Il semblerait que sur Firefox, certains passages de ce texte soient illisibles. Je vous recommande d'utiliser un autre navigateur, comme Safari. Je reproduis en toute fin d'article les deux passages supprimés par Firefox.Voici le texte de Philippe de Lara commenté par mes soins.
Il y aura un vice de constitution à ce commentaire : je n'ai pas lu Le désenchantement du monde
, et ne peux donc vérifier la justesse des assertions de P. de Lara à son endroit. En attendant que je comble cette réelle lacune, rien n'empêche les lecteurs de Marcel Gauchet de venir mettre leur grain de sel."[...] une qualité que Tocqueville avait à un haut degré et que j'appellerais en première approximation le
respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens"
Louis Dumont, 1987
"Le progrès a ceci de particulier qu'il paraît beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité."
Nestroy, exergue des
Recherches philosophiquesINTRODUCTION
Dans
Philosophie par gros temps se trouve formulé un problème inédit et important, l'idée qu'il y a une différence et une opposition profonde entre la comparaison anthropologique et la philosophie de l'histoire. Ce serait là deux voies pour la compréhension de la diversité humaine et de la révolution moderne des valeurs, deux voies inconciliables.
L'intransigeance de Descombes sur ce point est peut-être le coeur de son oeuvre, le défi majeur qui ressort de sa philosophie sociale. La critique de la "philosophie du sujet" dans
Le complément de sujet reprend et amplifie le fil de cette thèse. Sa philosophie s'inscrit dans la tradition authentique (hélas souvent perdue) des sciences sociales, celle pour laquelle "le problème numéro un des sciences sociales modernes a été depuis le début la modernité elle-même", comme l'écrivait récemment Charles Taylor. L'idée que la société moderne est un fait social total, que nous avons à comprendre comment elle se constitue par rapport à ses devancières, quels sont les mécanismes de l'acculturation moderne, ces questions sont en effet l'objet même des sciences de l'homme, soit directement, soit comme horizon de leurs enquêtes particulières. Mais Descombes soulève une difficulté inédite. Il n'a pas seulement dégagé la logique et la portée de la comparaison radicale en sociologie, de Durkheim à Dumont, il insiste dans
Philosophie par gros temps et derechef dans
Le complément de sujet sur l'idée qu'une authentique histoire de l'altérité moderne ne saurait être une variante ou un prolongement de la "philosophie de l'histoire". Il pose des conditions de sens très exigeantes à une histoire de la modernité valide, des conditions qui excluent la contamination de cette histoire par tout ce qui ressemblerait à l'histoire de l'esprit (Hegel) ou à l'histoire du sujet (Heidegger). Entre comparaison et narration, faut-il choisir, ou peut-on concevoir l'unité intelligible d'un développement, sans tomber dans l'évolutionnisme unilinéaire, sans lui attribuer une nécessité métaphysique (la fin était déjà au début) et sans nous attribuer la place privilégiée de héros du dernier épisode (de la fin de l'histoire), c'est-à-dire sans nous placer au sommet triomphal du progrès de l'humanité ?
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au sommet triomphal, ou au fond de la cave : P. de Lara se situe dans une optique anti-ethnocentriste, mais « l'évolutionnisme linéaire » peut aussi déboucher sur une vision de l'histoire comme longue décadence, jusqu'au stade terminal qui serait le nôtre.Peut-on inscrire l'avènement de la modernité dans l'unité d'une histoire sans perdre le sol de la comparaison, sans penser la société de départ dans les catégories de la société d'arrivée : c'est-à-dire en présupposant que quelque chose manquait, était absent ou embryonnaire au départ, qui est apparu ou s'est épanoui par la suite (le sujet, l'individu, la rationalité). Est typique de ce travers, la catégorie de rationalisation, qui se ramène à considérer que
nous sommes rationnels, et qu'
eux sont irrationnels ; que nous avons quelque chose qui leur manque, la raison. Mais inversement, la comparaison suffit-elle à la compréhension du développement moderne ?
Peut-on se passer de l'idée d'histoire du sujet, c'est-à-dire d'une philosophie de l'histoire ? Toute philosophie de l'histoire est-elle vouée à un plat évolutionnisme téléologique ? Je n'ai pas de solution clé en main à ce problème, je m'efforce seulement d'en clarifier les termes et d'en retracer l'archéologie. Je cherche un langage de clarification des contrastes entre la voie anthropologique et celle de l'histoire philosophique de la modernité. Elles seront représentées ici respectivement par la "perspective anthropologique sur l'idéologie moderne" de Louis Dumont, et l'histoire religieuse de la société de Marcel Gauchet, ce qu'il appelle "l'histoire du sujet", un intitulé qui à lui seul laisse soupçonner quelques difficultés avec les conditions de sens dégagées par Vincent.
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passé ce préambule, il ne sera plus question de « Vincent". Ce qui fait qu'il est plus sage peut-être de laisser de côté la question de savoir si P. de Lara ne caricature pas un peu, dans son introduction, sa position, que d'ailleurs il ne cite pas précisément. Je reproduis en annexe la réponse de V. Descombes à cet article.Les deux entreprises sont pourtant assez proches, d'abord parce qu'elles sont toutes deux nourries à la même source durkheimienne.
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Gauchet durkheimien ? Voilà bien une idée qui me fait regretter de n'avoir pas encore le Désenchantement
. Sur ce que je connais de lui, ça ne m'a pas frappé, ou seulement par intermittences. C'est aux gauchetiens, ici, d'apporter leur pierrre.Je me propose (1) de décrire ce qui distingue ces deux conceptions de la modernité, (2) de dégager une difficulté qui leur est commune, et à laquelle Durkheim s'était déjà confronté. Je soutiens qu'il y a à la fois tension et solidarité inévitable entre la perspective anthropologique et la philosophie de l'histoire. Je ne peux me résoudre à choisir, et j'aimerais montrer qu'il n'y a pas lieu de le faire, que l'opposition dégagée par Descombes doit être relativisée. Disons que nous devons à Dumont les outils de la comparaison radicale, et à Gauchet la radicalité de la comparaison, que le premier nous aide à comprendre les malheurs de la démocratie, le second ses métamorphoses. Ce qui suit devrait rendre plus claires ces formules elliptiques.
LE PROBLEME
Il y a plusieurs aspects de la difficulté à penser l'histoire de la modernité. Je crois qu'un problème ramasse tous les autres : ce qui constitue la révolution moderne des valeurs est pour une part une "grande transformation", une rupture, qu'on peut situer en gros à la fin du Moyen Age occidental, pour une autre part l'intensification de tendances de longue main, dès l'aube de l'histoire sinon depuis le début de l'humanité. Ramené à sa forme élémentaire, le problème est que la modernité, on ne sait pas où ça commence.
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j'applaudis ici des deux mains : il y a deux transformations, une « grande », apparente et sous forme de rupture, même si, en fait, elle n'est pas si facile à dater, une « progressive », voire « permanente », bonjour Trotski, et c'est l'articulation des deux qui est la quadrature du cercle.
J'emploie cette dernière expression comme un clin d'oeil aux lecteurs de René Guénon, lequel a pu sembler sortir de ce problème grâce à une vision « cyclologique » de l'histoire, qui permet de penser à la fois la continuité et la rupture. Mais cette vision pose d'autres problèmes, et la traiter nous entraînerait trop loin.Comme le dit Durkheim, l'individualisme est "un phénomène qui ne commence nulle part". A l'origine, "tout ce qui est social est religieux", puis, peu à peu, "Dieu (...) qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement." Formule ambiguë (...) : si la société moderne est l'aboutissement d'une évolution entamée "depuis les origines de l'évolution sociale", c'est qu'elle est notre destin, le passé n'était que la préparation, le brouillon du présent. Nous retombons dans l'évolutionnisme des philosophies de l'histoire, la perspective anthropologique ("démarche en miroir, tout évolutionnnisme oublié", suivant une belle formule de Dumont (...)) s'est perdue dans la longue durée. Mais si Durkheim a raison de remarquer que "l'individualisme, la libre-pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales", quel est alors le terme pertinent de comparaison, le contraste valide du point de vue comparatif ? Quel est l'autre le mieux placé pour nous procurer de quoi "nous voir nous-mêmes en perspective" ? Je soutiens que Durkheim a perçu et traité cette difficulté, confusément dans
La division du travail social, son premier livre en 1893, de plus en plus clairement dans la suite de son oeuvre. Avant d'en présenter un indice, voyons ce qu'il en est chez Dumont, puis chez Gauchet.
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signalons au passage un article de Raymond Boudon, dans lequel l'auteur entend déplier les conséquences de cette formule de Durkheim sur l'individualisme qui "ne commence nulle part". Vincent Descombes lui répond dans l'article « Individuation et individualisation » , REVUE EUROPEENNE DES SCIENCES SOCIALES, 2003, N° 127, pages 17-35. Cet article est disponible ici, mais ne figure pas dans le recueil de textes tout récemment publié :Les grandes anthropologies de la modernité partent d'une comparaison particulière, qu'elles élèvent à un concept universel. Tocqueville est ainsi parti du contraste entre l'Ancien Régime et la Révolution pour construire les concepts d'aristocratie et de démocratie, d'application générale. Louis Dumont s'est reconnu dans Tocqueville, non seulement pour la proximité entre leurs systèmes conceptuels (aristocratie et démocratie, c'est à peu près la hiérarchie et l'égalité au sens de Dumont), mais aussi pour trois autres traits : l'ancrage dans un terrain particulier, le "respect de l'autre", c'est-à-dire la capacité à être réellement comparatif, à ne pas jauger l'autre selon la norme de soi-même, ni l'inverse, et, ce n'est pas le moins important, la pratique de la comparaison à plusieurs niveaux, la comparaison entre démocratie américaine et démocratie française étant enchâssée dans la comparaison entre aristocratie et démocratie. De même chez Dumont, la comparaison entre les variantes nationales de l'idéologie moderne, qui est la grande affaire de ses derniers travaux, est le prolongement de la comparaison entre holisme et individualisme. On sait que chez lui, c'est une grande société traditionnelle, l'Inde des castes, qui a fourni le point de comparaison, et lui a permis de dégager le contraste entre hiérarchie et égalité, soit, par un petit pas supplémentaire dans l'abstraction, entre holisme et individualisme.
Mais Dumont lui-même nous invite à
relativiser les termes de la comparaison. Dans
Homo Aequalis I, il suggère que "des tentatives semblables qui partiraient de la Chine, de l'Islam, ou même de la Grèce ancienne, éclaireraient à leur tour certains aspects de notre idéologie que la présente tentative, fondée sur l'Inde (...) laisse[nt] dans l'ombre." Cette relativisation de la comparaison est cruciale. Elle offre un début de solution à notre problème. Il suffit d'ajouter aux possibilités évoquées celle des sociétés primitives ou sans Etat pour lui faire prendre encore plus de relief. On est en effet conduit à relativiser le couple holisme/individualisme. Dumont insiste sur le fait que la comparaison n'est jamais assez globale, qu'on a toujours tendance à négliger des éléments.
Gauchet surenchérit sur la distinction holisme/individualisme et introduit un contraste anthropologique fondamental, l'orientation temporelle, corrélée à deux conceptions (Dumont dirait deux idéologies) de l'ordre social, le pouvoir des dieux et le pouvoir des hommes, "hétéronomie" et "autonomie" (concepts à entendre évidemment dans une acception distincte de leur sens en philosophie morale : ils s'appliquent à la conception du tout social et non aux conduites individuelles). De même que l'égalité est un attribut de l'Individu-valeur, de même l'Individu-valeur est un attribut de la "sortie de la religion" (l'autonomie au sens où l'entend Gauchet).
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bon, j'en sais tout de même assez sur Gauchet pour préciser que cette « sortie de la religion » signifie pour lui que la religion n'est plus le facteur organisateur et unificateur du monde, ce que me semble-t-il on peut admettre. En conclure à un « désenchantement » ou - on pense forcément à Max Weber -, à une « rationalisation » du monde, c'est une autre paire de manches, et je ne suis pas sûr que Gauchet ne franchisse pas trop souvent et imprudemment ce Rubicond conceptuel. Passons.L'objet de comparaison est ici la société primitive, pensée comme monde du passé pur, c'est-à-dire de sociétés qui se pensent comme déterminées par une origine mythique, une autorité fondatrice avec laquelle aucune transaction n'est possible. Au regard de l'altérité radicale de cette forme d'humanité, que nous avons commencé de comprendre dans la première moitié du XXè siècle (à peu près en même temps que nous la faisions disparaître), les autres manifestations de la diversité des sociétés sont subordonnées. Pour Gauchet, l'événement majeur de l'histoire humaine est la "révolution axiale" qui, de l'Orient à l'Occident, voit apparaître avec un synchronisme troublant, les grandes religions, l'Etat (avec les grands Empires), l'écriture, autour de 3000 avant J.-C. Dans cette ébauche de comparaison, je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion
englobe la révolution des valeurs. C'est le point crucial de la comparaison, qui mériterait d'être discuté plus que je ne peux le faire ici.
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eh oui, eh oui, c'est toujours comme ça, pour moi aussi... Fait chier.Le point de vue "anthropologique" pourra objecter à Gauchet que loin d'être englobante, sa perspective est ultimement ethnocentriste, que la révolution axiale, la primauté de la naissance de l'Etat sont des idées modernes, des projections de notre conception individualiste du pouvoir sur l'ensemble de l'histoire humaine (ici on va généralement chercher les supposées affinités anarchistes de Pierre Clastres pour accréditer une lecture individualiste de ces théories). Je ne développerai pas ici l'examen de ces arguments, je me contenterai de noter qu'aucun ne me semble définitif, ils ne justifient pas d'interrompre cet essai de comparaison symétrique.
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« Je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion englobe
la révolution des valeurs. » P. de Lara prend ici un malin plaisir à utiliser des termes chers à Dumont, contre Dumont : la hiérarchie bien sûr, mais aussi « englobe », car il est très important de rappeler que dans la hiérarchie selon Dumont la catégorie dominante englobe la catégorie dominée (c'est l'exemple d'Adam et Eve : non seulement l'homme est supérieur à la femme, mais, et surtout, la femme est issue de l'homme.)
L'évocation de Clastres est motivée par le fait qu'il fut (et reste ?) une inspiration majeure de M. Gauchet.En tout cas, il me semble acquis qu'on n'échappe pas à la relativisation des termes et des axes de la comparaison. Les termes choisis induisent l'axe qui paraît le plus fondamental, holisme/individualisme pour l'Inde, sens du temps et pouvoir pour les sociétés primitives. D'où un embryon de solution irénique au problème initial, anthropologie ou histoire : suivant le terme de comparaison choisi, en lui-même toujours partial, ce sont des aspects différents et complémentaires de la modernité qui seront dégagés, avec des résonances pratiques différentes. Quel est le meilleur terme de comparaison, l'histoire ou la préhistoire ?, l'autre ou le tout autre ?
Même si telle n'était pas son intention, Dumont suggère de relativiser son dispositif comparatif, de compléter le système individualisme/holisme. Mais il ne suffit pas de juxtaposer les perspectives pour résoudre notre problème.
REVOLUTION DES VALEURS OU REVOLUTION RELIGIEUSE ?
On pourrait dire que le modèle de Marcel Gauchet complète celui de Dumont. Effectuez la comparaison radicale en remplaçant l'Inde par les sociétés primitives, vous aurez
Le désenchantement du monde (DMM). Ce n'est pas si simple.
En dépit de leur grande proximité quant à la genèse chrétienne de l'individualisme moderne, les différents explicites entre Dumont et Gauchet sont importants, hélas peu documentés de part et d'autre : sur l'interprétation du stoïcisme, sur la portée de l'institution et de l'individu-hors-du-monde (l'appréciation de la différence entre le renoncement indien et la dévaluation du monde dans le christianisme), sur le statut du conflit dans la vie sociale, sur la possibilité ou non d'une interprétation hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) de la dualité du sacerdoce et du règne dans le christianisme : du point de vue de Gauchet, Dumont surestime la solution gélasienne (le pape Gélase formula au début du VIè siècle une théorie hiérarchique de la distinction de l'autorictas pontificale et de la potestas impériale : "si l'Eglise est dans l'Empire pour les affaires du monde, l'Empire est dans l'Eglise pour les choses du ciel", résumé de Dumont) ; dans le monde chrétien, ecclésial, la "complémentarité hiérarchique", découverte par Dumont en Inde, est impossible pour diverses raisons historiques (conflit entre l'Etat et l'Eglise) et théologiques. Avec Jésus (et lui seul), il y a "rupture avec la logique de l'emboîtement organique entre nature et surnature", entre le Ciel et la Terre (DMM, p. 197). Ce dernier point est crucial : le Christ occupe une fois pour toutes la place du roi-prêtre, médiateur du Ciel et de la Terre, qu'aucun César ne pourra occuper désormais, en quoi il est la véritable naissance de la politique moderne, le point de départ d'un "retournement radical du rapport entre pouvoir et société", "d'où surgira au bout du compte cette nouveauté prodigieuse : le pouvoir représentatif" (p. 200-201). "C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé." (p. 107)
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quelques précisions s'imposent ici, même s'il m'est malheureusement, à l'heure actuelle, impossible d'apprécier à sa juste valeur la véracité des thèses historiques de M. Gauchet.
1) « hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) » : attention, il ne faut pas trop élargir cette idée, prêter trop à ce « c'est-à-dire »... Je crois qu'une des erreurs de M. Gauchet, ou de M. Gauchet décrit par P. de Lara, ou de la présentation de Dumont par P. de Lara, ou par M. Gauchet, ou par d'autres, est de croire que la hiérarchie est censée supprimer le conflit, alors qu'elle peut simplement le neutraliser, lui fixer des limites supportables, etc. Qui plus est, il peut y avoir une hiérarchie instable dans les principes mais stable dans la durée. Grosso modo
, l'idéologie des droits de l'homme repose sur les mêmes principes en 2007 qu'en 1914, qu'en 1848, qu'en 1789, mais elle contribue plus ou moins à l'instabilité du monde selon qu'elle trouve des adversaires qui la contiennent, l'obligent à une certaine discipline, voire, permettons-nous un néologisme, la « holisent ». L'exemple de l'école républicaine, qui s'est pendant toutes ses années d'essor pensée contre et par rapport à une institution traditionnelle comme l'école catholique et l'a copiée en maintes manières, est à cet égard très parlant - de même que son évolution, plus ou moins maîtrisée, depuis qu'elle estime, à tort ou à raison, avoir vaincu son ennemi héréditaire.
Il se peut que l'individu Louis Dumont ait idéalisé les sociétés holistes, notamment la société indienne, par rapport aux convulsions, principalement totalitaires, des sociétés modernes, mais son système conceptuel ne me semble pas l'impliquer nécessairement : j'avais au contraire été frappé en lisant Homo Hierarchicus
du caractère sans cesse conflictuel de la société indienne, non pas dans son ensemble, mais par le nombre des « conflits locaux », entre castes, sous-castes, et ce dans différents domaines (« économique », « politique », dirons-nous pour faire simple.)
2) « C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé. » A moins, que, le contexte me manquant, je ne comprenne pas bien cette phrase, elle me semble contestable par rapport à l'égalité dans certaines sociétés primitives. De plus, présentée ainsi, l'émergence du « pouvoir représentatif » paraît, pour le coup, être située dans une optique fort ethnocentriste. A charge de vérification !En somme, le différend se ramène à ceci : la révolution moderne des valeurs est-elle ultimement une révolution religieuse (de l'union à la séparation du divin et de l'humain) ou une révolution sociale (du holisme à l'individualisme) ?
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un durkheimien strict répondrait : c'est la même chose, ou le premier est inclus dans le deuxième.Chacun de ces points mériterait une longue étude.
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eh oui, eh oui, c'est toujours comme ça, pour moi aussi... Fait chier.Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur
Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne
Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.
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laissons de côté ces deux phrases de transition, et revenons un peu sur les derniers paragraphes. L'honnêteté de P. de Lara dans sa note est louable, son embarras légitime (il est vrai que Dumont n'est pas toujours très précis dans l'usage de ces termes) et son « étude à venir » d'autant plus appétissante a priori
: il n'en est pas moins temps de se demander si son opposition Dumont-Gauchet est aussi stricte qu'il l'écrit. Je ne sais pas qui englobe qui, mais si Dumont, dans ses Essais sur l'individualisme
principalement, auxquels il est fait référence dans l'inventaire de ses différents avec M. Gauchet sur les premiers temps du christianisme, a fait de l'histoire des idées, si ce n'est purement classique, du moins en présupposant qu'il y a une certaine continuité conceptuelle, par exemple, entre le pélagisme et certaines valeurs contemporaines, c'est bien parce qu'il admet qu'il y a plusieurs niveaux d'approche, et que ce qui est vrai d'un point de vue, justement, holiste, à savoir la radicale différence entre les valeurs fondamentales d'une société holiste traditionnelle et d'une société individualiste moderne, ne l'est pas nécessairement pour tout individu (au sens le plus plat du terme, sans connotation de valeur) pris dans l'une ou l'autre de ces sociétés. A cet égard, deux idées doivent toujours rester en tête :
1) Dumont insiste là-dessus au début de son premier grand ouvrage, Homo Hierarchicus
(§ 22) : entre les valeurs d'une société et ses pratiques, il y a toujours ce qu'il appelle la « composante résiduelle », les valeurs ne peuvent jamais être à la fois assez larges dans leur ambition, assez précises dans leur application, pour ne pas laisser des pratiques s'échapper des mailles de leur filet. Même dans un système qui fait, il est vrai, son admiration comme la société indienne traditionnelle, il y a des résidus, la réalité de cette société au jour le jour ne correspond pas exactement à l'image qu'elle a d'elle-même. (On ajoutera qu'il est sans doute grave pour une société que le résidu prenne trop de place : la réalité de la société soviétique était pour le moins en décalage avec l'idée que ses dirigeants voulaient en donner. Il serait intéressant de voir si le « résidu » est plus grand actuellement pour la France ou pour les Etats-Unis.)
2) d'une façon générale, une des richesses de la pensée de Dumont est qu'elle est à la fois une théorie du cloisonnement et de la perméabilité, ce qui se voit finalement dans sa théorie de la hiérarchie comme « englobement du contraire ». Il peut y avoir séparation stricte (entre certaines castes indiennes, par exemple), mais d'une façon générale il y a toujours possibilité à la fois de séparation et de communication. Ainsi le renonçant indien est à la fois « hors du monde » et point-clé de l'harmonie de la société indienne (Homo Hierachicus
, § 92 : « On peut même se demander si le système des castes aurait pu exister et durer indépendamment du renoncement qui le contredit » ; cf. aussi App. B).
Si je précise tout ceci, ce n'est pas pour « rendre justice » à Dumont, pour critiquer M. Gauchet, ou pour ruiner l'idée de P. de Lara d'une tension nécessaire entre anthropologie et histoire, c'est parce qu'il me semble que, précisément, cette « tension » peut très légitimement être abordée avec les outils conceptuels de Dumont, ce qui n'implique pas, entendons-nous bien, de refuser l'idée que l'on puisse avoir d'autres points de comparaison que l'optique holisme/individualisme.
Et je me répète encore une fois, ce qui me gêne dans toutes ces approches, de Philippe de Lara à Alain Brossat, c'est cette réduction du point de vue holiste à l'idée d'une absence de conflits.
Qu'en est-il ici de Marcel Gauchet ? Je me souviens d'un texte, que je n'ai encore pu retrouver, où il évoque très bien les rapports entre conflits - de classe - et unité - nationale. Comme, je le rappelle, je ne connais pas de première main Le désenchantement du monde
, je resterai aujourd'hui prudent.
Il reste, pour en revenir à P. de Lara, que si l'on peut accepter ses conclusions quant à la nécessité conceptuelle comme de fait d'une tension entre anthropologie et histoire, le risque est, si l'on a une vue trop réductrice du « point de vue anthropologique », de donner par contre-coup un peu trop au point de vue « historique » - et de retomber dans la téléologie, l'anachronisme, etc.
Quoi qu'il en soit de cette dernière remarque, je vous invite à lire dans cet esprit la conclusion, par Philippe de Lara, de la première partie de son texte : L'ambivalence de Durkheim entre schéma comparatif et philosophie de l'histoire se retrouve chez Gauchet. Où se situe le moment clé de la révolution moderne, entre la révolution axiale (3000 av.J-C), la révolution chrétienne et la modernité proprement dite (1500-1700) ? La puissance de rupture de l'existence étatique avec le monde de l'hétéronomie et du passé pur est-elle virtuelle dans la période qui va de la révolution axiale au Christ, c'est-à-dire le "moment où il y a investissement sur l'autre monde
contre celui-ci" (DDM, p. 93)
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mais y a-t-il alors une telle opposition entre les deux mondes ? ou un englobement de celui-ci par l'autre ? Est-ce que Gauchet n'oublie pas trop l'englobement ?ou bien à l'oeuvre dès 3000 ans avant J-C ? Gauchet prend des risques avec la philosophie de l'histoire, mais on pourrait montrer je crois qu'il en est de même chez Dumont et, de façon plus générale dans la tradition sociologique.
La leçon que je tire de cette confrontation est qu'on n'échappe pas à la philosophie de l'histoire (c'est le titre d'un article de Marcel Gauchet, 1991, repris dans
La condition politique, 2005). Autrement dit, on ne peut pas se débarrasser des biais de la conscience historique : nécessitarisme, privilège du présent (illusion de la fin de l'histoire), téléologie, simplement en mettant à plat la diversité humaine, en nous concevant comme une possibilité parmi d'autres. Il faut faire avec, déjouer ces biais en sachant qu'ils ne cesseront pas de nous hanter, parce que l'intelligibilité historique suppose une conception de l'histoire, de l'
unité du récit humain. La compréhension de nous-même navigue inévitablement entre anthropologie, histoire et philosophie. C'est par ce problème que le travail de Vincent Descombes est ma denrée depuis bientôt quinze ans.
Je n'ai toujours pas décidé si j'allais retranscrire la deuxième partie de cet article, consacrée à Durkheim. En attendant, et parce que c'est ici qu'elle trouve sa place, voici la réponse que, dans le même livre (Vincent Descombes. Questions disputées
), le maître fait à son confrère (pp. 390-394) : "Philippe de Lara pose une question importante dans son papier (...) : voulons-nous développer une philosophie de l'histoire ou une anthropologie comparative ? Narration ou comparaison ?
Je voudrais revenir sur ce qui est en cause dans cette alternative. On pourrait en effet avoir l'impression que nous devons renoncer à la narration si nous voulons adopter le point de vue comparatif. Mais qui voudrait renoncer à pouvoir raconter comment nous en sommes venus à être les citoyens modernes que nous sommes ? Personne ! En fait, il n'est pas question de renoncer à la narration, mais de comprendre pourquoi le narrateur lui-même doit poser le "principe comparatif" (comme dit Louis Dumont). D'abord, on peut remarquer que le
topos sur les anciens et les modernes a toujours été comparatif tout autant que narratif. La Querelle des anciens et des modernes (XVIIè siècle), celle des classiques et des romantiques (XIXè siècle) sont d'abord des confrontations d'idéaux et de valeurs. Il faut donc en venir aux deux points importants : notre narration est-elle neutre, ou bien conserve-t-elle le point de vue des valeurs à confronter, c'est-à-dire le point de vue hiérarchique ? notre narration met-elle en scène une évolution continue, linéaire, ou bien une révolution des valeurs ?
Il ne s'agit donc pas de récuser le travail de l'historien, mais de s'interroger sur le schéma narratif qu'il va adopter. On pourrait présenter les choses de la façon suivante. Les grandes constructions des pères fondateurs de la sociologie historique demeurent à l'étage de l'historiographie positive, empirique, tant qu'elles empruntent leur schéma "polaire", comme dit Pierre Manent, à une comparaison
factuelle portant sur les systèmes sociaux et les modes de régulation qui les caractérisent : du statut au contrat, de la
Gemeinschaft à la
Gesellschaft, etc. Ces polarités restent positives, car on peut parler d'une équivalence fonctionnelle entre les deux termes de la comparaison : tantôt la dépendance humaine (ou "solidarité") prend la première forme ("mécanique"), tantôt elle prend la seconde ("organique").
Mais nous changeons de registre quand le récit historique place
nos valeurs à l'un des pôles, car il s'esquisse alors un conflit, une dynamique, dont il reste à décider si ce sera celle d'un progrès vers le rationnel ou d'une montée du nihilisme. Lorsque Durkheim place d'un côté le "libre examen", il est difficile de placer à l'autre pôle autre chose que l'
absence de libre examen, la contrainte ou l'aliénation (autre nom, à mon avis plus parlant, de ce que l'on désigne aussi comme l'hétéronomie). C'est alors la philosophie qui intervient pour indiquer le
sens de l'évolution. Le schéma proposé est forcément linéaire, continuiste, car il consiste à déployer les nécessités d'un concept. Sachant que l'esprit n'existe qu'en s'exprimant, en se "médiatisant", il faut une histoire de l'esprit qui fasse succéder les époques dans tel ordre. Sachant que l'homme n'est sujet que lorsqu'il se rapporte à lui-même comme à un sujet, il faut une histoire du sujet pour développer les implications de la découverte qu'il fait de lui-même quand il découvre sa "subjectivité". Dans ces deux exemples, on constate que les valeurs posées au terme de l'histoire sont déjà à l'oeuvre au début, mais sous une forme encore timide ou balbutiante qui ne leur permet pas de s'affirmer. Il faut bien que l'individualisme ou l'auto-position subjective ait toujours déjà commencé puisqu'il n'y a rien d'autre à l'autre pôle, sinon l'absence d'une claire conscience de ce qui fait l'humanité de l'homme.
En fait, nous aurions dû retenir de l'anthropologie comparative l'idée que la diversité dans les formes d'expression nous impose de poser un problème de "traduction radicale", c'est-à-dire un problème de vocabulaire comparatif. Et si nous posons ce problème de traduction, il nous faut renoncer à parler de l'histoire de la religion en général, ainsi que de l'histoire de la politique en général. Le point de départ est plutôt : nous ne savons pas bien ce que sont le religieux comme tel ou le politique comme tel. En réalité, nous ne retrouvons pas pleinement dans les pratiques religieuses de l'autre époque ou de l'autre culture ce que nous-mêmes tenons pour le coeur du religieux. Du coup, nous avons la même difficulté avec le politique : chez nous, le politique est par excellence le domaine de l'immanence humaine, mais chez d'autres que nous (dans telle comparaison anthropologique particulière), la souveraineté est comprise comme étant d'abord une fonction religieuse, en second lieu seulement une affaire de rapports de pouvoir et de résolution des conflits. Et c'est ici que la science comparative éclaire le philosophe en l'aidant à surmonter l'obstacle du sens commun : en un sens, le religieux comme tel n'existe pas, ou le politique comme tel n'existe pas. Ce qui existe, c'est par exemple le domaine collectif des valeurs suprêmes (l'idéologie) qui prend ici la forme traditionnelle d'une religion de groupe (à laquelle chacun est affilié en tant que né dans ce groupe), et qui tend à prendre ailleurs (chez nous) la forme d'une religion foncièrement intériorisée, c'est-à-dire bientôt une moralité formelle, d'un impératif catégorique. En même temps, le politique, qui n'était auparavant qu'un aspect de la souveraineté
religieuse, s'émancipe et fournit au groupe le langage
profane, humain, de son identité collective.
Je dis : tend à prendre, car, en dépit de la
discontinuité produite par la
longue révolution des valeurs, nous ne sommes pas complètement coupés de l'humanité traditionnelle, et nous pouvons comprendre, par exemple, que l'expérience religieuse ne soit pas forcément une affaire intérieure, mais qu'elle puisse tenir dans une fête, une liturgie, une célébration solennelle, bref un culte. Qu'elle le puisse et même, dans telle ou telle circonstance (grands événements), qu'elle le doive."
A la vôtre !
Au premier passage supprimé, il faut lire :
"Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur
Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne
Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.
-
laissons de côté ces deux phrases de transition, et revenons un peu sur les derniers paragraphes. L'honnêteté de P. de Lara dans sa note est louable, son embarras légitime (il est vrai que Dumont n'est pas toujours très précis dans l'usage de ces termes) et son « étude à venir » d'autant plus appétissante a priori
: il n'en est pas moins temps de se demander"
- et au deuxième :
"holiste, à savoir la radicale différence entre les valeurs fondamentales d'une société holiste traditionnelle et d'une société individualiste moderne, ne l'est pas nécessairement pour tout individu (au sens le plus plat du terme, sans connotation de valeur) pris dans l'une ou l'autre de ces sociétés. A cet égard, deux idées doivent toujours rester en tête :
1) Dumont insiste là-dessus au début de son premier grand ouvrage, Homo Hierarchicus
(§ 22) : entre les valeurs d'une société et ses pratiques, il y a toujours ce qu'il appelle la « composante résiduelle », les valeurs ne peuvent jamais être à la fois assez larges dans leur ambition, assez précises dans leur application, pour ne pas laisser des pratiques s'échapper des mailles de leur filet. Même dans un système qui fait, il est vrai, son admiration comme la société indienne traditionnelle, il y a des résidus, la réalité de cette société au jour le jour ne correspond pas exactement à l'image qu'elle a d'elle-même. (On ajoutera qu'il est sans doute grave pour une société que le résidu"
Encore un coup du Mossad !
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