Avec l'âge les réflexes s'émoussent : on part en vacances en ayant vaguement entendu que des Festivus allemands se sont auto-génocidés, et on ne pense même pas à fourrer dans son sac le volume du Journal de Bloy où il s'enflamme au sujet de l'incendie du Bazar de la Charité. Tant pis ou tant mieux, cela m'épargnera en tout cas soit une retranscription de plus, soit de singer platement le maître, et n'empêche pas de se réjouir de l'événement - vous avez voulu fusionner, j'en suis fort aise, vos chairs sont mélangées maintenant. Métissage grandeur nature. - Partouze et charnier, même combat ! A humanité dégénérée, mort dégénérée.
C'est peut-être le pire, d'ailleurs : non que ces gens soient morts, mais que ces décès soient aussi risibles, que ces gens soient morts dans un tel état de négation de ce qui peut faire l'humanité d'un homme, que l'on ne peut que constater à quel point leur cheminement a été logique, de leur suicide spirituel individuel par leur incorporation (terme mieux adapté que « participation ») à la
Love Parade (comment écrire ces mots sans frémir ?), à cette mort par auto-piétinement collectif : ils sont morts comme ils ont vécu, dans l'anonymat, la régression sourire figé - l'homme-qui-rit pour toujours -, le tout-à-l'égout.
Ces morts tristement réjouissantes n'étaient ni proprement méritées ni vraiment fatales (on peut bien s'amuser, c'est normal de nos jours, à chercher d'autres responsabilités que la bonne vieille ὕϐρις) : elles étaient et sont dans la logique des choses.
Un petit détour par Péguy maintenant (mon sac n'est pas vide, tout de même), qui exagère, qui se trompe en partie, mais qui a raison sur le fond :
"Des civilisations sont donc mortes. Parmi celles qui nous ont laissé quelques monuments, l'antique civilisation égyptienne, civilisation du Nil auteur et père, les civilisations du Tigre et de l'Euphrate, l'ancienne civilisation hébraïque, les anciennes civilisations phéniciennes, syrienne et carthaginoise. L'antique civilisation hellénique, partiellement sauvée de la barbarie et réinstallée au coeur du monde moderne par l'opération de la Renaissance, l'antique civilisation hellénique, la plus belle culture du monde, aujourd'hui succombe, définitivement, sous les coups de nos radicaux modernistes. Ce que n'avaient pu faire les hordes barbares issues de la Thébaïde, ce que n'avaient point obtenu tant d'invasions et tant d'altérations, tant de persécutions et tant de corruptions barbares, la disparition du grec, la suppression définitive de la culture hellénique, la mort, la finale mort du génie grec, ce sont aujourd'hui nos modernes scientistes, et nos contemporains anticléricaux qui en achèvent aujourd'hui la consommation. Et par eux le mythe et l'histoire d'Hypathie reçoit enfin son plein accomplissement. Sous cette réserve que l'ancienne Hellénie était menacée de succomber sous une barbarie féconde, et que nos modernes ont trouvé le moyen de la faire succomber sous une barbarie stérile." (
Par ce demi-clair matin, 1905, "Pléiade", t. 2, pp. 104-105).
J'avais prévu de vous offrir ce petit texte avant que la
Love Parade ne nous éclabousse de son sang mêlé, ce qu'écrit Péguy juste après s'y applique très bien :
"D'autres civilisations sont mortes. Cette civilisation moderne, le peu qu'il y a de culture dans le monde moderne, est elle-même essentiellement mortelle [
si ce n'est suicidaire]. D'autant plus mortelle, d'autant plus exposée à la mort qu'elle est moins profonde, moins profondément enracinée au coeur de l'homme que ne le furent la plupart des anciennes civilisations, étant, à l'épreuve, beaucoup moins cultivée, beaucoup moins civilisée, beaucoup moins intérieure et beaucoup moins profonde.
Le sort de l'humanité est sans doute essentiellement précaire. Mais le sort de l'humanité n'a jamais été aussi précaire, aussi misérable, aussi menacé, que depuis le commencement de la corruption des temps modernes. Il est évident qu'au dix-huitième siècle par exemple la barbarie était refoulée beaucoup plus loin des bords sacrés qu'elle ne l'est aujourd'hui. Aujourd'hui de partout, guerres et massacres, et imbécillité, même laïque, la barbarie remonte. De partout monte l'inondation de la barbarie. Et les quatre cultures qui dans l'histoire du monde qui est enfin devenu le monde moderne aient seules réussi à refouler jamais la barbarie, la culture hébraïque, la culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française, sont aujourd'hui également pourchassées. Les réactionnaires se sont chargées de l'une, et les radicaux se sont chargées des trois autres."
Il est important de bien comprendre, sans se lancer ce jour dans une telle entreprise, qu'une réflexion sur l'actualité de ce texte ne peut se faire qu'en gardant en pensée la distinction barbarie féconde - barbarie stérile (faute de quoi on revient à la vieille « défense de l'Occident », alors même que la première illustration, de quelque ampleur et qui ait donné raison à Péguy (tout en le tuant), du retour de la barbarie, fut aussi moderne qu'occidentale : la Grande Guerre), et en y ajoutant la dimension supplémentaire des combinaisons complexes des barbaries féconde et stérile au sein de la barbarie extérieure, dimension sensiblement plus importante aujourd'hui qu'en 1905. Le Chinois dont tout le monde craint (désire ?) le gros chibre est-il barbare ancien, ou barbare moderne ? - Pour le mal au cul qu'il risque de nous donner (ce n'est pas certain, soit dit en passant, n'en déplaise à Luc Ferry, mais lui
désire vraiment l'arrivée du chibre en question, histoire de se venger de ce que ses « compatriotes » n'aient pas apprécié le sien à sa juste valeur lorsqu'il était ministre), cela ne change pas grand-chose, pour s'y habituer ensuite… ach, ma métaphore boîte : disons qu'il vaut mieux être conquis par une civilisation cultivée, avec laquelle on peut discuter, que par un clone étranger de notre propre « civilisation », que par une copie un peu rustre de ce que nous sommes nous-mêmes devenus, qui ne pense qu'à nous faire subir en plus grand ce que nous lui avons fait subir dans le passé - mal au cul garanti dans ce cas, on y revient !
(
La façon dont les chantres de la mondialisation, qui comme par hasard sont souvent les mêmes qui nous expliquent les merveilleuses tendresses de la colonisation à l'occidentale, leur façon, disais-je, de nous faire frémir devant les horreurs d'une colonisation économique par les Chinois ou les Indiens (par les Japonais il y a trente ans), en dit long sur ce qu'ils savent être la réalité d'une colonisation.)
Une digression pour finir, dans l'ordre de la mesquinerie.
Pierre Assouline, qui, coïncidence amusante ou sinistre, s'offusque de ce que Sarkozy
traite mal les humanités classiques, sans se demander si l'origine du mal n'est pas bien ancienne, Pierre Assouline n'aime pas Lucien Rebatet, ce qui est son droit. Il regrette que l'édition récente des critiques de cinéma de celui qui signait François Vinneuil ne soit pas exhaustive, ce qui
était (et est toujours) ma propre opinion. Le texte dans lequel il exprime ces idées est pourtant d'une mauvaise foi et d'une incohérence rares, au moins pour qui a lu ce volume et les justifications des éditeurs. De toutes façons, si vous éditez Rebatet avec les passages antisémites, vous êtes antisémite, si vous le rééditez sans ces passages, vous êtes antisémite. Dans les deux cas, il ne peut s'agir que de « réhabiliter » Rebatet - un crime sans doute... Comme si Lucien avait besoin d'être réhabilité ! On peut le détester, on peut ne pas vouloir le lire, il en faut plus qu'un peu de bave assoulinienne pour l'empêcher de prendre sa place, éminente, dans ce qu'on appelait à une époque, d'une appellation que P. Assouline cherche maladroitement, par le nom de son blog, à évoquer, la « République des Lettres ». Mais c'était une époque où il y avait des lettres en France, et s'il y en a encore, ce qui n'est pas prouvé, Pierre Assouline n'y est certes pour rien !
- Mais la comédie est peut-être bientôt finie, qui sait ?
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