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Le maître s'en étant pris il y a peu à un film qui a eu son importance dans ma vie, je me permets de republier ci-après la note que j'avais consacrée à La Prisonnière du désert, en mai 2007,
note qui, via Baudelaire, évoque aussi les Etats-Unis, la crise actuelle, sans oublier, cerise sur le gâteau rapport aux travaux en cours, la dimension sacrificielle des religions.
Peut-être est-il temps d'imaginer un monde sans Etats-Unis (avec des Etats-non-Unis ?), sans « hégémonie culturelle ». Cette perspective attise la curiosité : de là à renier le Hollywood des années 50, qu'un Eric Rohmer n'hésitait pas à comparer à l'Athènes du Ve siècle ou à la Florence de la Renaissance... Piété pour le passé !
La découverte des saillies anti-américaines qui parsèment les textes de Baudelaire consacrés à Poe laissent un sentiment mêlé : notre grand poète-théoricien fut-il génial prophète ? Est-il au contraire le parfait représentant d'un état d'esprit français facile et envieux ? A moins que ce qui fut sa lucidité propre ne soit devenu au fil du temps pont-aux-ânes de notre suffisance et de notre inquiétude.
On peut aussi considérer que lorsqu'il évoque les Etats-Unis, Baudelaire parle surtout de la France - comme ce sera le cas lorsqu'il séjournera en Belgique - et comme nous faisons beaucoup nous-mêmes - si nous n'avions pas le sentiment que "notre continent [est] déjà trop américain" ("Pléiade", t. II, p. 293), nous ne serions pas plus choqués par les fast-foods et Paris Hilton que nous ne le sommes par le goût des chinois pour la viande de chien ou que nous ne l'avons été par l'élection d'une actrice porno à la députation en Italie.
Les textes que je vais citer - au même titre d'ailleurs que ceux de Chateaubriand, qui, lui, a vu l'Amérique naître - n'en sont pas moins fulgurants. Baudelaire fait même ce que Chateaubriand, qui a pourtant connu les Indiens, et sauf erreur de ma part, ne fait pas, au moins explicitement et d'un point de vue théorique, à savoir du comparatisme antropologique entre l'avant - les sociétés primitives - et l'après - le futur, l'Amérique (cette "grande barbarie éclairée au gaz" (p. 297)).
Cela commence par une incise (p. 321) : "Dans ce bouillonnement de médiocrités, dans ce monde épris des perfectionnements matériels - scandale d'un nouveau genre qui fait comprendre la grandeur des peuples fainéants..." - et cela se poursuit, quelques paragraphes plus loin (pp. 325-326), par une analyse, comme si Baudelaire reprenait cette incise au vol, si j'ose dire, et s'attachait à l'approfondir :
"Nul philosophe n'osera proposer pour modèles ces malheureuses hordes pourries, victimes des éléments, pâture des bêtes, aussi incapables de fabriquer des armes que de concevoir l'idée d'un pouvoir spirituel et suprême. Mais si l'on veut comparer l'homme moderne, l'homme civilisé, avec l'homme sauvage, ou plutôt une nation dite civilisée avec une nation dite sauvage, c'est-à-dire privée de toutes les ingénieuses inventions qui dispensent l'individu d'héroïsme, qui ne voit que tout l'honneur est pour le sauvage ? Par sa nature, par nécessité même, il est encyclopédique, tandis que l'homme civilisé se trouve confiné dans les régions infiniment petites de la spécialité. L'homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l'homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l'idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? il a le dandy, suprême incarnation de l'idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d'une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l'herbe qui pousse [référence à un personnage de Mme de Staël, semble-t-il] ? Et la sauvagesse à l'âme simple et enfantine, animal obéissant et câlin, se donnant tout entier et sachant qu'il n'est que la moitié d'une destinée, la déclarerons-nous inférieure à la dame américaine dont M. Bellegarigue (rédacteur du Moniteur de l'Epicerie !) a cru faire l'éloge en disant qu'elle était l'idéal de la femme entretenue ?"
On aura sans doute remarqué que non seulement Baudelaire ne recule pas devant les conséquences, disons machistes pour aller vite, de son attitude comparative, mais qu'il en remet même une couche, légèrement fantasmatique, en ce sens. Quelques lignes plus loin (le texte original est disponible ici), il ne recule pas non plus devant ses conséquences humaines :
"Quant à la religion (...), j'avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès [dieu gaulois exigeant des sacrifices humains] à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d'hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n'immole les populations qu'à son intérêt propre. De loin en loin, ces choses sont encore entrevues, et j'ai trouvé une fois dans un article de M. Barbey d'Aurevilly une exclamation de tristesse philosophique qui résume tout ce que je voudrais dire à ce sujet : « Peuples civilisés, qui jetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôt vous ne mériterez même plus d'être idolâtres ! »"
Nous voilà, via l'influence de Joseph de Maistre, revenus sur les terres d'un Bataille ou d'un Girard. Rappelons néanmoins, de peur que la fascination exercée par Baudelaire ne nous entraîne dans une dichotomie trop stricte, que le sacrifice humain n'est pas l'apanage de toutes les sociétés primitives, tant s'en faut, et qu'il n'y a pas à choisir nécessairement (Trobriand forever !), même si nos propres sociétés semblent redécouvrir cette pente, entre Teutatès et Mammon - d'ailleurs, nous avons plutôt tendance à avoir les deux pour le prix d'un, et de plus en plus. Qui vivra verrra.
La suite est plus convenue peut-être, mais contient assez de perles pour que je ne m'abstienne pas de la citer (p. 327-328) :
"Il sera toujours difficile d'exercer, noblement et fructueusement à la fois, l'état d'homme de lettres, sans s'exposer à la diffamation, à la calomnie des impuissants, à l'envie des riches, — cette envie qui est leur châtiment ! — aux vengeances de la médiocrité bourgeoise. Mais ce qui est difficile dans une monarchie tempérée ou dans une république régulière, devient presque impraticable dans une espèce de capharnaüm, où chaque sergent de ville de l'opinion fait la police au profit de ses vices, — ou de ses vertus, c'est tout un ; — où un poète, un romancier d'un pays à esclaves, est un écrivain détestable aux yeux d'un critique abolitionniste ; où l'on ne sait quel est le plus grand scandale, — le débraillé du cynisme ou l'imperturbabilité de l'hypocrisie biblique. Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois [intéressant point pour une généalogie de l'avortement], tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalités, en un temps où l'américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu'un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique."
En guise de conclusion, je me permettrai de rappeler cette idée, empruntée à Olivier Razac et évoquée dans un de mes premiers textes, selon laquelle "les Nord-Américains ont transféré sur le cow-boy, dans la réalité valet des basses œuvres des hommes d'affaires, les valeurs de l'Indien qu'ils ont génocidé : sens de l'honneur, goût de la solitude, de l'indépendance, de la liberté, des grands espaces... " - ce que le fait que le merveilleux chef indien de La prisonnière du désert soit interprété par un acteur allemand confirme à sa manière...
U.S. go home...?
Libellés : 9/11 financier, Baudelaire, Dieudonné, John Ford, Rives, Rohmer, Voyer