Déjà Sarkozy perçait sous de Gaulle... (Ajout le lendemain.)
(Sur la notion de renonçant, voyez par exemple ici et là.)
Évidemment, si on s'est levé du mauvais pied, on peut voir ici hypocrisie ou volonté d'avoir à la fois le beurre et l'argent du beurre. Mais cela n'empêche pas le système d'avoir sa cohérence : la valeur égalité régit la société, ce qui soit dit en passant permet aux Français de s'engueuler entre eux (on s'engueule entre égaux) sans que cela ne pose vraiment problème, du moins jusqu'à une date récente ; le Président-Monarque, de son côté, d'une part incarne la grandeur qui permet à la société égalitaire de ne pas trop sombrer dans la grisaille, d'autre part assure la continuité du tout. Supprimez le Président, c'est la IIIe et la IVe République, la division, la zizanie (Astérix), tout ça.
Pour que les Français soient égaux, il faut que le Président ne soit pas égal. Ici comme ailleurs l'important est la différence de statut. Le Président pourra toujours être critiqué parce que trop loin du peuple, il ne faut pas se méprendre sur le statut de cette critique, dont l'esprit s'apparente à celui des reproches que les hommes adressent aux femmes, et réciproquement. On aimerait que sa femme soit un peu moins chiante, un peu moins caricaturalement féminine sur certains points précis, on ne lui demande certes pas de n'être plus une femme. On voudrait que le Président soit plus proche du peuple, on ne lui demande pas d'arrêter d'être Président.
C'est ce que Nicolas Sarkozy, en accord là-dessus avec certains gauchistes, n'a pas compris, et, par-delà cette élection, ce fut un des principaux problèmes de son quinquennat. Cela ne gêne pas les Français que l'individu Nicolas Sarkozy aime Disneyland, cela les choque le Président Sarkozy montre qu'il l'aime. C'est hypocrite peut-être - encore qu'il y aurait à dire sur les rapports de la politique et de l'hypocrisie -, injuste sans doute si le Président est fan de Mickey, mais quel boulot n'a pas ses contraintes ?
- Je voulais faire une note courte, il est tout de même un point, pas du tout abordé par M. Maso, qui complète le tableau, à savoir la féodalité. A tort ou à raison par rapport à leur histoire (bis), les Français n'ont conservé de la royauté, dans le noyau dur de leur mémoire collective, que la monarchie absolue - ce qui leur permet d'ailleurs d'aimer à la fois Marie-Antoinette et le « bloc » de la Révolution, c'est-à-dire, selon l'idée et l'expression de Clemenceau, la séquence 1789-1793 dans sa globalité.
Or, si la féodalité, et l'on entend par là tout ce qui est peut être source de hiérarchie dans la société en-dehors du Roi ou du Président, et cela prend donc nécessairement à un moment ou à un autre la forme de groupes, si la féodalité est le repoussoir de la vision française de la société, et ceci sur le long terme : la monarchie absolue mettant au pas l'ancienne noblesse, la Révolution abolissant les corporations, le Front populaire élu contre les « deux cents familles », etc., si la féodalité est le repoussoir, elle est aussi le trou noir, ou l'angle mort, ou l'impensé, etc., de cette vision française de la société.
Point n'est besoin de se lancer dans des comparaisons avec des pays à tradition féodale plus persistante que la nôtre, Allemagne, Japon, et même Royaume-Uni : des pays égalitaires comme les pays scandinaves ou les États-Unis n'ont pas ce problème à admettre l'existence des groupements. Et encore moins à réfléchir sur leur fonction. La pensée politique française depuis la Révolution appréhende toujours associations, groupes de pression, et même d'une certaine manière partis politiques, comme des anomalies, comme des choses surprenantes.
Il y a à cela deux motifs principaux. Une soumission quelque peu étonnante, à tout le moins dans sa durée, à la mémoire collective du pays et aux valeurs qu'elle définit. La féodalité, de ce point de vue, c'est tout ce qui s'interpose entre le peuple - qui est composé d'individus égaux à moi-même - et sa souveraineté (quelle que soit la forme, IIIe ou Ve République, voire bonapartisme, que cette souveraineté prenne), tout ce qui, dans ce cadre conceptuel emprunté à Rousseau, empêche la bonne communication entre le peuple et, d'une certaine manière, lui-même, ou, si l'on veut, entre moi et le pouvoir politique qui m'est supérieur mais vient de moi. (L'influence de Rousseau se combinant d'ailleurs ici au vieux thème selon lequel "Si le Roi savait…" - ce sont les intermédiaires qui font du mal au peuple, auquel le roi ne veut que du bien.)
L'autre motif, par-delà cette rigidité doctrinale, c'est que, du point de vue symbolique et logique que nous avons décrit au début de ce texte, la vision française a sa cohérence, et que les féodalités n'y ont effectivement pas leur place.
Simplement, et bien évidemment, comme le dit Louis Dumont, toute idéologie a un résidu, une part du réel qu'elle ne peut absorber. Le couple monarque - égalité a comme résidu la féodalité. En soi, ce n'est pas un drame. Mais on gagnerait évidemment à mieux intégrer, dans nos habitudes de pensée, cette dichotomie entre l'ordre symbolique, sans intermédiaires entre le peuple et son souverain, et la persistante réalité de l'existence de groupes - d'intérêts, d'idées, de solidarités, etc.
Et la deuxième erreur fondamentale de Nicolas Sarkozy, c'est bien sûr son rapport avec certaines de ses féodalités. M. Maso, lorsqu'il mentionne la fameuse halte au Fouquet's du nouveau président et rappelle que tout le monde y est allé une fois dans sa vie - je vous conseille le chocolat, très bon -, omet de signaler qu'il n'y est pas allé seul, mais avec ses amis patrons. Je passe mon temps en ce moment à recenser les ambiguïtés du vieux de Gaulle, tout ce qu'il a pu concéder aux patrons au nom de la modernisation de la France ; j'ai même écrit que précisément sa forme d'austérité par rapport à l'argent avait pu servir de paravent aux pratiques concussionnaires de ses petits copains. Il ne s'agit donc pas pour moi de jouer les naïfs ou les manichéens : simplement, comment Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas pressenti l'impact symbolique si fort d'une telle attitude ? On en dira autant et même plus de la « retraite » sur le yacht de Vincent Bolloré. Avec le recul j'ai toujours autant de mal à comprendre qu'il ait pu faire une telle erreur. Le Fouquet's encore, même si ce n'est pas bien malin d'oublier à quel point les premiers pas du nouveau monarque sont étudiés, comme l'était l'attitude du Roi lors de son adoubement ou de son couronnement, le Fouquet's, je peux imaginer que dans l'excitation du moment, et emporté par ses amis, le frais Président ait fait une erreur. Mais pour l'histoire du yacht, c'est lui-même qui a mis l'accent sur l'aspect symbolique, voire initiatique, de la chose - un peu, toutes choses égales d'ailleurs, comme ces jeunes sauvages que l'on envoie quinze jours ou plus dans le désert et qui après quelques rudes rites d'initiation (je vous épargne les photographies, on croirait que, passez-moi l'expression, j'ai une dent contre le phallus du Président) sont consacrés comme adultes.
Bref. D'un côté Nicolas Sarkozy a mal assumé certains aspects solennels de sa charge, d'un autre il est vite apparu, et pas seulement d'une façon symbolique (le bouclier fiscal), comme, pour le dire vite, le valet du grand capital. Indigne de sa fonction et la prostituant aux nouvelles féodalités financières. Chacun de ses deux aspects ne pouvait que le handicaper dans le contexte français, que l'on s'en réjouisse, que l'on le déplore, ou que l'on s'en foute un peu. Mais cumuler les deux, disons que cela ne risquait pas de faciliter son travail, si, pour rester dans l'optique de M. Maso, on donne du crédit à sa volonté de réformes.
D'une façon générale, la coexistence chez notre Président d'une connaissance extrêmement précise du fonctionnement concret du sérail politique, et, sinon d'une méconnaissance de son fonctionnement symbolique, du moins d'un oubli de l'importance de ces symboles pour le fonctionnement concret du système, me laisse perplexe. Peut-être faut-il y voir un paradoxal côté « bon élève », « scolaire », quelque peu étonnant certes mais pas illogique pour quelqu'un qui est tombé très tôt en politique, a passé beaucoup de temps à saisir les subtilités du fonctionnement de Neuilly et des Hauts-de-Seine (héritages des barons gaullistes…) et a certainement eu tendance à considérer les grands mots gaulliens comme un simple trompe-l'oeil par rapport à la vraie nature du système. Ce qui n'était qu'une partie, la partie basse peut-on dire, de la vérité.
N. B. Dans le texte le plus long que j'ai pu consacrer à Nicolas Sarkozy, j'insistai sur la façon dont le Président se mettait en première ligne face au peuple, en supprimant ou en crachant sur les corps intermédiaires qui pouvaient, entre autres choses, le protéger, et rappelais à ce sujet la description de la fin de… la monarchie absolue par Taine dans Les origines de la France contemporaine. Cela n'a rien de contradictoire avec ce que j'ai écrit ici sur son rapport aux « féodalités », puisque N. S. est apparu comme l'homme d'une coterie, d'un groupe d'individus qui voulaient se substituer à l'État. Notre homme n'a insulté les notables de la République, juges, flics, parfois les journalistes, etc., qu'en donnant l'impression que c'était parce qu'il leur préférait, à la fois comme compagnie personnelle et pour gouverner la France, MM. Bolloré, Lagardère, Bouygues, etc. En étant cynique et en n'abordant le problème que d'une façon réductrice j'aurais tendance à rappeler que, et ceci n'est pas spécifiquement français, on préfère toujours les maîtres que l'on connaît, tout mauvais qu'ils soient, à de nouveaux maîtres que l'on n'a pas réussi encore à « apprivoiser ».
Ce qui nous conduit à un thème que je ne voudrais pas paraître esquiver, l'antisémitisme français que M. Maso brandit comme un des motifs de l'impopularité de Nicolas Sarkozy. Un des premiers livres contre les nouvelles « féodalités » et leur apparition ou persistance après et malgré la Révolution française est celui d'Alphonse Toussenel, Histoire de la féodalité financière. Les Juifs rois de l'époque, publié en 1847. Il est de fait que les deux thèmes ont très tôt été liés. Il est incontestable par ailleurs que tout ce que j'ai pu écrire sur la difficulté française à admettre l'existence et l'influence - ce qui peut conduire à fantasmer parfois leur importance, suivez mon regard - des groupes, et notamment des groupes de pression plus ou moins officiels, s'applique aux solidarités telles que la solidarité entre Juifs. On remarquera néanmoins que cet « antisémitisme » n'a tout de même pas empêché Nicolas Sarkozy d'être massivement élu il y a cinq ans, et qu'il sera peut-être réélu dans une semaine. Il y a même dans les provocations de M. Maso sur ce sujet une acceptation paradoxale de clichés antisémites - il est toujours frappant de voir que sur ce sujet on a l'impression d'un cercle infernal, de querelles qui ne peuvent s'arrêter, de clichés qu'à un moment ou un autre quelqu'un se croit obligé de ressortir. - En bref et pour finir : sans nier la part de réalité que peut ici contenir le diagnostic de M. Maso, il me semble que ce thème n'apporte pas grand-chose à son analyse. Pour le dire autrement, ce que j'ai essayé de décrire ici me paraît nettement plus important dans le ressenti des Français à l'égard de leur Président que ces problèmes de judéité.
(Ajout le 30.04) J'ai lu Rideau hier - qui contient notamment un portrait au vitriol de de Gaulle, très drôle même si on n'est tout à fait sûr de ce que l'auteur lui reproche -, j'y trouve ces lignes :
"Tout le monde sait que c'est la nature pas assez royale de Louis XVI qui a provoqué la Révolution française. Le roi était déjà un gros beauf républicain (...), à coup sûr le premier des démocrates à venir." (Éditions du Rocher, 1992, pp. 182-83)
Libellés : antisémitisme, Astérix, Bolloré, Clemenceau, Cormary, de Gaulle, Dumont, infibulation, Louis XVI, Marie-Antoinette, Nabe, Révolution française, Rousseau, Sarkozy, Taine, Toussenel, Wittgenstein