme panthéiste. D'ordinaire, quand nous disons d'un poète qu'il loue la création, nous entendons qu'il loue toutes les créatures. Mais le poète mystique loue réellement l'acte par lequel toutes choses sont créées. Il chante le moment où l'être succède au néant (…).
Le mystique, qui remonte jusqu'au moment où il n'y a plus que Dieu, rien que Dieu, contemple en quelque sorte ce commencement sans commencement où il n'y avait rien d'autre. Il voit chaque chose et le néant dont elle fut tirée. D'une certaine manière, il souffre et endure l'ironie dévastatrice du Livre de Job ; en un certain sens, il regarde creuser les fondations du monde tandis que le choeur des étoiles chante l'aube naissante et que les fils de Dieu clament leur joie. (…)
Ce n'est pas une affaire de sentiment ni d'expression, encore moins d'imagination, c'est une question de fait. Et auprès de ce fait, tout le reste pâlit. Par le sens merveilleux de la gratitude, par le sens sublime de la dépendance, nous touchons le roc même de la réalité. Ce n'est pas un mirage fruit de son imagination qui fait dire au chrétien que nous dépendons à tout instant de Dieu, à l'agnostique lui-même que tout dépend à chaque instant de l'existence même de l'instant suivant. Bien au contraire ce sont les innombrables mirages favorisés par la vie courante qui nous cachent, comme derrière un rideau, ce formidable fait. La vie courante est en soi une chose admirable de même que l'imagination et celle-ci joue un grand rôle dans celle-là. Ce n'est pas la vie contemplative qui se nourrit d'imaginations, mais la vie dans le monde. Celui qui a vu le monde suspendu à la miséricorde du Tout-Puissant a contemplé la vérité ; on pourrait presque dire : la dure vérité. (…)
Tous les biens semblent meilleurs quand ils prennent figure de dons. De ce point de vue la mystique offre un moyen très sûr et très sain d'atteindre le monde extérieur. A la condition de ne pas oublier que, en raison de sa dépendance de la réalité divine, ce monde tout entier occupe la seconde place. Que la vie sociale y paraisse à la fois bien assise et bien équilibrée, ou si l'on veut à la fois efficace et détendue, que l'essentiel y soit assuré et qu'en ce sens elle se suffise à elle-même, n'empêchera pas un mystique de savoir que l'existence même de ce monde tient à un fil ni de penser que tout cela n'est pas très sérieux. Que les autorités et les puissances, même traditionnelles, même naturelles et même nécessaires désignent à chaque homme sa place et la lui assurent, n'empêchera pas le mystique de savoir que ces grands et ces puissants sont en réalité suspendus par les pieds. Il regardera toujours les hiérarchies humaines avec un doux sourire. (…)
Pour donner brièvement une idée de l'un des aspects de l'illumination accordée à François, je dirais qu'elle fut comme la découverte d'une dette. On peut trouver surprenant qu'un homme semble se réjouir de découvrir qu'il est endetté. D'ailleurs sa joie se trouve généralement tempérée sans délai, les usages commerciaux ne lui permettant pas d'en faire profiter ses créanciers ! A plus forte raison lorsqu'il est clair que la dette est infinie et ne peut donc être acquittée. Mais il suffit de recourir à l'image d'un amour humain véritablement grand pour que la difficulté s'évanouisse d'un coup : là le créancier éternel partage vraiment la joie du débiteur éternel, car ils sont l'un et l'autre à la fois débiteur et créancier. Autrement dit l'amour parfait transforme dette et dépendance en plaisir. (…)
(La version aryenne et la version « judéo-négro-maçonnique », comme disait Ferdinand, faites votre choix.)
Noble et saint paradoxe ! L'homme qui sait qu'il ne peut pas s'acquitter de sa dette ne cesse de s'y employer. Il n'arrête pas de rendre ce qu'il ne peut pas rendre et qu'il n'est pas supposé rendre [si quand, même, en partie]. Il jette tout ce qu'il peut dans l'abîme sans fond d'une action de grâces sans fin.
Vous êtes trop moderne pour comprendre pareille façon de voir ? Non, mais trop médiocre. Et nous sommes tous trop médiocres pour la mettre en pratique. Nous manquons trop de générosité pour faire des ascètes - et, pourrait-on dire, par trop de génie. Il faut apprendre à voir la grandeur de l'abandon entre les mains d'un autre, ce dont pour la plupart nous n'avons qu'une faible idée par nos premières amours, échos du paradis perdu. Mais, que nous la voyons ou non, la vérité est là. Elle repose dans cette énigme : il n'y a au monde qu'une bonne chose. Et cette bonne chose est une mauvaise créance.
Si jamais ce sens très rare et très élevé de l'amour, sens vrai dont les troubadours se nourrirent vient à disparaître et qu'il est compté au rang des vieilles lunes, alors le monde moderne cessera de comprendre ce qu'est l'amour comme il a cessé de comprendre ce qu'est le sacrifice. Des barbares ont détruit la guerre chevaleresque, d'autres peuvent détruire l'amour chevaleresque." (Saint François d'Assise, Dominique Martin Morin, 1979 [1923], pp. 81-86)
(Ce dernier paragraphe, sans le contexte du livre, est peut-être quelque peu obscur, laissons tomber pour aujourd'hui.)
Afin de renforcer encore le lien entre ces deux textes, on notera que les extraits du livre de Jean Borella tournent autour du questionnement : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, l'auteur critiquant certaines thèses de Heidegger sur le sujet avant d'enchaîner : "Seule la pensée d'une origine fait surgir la possible absence de toute chose. Sinon, l'ordre du monde et la présence du réel anticipent par leur évidence toute interrogation." (p. 78) Remarquons par ailleurs sans y insister qu'il y a une sorte de phénoménologie de la perception (du monde et du don du monde, et du monde parce que du don du monde) chez Chesterton : "Tous les biens semblent meilleurs quand ils prennent figure de dons. De ce point de vue la mystique offre un moyen très sûr et très sain d'atteindre le monde extérieur." (Le cadeau de l'apparition apparaît-il au mystique ?) Mais restons surtout sur l'idée de base, sur laquelle se rencontrent le philosophe et l'apologiste-moraliste-sociologue : tout commence par un don pour lequel il n'y a pas de contre-don. (On peut laisser de côté la "joie du débiteur éternel", absente chez Thomas d'Aquin et J. Borella, qui n'est pas si nécessaire au raisonnement d'ensemble, même d'ailleurs chez Chesterton, lequel parle ici d'« image ».)
Ce qui nous amène à la deuxième direction d'interprétation, où l'on retrouve Maurras et l'idée que grâce à lui j'aie eue du péché originel en tant que reflet ou conséquence de l'absence du don / contre-don. Il n'y a pas de contre-don possible au premier don - don de l'existence comme du monde, à l'échelle individuelle c'est la même chose, tout est livré en même temps. Et, à cette échelle individuelle, comme le développe Maurras dans le texte vers lequel je viens de vous renvoyer, tout commence par des dons que l'on ne peut pas, être faible et dépendant que l'on est, « contre-donner ». Et il devrait en être de même dans la vie sociale qu'il en est pour Chesterton du rapport du mystique à Dieu, on devrait comprendre que ce n'est pas parce qu'on est / naît porteur d'une immense dette, qu'il ne faut pas chercher à la rembourser, que c'est au contraire en la remboursant le plus possible que l'on va être un peu vivant. Ici encore, la philosophie rejoint aussi bien une forme d'apologétique que la sociologie maurrassio-maussienne - dans la note que j'ai évoquée plus haut mais pas retranscrite, voici ce qu'écrit J. Borella :
"Ce point est lié à la question fort débattue de la distinction de l'essence et de l'existence. Le certain et décisif, c'est que nulle essence (et même nulle substance) n'est son esse. Ce qui signifie simplement que nulle créature n'est véritablement ce qu'elle est : Dieu seul est absolument Lui-même, en Lui seul il y a identité de l'essence (ce qu'Il est) et de l'existence (qu'Il est). (…) Peut-être faudrait-il admettre que l'existence (au sens créaturel du terme : ex-ister = se tenir hors de) est elle-même, en tant que telle, différenciation réalisante d'avec l'essence. Autrement dit : “exister”, c'est ne pas être tout à fait ce que l'on est. La créature est une distance, enseigne saint Maxime le Confesseur : l'homme doit devenir ce qu'il est, il doit réaliser son essence : d'où la temporalité et la liberté." (p. 80n.)
Ce qui ne peut sans doute se réussir complètement ; ce qui ne peut par ailleurs s'envisager sans les liens de dons / contre-dons avec les autres « distances » que sont les autres créatures (c'est ici que Maurras et Mauss repointent leur nez et virent par la fenêtre l'éventuel esprit nietzschéen qui pourrait faire son apparition).
Tout cela, les Sauvages des Trobriand, qui n'étaient pas catholiques, l'ont beaucoup mieux compris que les individualistes modernes, éventuellement catholiques.
D'où une précision d'importance. Depuis que j'ai écrit que "le péché originel, c'est l'absence du don / contre-don, tout simplement", il y a quelque chose qui me titille dans cette formulation. C'est qu'il n'y a qu'un péché originel, mais que l'on peut en avoir clairement ou non conscience. Un système social fondé sur de nombreuses et variées figures de la réciprocité comme celui des Trobriand en a très clairement conscience, même en univers païen.
(Je découvre pendant la mise sous presse ce qu'écrit Joseph de Maistre à ce sujet : "Il n'y a rien de si attesté, rien de si universellement cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel." (Les soirées de Saint-Pétersbourg, « Oeuvres », Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 489). Merci bien !)
Il faut donc reformuler : comme le disent les ados, lesquels, en pleine découverte de la sexualité, sont bien placés pour savoir qu'il y a des cadeaux empoisonnés (Mauss vous fait des tartines là-dessus, sur ces mots qui veulent dire à la fois don et poison), nous n'avons pas demandé à naître. La naissance au monde est un cadeau qui nous tombe un peu sur la gueule, nous sommes dès le début débiteurs, dès le début faibles, qu'il s'agisse de l'humaine condition ou de la néoténie du nouveau-né. Ensuite, à l'inverse des ados, ou justement en devenant ce qu'on appelle adulte, nous comprenons que pour limiter les effets de cette faiblesse comme pour s'amuser un peu dans la vie, il faut passer par la gratitude, que ce soit à l'égard de notre créancier, comme dit Chesterton, que par rapport à nos compagnons de galère. Que cela passe par une théorie élaborée de la faiblesse humaine, du péché originel, n'est pas de ce point de vue essentiel.
Précisons que tout cela n'est pas fleur bleue ni « de gauche » : les figures de la réciprocité et du don, n'excluent pas, il s'en faut, l'émulation, la compétition, les phénomènes agonistiques, etc., ni tout ce qui relève de la hiérarchie et de l'autorité.
Si l'on repense à ce que Chesterton écrit de la façon dont le mystique qui a vu la vérité du don de Dieu regarde les hiérarchies humaines avec un « doux sourire », on notera ceci dit que le croyant (Chesterton) est plus fondamentalement sceptique quant à ces hiérarchies que le théoricien qui pense le catholicisme comme une pièce de son système politique (Maurras).
(Au passage : on comprend ici ce qui manque à Muray, qui ne voit dans la notion d'unité collective qu'une fusion païenne / totalitaire, ou l'affadit en « principes » chrétiens, et ne conçoit pas cette forme d'unité sous-jacente qui permet la variété.)
Il faudra détailler tout ça. Voir ce que ces clés peuvent ou non ouvrir. Plus loin dans son livre Jean Borella revient sur le péché originel, j'ai lu sa thèse après avoir rédigé ce texte, il importera de comparer avec mon interprétation.
- Et le cul, alors ? Il est bien évident que mes testicules remuent en tous sens à l'idée d'essayer d'appliquer ces pistes d'interprétation à la sexualité, mais je crois que ça serait trop charger la barque pour aujourd'hui. "Bien fier [déjà] d'avoir fait sonner ces vérités utiles", comme dit, encore, Ferdinand au début du Voyage, il ne me reste donc plus maintenant qu'à vous laisser "là, ravis, à regarder les dames du café [du commerce]."
[1] Je fais ici allusion à un texte qu'à une époque je citais souvent, dans lequel Vincent Descombes montre que pour qu'il y ait de la démocratie dans un système social il ne faut pas chercher à la mettre partout :
"Quand la philosophie accepte de se laisser éclairer par l'anthropologie, elle doit même aller plus loin et reconnaître que les valeurs modernes sont parfaitement incompatibles avec d'autres choses importantes et précieuses de la vie humaine, du moins au premier abord et tant qu'on n'a pas introduit toutes sortes de complexités nécessaires. La démocratie, c'est très bien, la famille c'est très bien, mais la famille démocratique, cela n'existe pas. Ce qui peut exister, peut-être, et doit certainement être recherché, c'est la famille dont les membres sortent sur l'agora avec les vertus de caractère d'un citoyen démocratique. Cette famille sera donc démocratique par sa finalité, par son adéquation aux conditions d'une société démocratique, mais pas littéralement par son fonctionnement, car aucune famille ne saurait être conçue sur le modèle d'une société contractuelle, d'un instrument au service d'individus qui ont accepté de coopérer. Même chose pour l'école : elle est l'exemple même d'une condition non démocratique, du moins immédiatement, de la démocratie." ("Un itinéraire philosophique", entretien à Esprit, juillet 2005.)
...je n'ai pas que ça à foutre, pourtant. Mais lorsque j'entends (10eme minute) : "J'estime qu'un mec qui n'a pas tourné un mètre de pellicule ne peut pas parler de cinéma", ça me désespère.
Sortons la grosse artillerie, c'est-à-dire les grands mots. Je viens de prendre en note ce passage de Chesterton :
"L'affaire [une polémique théologique à laquelle fut mêlée saint Thomas d'Aquin] vaut d'être examinée de près si l'on veut commencer à comprendre l'étrange histoire du christianisme. Elle met en évidence un caractère presque inquiétant, marque constante et unique de la foi, bien qu'il ne soit jamais mentionné par les modernes, amis ou ennemis. L'Antéchrist, l'ombre du Christ, en est un symbole ; et l'antique expression dit bien qui nomme le Diable, singe de Dieu. C'est la loi qui veut que le faux ne soit jamais aussi faux que lorsqu'il emprunte les dehors du vrai." (Saint Thomas du Créateur, p. 62)
D'évidence, ceci est entre autres une réflexion d'ordre méthodologique : c'est parfois lorsqu'on est le plus près de la bonne formulation que l'on en est le plus loin, ou que l'on peut le plus induire son public en erreur, précisément parce que ce que l'on dit semble vrai. Le Diable se cache dans les détails, comme dit une autre « antique expression ». Mais qu'il soit clair que ce souci de rigueur ne doit pas déboucher sur une forme de sectarisme telle que je l'ai récemment critiquée chez le même Alain Soral, qu'il ne faut donc pas, c'est le cas de le dire, chercher à « diaboliser ».
Soyons par conséquent précis. On voit bien ce qu'Alain Soral veut dire au fond - un éloge, auquel je souscris, du concret, du « terrain », de la pratique, etc. On voit aussi aisément ce qui coince : à ce compte-là, on ne peut juger si un plat est bon ou mauvais tant qu'on n'a pas cuisiné, on ne peut aimer (ou pas) la tour Eiffel si l'on n'a pas dessiné et fait construire un monument, on ne peut donner son opinion sur une symphonie de Beethoven si l'on n'a pas écrit soi-même neuf symphonies pour orchestre, Wagner ne pourrait qu'écrire de la « branlette » sur Beethoven, Webern sur Wagner, etc. Pour rester dans le domaine du cinéma, rappelons que le plus grand critique du XXe siècle, André Bazin, n'a jamais « tourné un mètre de pellicule », que Truffaut, Godard, Rivette étaient de grands critiques même en n'ayant jamais ou fort peu tourné, que M.-É. Nabe est souvent pertinent quand il écrit sur le cinéma...
Mais ce n'est pas cette trop facile réfutation d'une formulation trop unilatérale qui est intéressante, c'est, une fois encore, ce que cette formulation révèle.
Le critique du cinéma, puisque c'est lui qui est visé, et à travers lui une certaine forme d'intellectuel bourgeois, peut être très con, prétentieux, branleur intellectuel, tout ce que l'on veut, son regard est aussi légitime que celui de Popu qui va au cinéma tous les trois mois ou se contente de ce que les chaînes hertziennes lui proposent. Si le second a le droit de juger, et l'on n'imagine pas A. Soral remettre en cause ce droit, le premier aussi, tout petit merdeux qu'il puisse éventuellement (et souvent) être. Nous sommes ici dans un domaine où il faut presque prendre la défense des intellectuels contre les classes populaires : à tout le moins, savoir ce qu'il en coûte de jouer Popu contre les bourgeois.
Alain Soral prend régulièrement pour cible ces intellos bourgeois et souvent petit-bourgeois. On peut tout leur reprocher, la matière ne manque certes pas. Mais il ne faut pas oublier que ce sont eux qui font le goût. Chateaubriand a pu écrire qu'on ne doit pas s'étonner de lire plein de conneries en régime de liberté d'expression et de liberté de la presse
(je n'ai pas noté la référence, mais dans L'Équipe de l'autre jour un cuisinier qui a participé à l'émission Top Chef et qui va commenter le football sur M6, disait, en substance : "En France, il n'y a plus de tabous mais on n'a le droit de parler de rien." Le gars est présenté comme un bourrin, mais j'avoue avoir trouvé ça assez finaud.)
, estimant que ces libertés entraînent nécessairement un certain déchet et qu'il faut faire avec. On pourrait considérer que Chateaubriand fournit ici sans le vouloir des armes à une critique de la démocratie qui se ferait dans l'esprit d'un Maurras (lequel détestait l'auteur des Mémoires d'outre-tombe), mais laissons cela et utilisons un raisonnement analogue pour notre propos : le petit merdeux petit-bourgeois est, depuis qu'il y a des bourgeois, c'est-à-dire depuis le XIIIe siècle, une composante essentielle de l'histoire de l'Art. Ceci que ce soit dans la réception des oeuvres, dans leur création, ou dans l'économie générale de l'art. Il nous faut de ce fait supporter quelqu'un comme Beigbeder, je suis bien d'accord que c'est pénible. Mais le temps fait son travail, les Beigbeder disparaissent, les Proust et les Céline restent. Bourgeois, Marcel et Ferdinand ? Ferdinand ?? Non seulement il y a de multiples manières d'être bourgeois, mais il est typiquement bourgeois de critiquer le bourgeois, et typiquement bourgeois de jouir de la critique du bourgeois.
Le bourgeois a mauvaise conscience, tout simplement parce que, in fine, il est le produit et le représentant du commerce (même s'il n'est pas nécessairement lui-même dans le commerce) et qu'il sait bien qu'il y a plus glorieux. Certes on peut trouver beaucoup de complaisance dans cette mauvaise conscience. Certes il y a de quoi ironiser à voir tel ancien soixante-huitard devenu agent d'assurances fortuné lire Rimbaud ou Conrad dans la Pléiade et son jardin, en rêvant d'un destin plus aventureux que celui qu'il s'est choisi. Hommage du vice à la vertu... Certes, et surtout, le grand artiste, bourgeois ou non d'origine (on connaît l'importance des aristocrates, notamment déchus, dans l'histoire de la littérature), dépasse finalement ces antinomies et contradictions, et c'est une des raisons pour lesquelles il « passe à la postérité ». De ce point de vue, Marcel n'est pas plus bourgeois que Ferdinand.
On peut me répondre que j'ai une conception bien large du bourgeois, ajouter qu'il est normal que les artistes et leur public soient en majorité bourgeois puisque les bourgeois forment la majorité de la population. Ce dernier argument n'est à prendre en considération que depuis peu, la France étant restée très longtemps un pays rural. Quoi qu'il en soit, tout ce qui précède n'est qu'une mise à plat des présupposés du lieu commun qui veut qu'en civilisation profane l'art se soit peu à peu substitué à la religion en matière de sacré. Il est on ne peut plus logique que ce soit la même classe qui ait porté le mouvement de désacralisation du monde et cherché des remèdes (pas seulement dans le domaine de l'art, pensons aux mythologies politiques, à la publicité...) à cette désacralisation. Dit autrement : il ne faut pas compter sur les ouvriers et les paysans pour contribuer directement et de façon significative à l'histoire de l'art. Même le jazz ne contredit pas fondamentalement ce diagnostic. L'art populaire peut être merveilleux, il a nourri pendant des lustres ce que l'on a coutume d'appeler l'art (et de ce point de vue il n'est pas étonnant que les deux domaines entrent en crise en même temps, au moment d'ailleurs et justement, où le mouvement de désacralisation que j'ai évoqué touche l'art lui-même, où le Mal vainc le remède), mais il est à la fois éphémère et auto-suffisant : ce n'est pas une critique, juste le constat qu'il faut d'autres classes sociales, prêtres, aristocrates, bourgeois, pour lui donner une certaine pérennité et l'inscrire dans une certaine histoire. On peut considérer qu'une société sans artistes, sans la catégorie d'artistes, soit que tout le monde participe à l'art collectif (les Sauvages), soit que l'art y soit soumis à quelque chose de plus haut (Antiquité ou Moyen Age chrétien) vaut mieux que la société qui a produit la figure de l'artiste, c'est une thèse tout à fait soutenable. Il faut juste mesurer les implications d'une telle thèse - ceci sans oublier que c'est aussi notre regard bourgeois et notre idée bourgeoise d'une histoire de l'art qui nous font prendre au sérieux, ce qui implique notamment un investissement dans leur conservation et préservation, certaines formes d'art, nègre par exemple.
(Tout cela peut être symbolisé par quelqu'un comme André Breton, qui est à la fois le prototype de l'intellectuel petit-bourgeois antipathique, et l'homme à qui l'on doit, d'une part, la découverte de Lautréamont ou la valorisation de l'art nègre, et d'autre part l'énergique stimulation de grands artistes comme Artaud, que, comme le dit quelque part M.-É. Nabe, il a aidés à se révéler à eux-mêmes.)
- Enfin Soral vint ? On peut interpréter de deux façons, aussi bien le passage qui m'a fait pondre cette note que ce qu'il arrive au Président de dire sur l'art ou sur ses confrères. Ces deux interprétations ne sont d'ailleurs pas contradictoires. L'interprétation critique, vous venez de la lire ; l'interprétation plus favorable reviendrait à dire qu'A.S. enregistre le fait que la figure bourgeoise de l'artiste est sinon complètement exténuée, en tout cas bien usée. Diagnostic à l'appui duquel j'ai moi-même fourni des arguments. A ce sujet, précisons que j'ai toujours autant de réserves sur la notion de « désacralisation », utilisée ici par commodité : je l'ai écrit souvent, notre monde n'est pas désenchanté, il est mal enchanté. Et, justement, un des bons enchantements qu'il avait trouvés, l'art, a quelque peine à accomplir sa fonction. Ce qui, après tout, dans un monde où seul l'Enculisme fonctionne à peu près, et encore - l'Enculisme étant anthropophage, il y a des limites logiques à son fonctionnement -, n'est pas bien étonnant.
Une conclusion ? Je la prendrai, sans malignité, chez Marc-Édouard Nabe. La phrase qui suit paraîtra peut-être exagérément idéaliste ou spiritualiste. Elle fournit pourtant je crois un début de clé, si j'ose dire, à notre problème :
"La tristesse du sida est accrue par l'absence de grands esprits qui auraient pu en parler. Il y a cent ans ce n'est pas Jean-Paul Aron ou Hervé Guibert qui auraient été touchés mais Oscar Wilde ou Proust. Vous imaginez ce que Proust aurait écrit sur le sida ? Et Otto Weininger ? Même Pasolini et Fassbinder sont morts trop tôt, et pas de ça. Voilà une maladie qui attend sa transcendance. Alors, on la guérira. Tant qu'une immense oeuvre d'art ne sublimera pas le sida, les hommes en mourront. Oui, je crois toujours à la rédemption du mal par l'art." (Rideau, 1992, p. 35)
P.S. : sur le même sujet, les réflexions de Vincent Descombes me semblent rester instructives : si l'écrivain "incarne à sa façon le sacré du groupe, à savoir l'autonomie individuelle", et là encore c'est tout aussi vrai de Marcel que de Ferdinand, il est aussi bien la respiration de cette société qu'une partie intégrante de cet individualisme qui fait qu'elle s'auto-dévore. Peut-être y aurait-il d'ailleurs, sans se laisser abuser par des métaphores faciles, des idées à creuser sur les rapports entre sida, sexualité, place des homosexuels (Abellio a une intuition assez intéressante je trouve sur l'espèce d'admiration sacrificielle dont ils sont l'objet, je vous en reparle un jour), individualisme, fidélité et confiance, etc., en société enculiste.
La queue entre les jambes. Point G métaphysique. - Genèses, limites et ambiguïtés de l'« AMGéisme ».
Après avoir passé un peu trop de temps à mon goût à distribuer des bons et des mauvais points à l'élève Soral - avec lequel, sans rien retirer à ce que j'ai écrit précédemment, je me suis « réconcilié » grâce à son délectable entretien du mois de Mai, pourquoi ne pas m'appliquer le même traitement ?
La recherche de la « genèse » de mes propos fait partie intégrante de ce que je vous balance ici. Les « ambiguïtés », je m'efforce qu'il y en ait le moins possible, quitte à revenir trente fois sur le même sujet, dans l'espoir d'une formulation limpide. Je suis d'ailleurs frappé, en règle générale, à quel point, lorsqu'il me semble, à tort ou à raison, avoir trouvé la bonne formulation, à la fois la plus claire et la plus précise, à quel point ce que j'écris me semble du coup d'une banale évidence. - Est-ce une forme d'accomplissement, ou au contraire et justement une « limite » ? Ces limites, je vous en cache certaines, vous en connaissez d'autres mieux que moi-même probablement. En réalité, cette livraison vient de ce que j'ai pris conscience de ce que je peinais sur quelques points précis :
- la fin du livre de Jean Borella, La crise du symbolisme religieux. J'ai lu avec un grand intérêt ce texte, il y a là très manifestement un filon, mais j'ai buté sur les derniers chapitres. Depuis (plus de deux ans), après avoir laissé le livre de côté trop longtemps, j'y reviens périodiquement, sans atteindre le même point et essayer de nouveau de franchir cette barre qui à la première lecture était trop haute pour moi ;
- il en est à peu près de même avec L'homme sans qualités, à ceci près que j'ai l'ai lu en intégralité il y a une vingtaine d'années. De là à dire que je l'avais pleinement compris... J'ai commencé à le relire en 2008, et ai rencontré des difficultés avec la seconde partie, dite « mystique ». Après, c'est la même chose qu'avec le Borella, trop de temps d'attente, etc. J'ai ressorti le premier volume l'autre jour, on verra ce que cela peut donner.
Si je vous raconte tout ça, c'est pour ce que ça révèle, pas pour les détails concrets en eux-mêmes : c'est parce que j'ai réalisé que c'était quelque chose d'analogue qui se jouait dans mes difficultés avec ces deux livres. Ce moment où l'intelligence se retrouve à exprimer ou essayer d'exprimer quelque chose qui d'une certaine manière (laquelle ?) la dépasse. Bien concevoir et énoncer clairement, j'ai érigé au fil du temps l'identité de ces deux opérations en principe d'écriture : on n'a compris que ce l'on est capable d'expliquer clairement à quelqu'un d'autre. Mais il y a cette zone, abordée aussi bien par le philosophe Borella que par le romancier Musil - chacun d'entre eux étant d'ailleurs un peu plus que ça, précisément - qui par essence dépasse les mots, mais nous n'avons guère d'autre solution pour en parler entre nous, que les mots en question. Tout ne peut non plus se résoudre en musique.
Si j'ai peine en général avec des gens comme Guénon et Abellio, c'est à cause de cela. J'ai le sentiment qu'un J. Borella aborde cette « zone », cette « région » avec une volonté de précision et de communication plus grande. Je parle à dessein de sentiment, il n'y a pas ici jugement définitif - quoiqu'un ami m'ait dit récemment avoir été libéré de l'emprise que l'oeuvre de Guénon exerçait sur lui par la lecture de Jean Borella, et que sans être un spécialiste de l'un ni de l'autre, sans avoir (encore) lu les textes du second sur le premier, j'ai eu l'impression de comprendre (un peu, je ne pourrais justement pas l'expliquer...) ce qu'il voulait dire.
Il est par ailleurs tout à fait évident que mes préoccupations actuelles relatives à l'érotisme et à, paraphrasons Evola, la « Métaphysique du sexe », rentrent dans cette volonté d'aborder ce domaine. Il y a peu de choses plus difficiles à écrire qu'une « scène de cul » (ou à filmer, d'ailleurs), c'est un lieu commun.
Enfin, un dernier problème doit être mentionné ici, la question de la valeur, qui a fait l'objet de nombreux travaux du Maître, lequel a la bonté de me fournir des outils pour le suivre dans l'analyse de cette question. Il y a ici quelque chose que je ne sens pas, je ne parviens pas à trouver un angle d'attaque. Pour quelqu'un qui est convaincu avec Cioran que « Vivre, c'est évaluer » - ce qui est certes une formulation bien générale par rapport à une théorie de la valeur -, c'est un rien gênant.
"Le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs", fait dire Godard à André Bazin en ouverture du Mépris, qui est entre autres un film sur le malentendu. Tout est dans l'ambiguïté, ou la polysémie, du mot accord. Là encore, tout ne peut se résoudre en musique.