mercredi 29 juin 2011

Libido dominandi...

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Pas de Simone Weil aujourd'hui, contrairement à ce que j'ai annoncé la dernière fois, mais ce n'est j'espère que reculer pour mieux sauter, dans la mesure où le livre dont je vais vous parler contient des passages qui peuvent compléter d'importantes thèses de S.W. sur la région, la nation, l'Europe.

- Affaire à suivre, et venons-en au livre en question, Les hommes au milieu des ruines de Julius Evola (1ère édition 1965, édition définitive 1972 ; j'utilise l'édition française Pardès de 2005). Comme souvent, il ne s'agit pas tant ici d'en faire une recension complète que d'y puiser des idées qui peuvent nous être utiles. Je voulais d'abord écrire, de façon très générale, que les chapitres critiques y semblent plus convaincants que les chapitres plus positifs, mais même cette appréciation nécessiterait en toute rigueur des précisions qu'il serait un peu long et hors sujet d'apporter ici. Mon objectif est plutôt de décrire des points communs entre un penseur se revendiquant de Droite, avec la majuscule, qui s'est clairement engagé dans le fascisme italien, et certaines des positions critiques qui ont pu être développées par d'autres, venus d'autres horizons.

L'idée n'est pas, encore une fois, de tout mélanger et amalgamer, l'idée est la même depuis le début de ce blog, quand je conseillais à Étienne Chouard de lire Alain de Benoist : ce n'est même pas "Anti-enculistes de tous bords, unissez-vous !", mais, déjà, "Anti-enculistes de tous bords, parlez-vous !". Je constate d'ailleurs que A. Soral et É. Chouard se sont rencontrés : je ne dirais pas que je n'en demande pas plus, mais c'est, à son échelle, une bonne nouvelle.

Par conséquent, ne soyez pas surpris de rencontrer dans ce qui suit des idées que vous avez déjà pu voir exprimées à ce comptoir, puisque c'est précisément mon but. Il sera toujours temps, après, de voir ce qui peut séparer X, Y ou moi-même de certaines des thèses d'Evola - mais pour cela il faut le lire plus, il faut un plus gros travail de documentation, tout en n'oubliant pas que l'important n'est pas de donner des bons et des mauvais points à toutes les thèses soutenues au cours de sa longue existence par Julius Evola, mais de voir ce qui dans ces thèses, lorsque par exemple elles nous semblent justes, est lié, et de quelle manière (fortuite, circonstancielle, ou au contraire par nécessité logique, et dans ce cas, le problème vient-il de notre approche et de nos a priori ?), à d'autres thèses qui nous semblent plus contestables.

Pour aujourd'hui, donc, contentons-nous, après un petit tacle anti-Sarkozy, c'est rituel mais ça fait du bien :

"[Platon, République, 482c :] « C'est celui qui a besoin d'être guidé qui frappe à la porte de celui qui sait guider et non celui qui est guide et dont on peut attendre du bien, qui invite à se laisser guider ceux qui sont guidés. ». Le principe de l'ascèse de la puissance est important : « A l'opposé de ceux qui commandent actuellement dans chaque cité » - est-il dit (520d) - les vrais Chefs sont ceux qui n'assument le pouvoir que par nécessité, car ils ne connaissent pas d'égaux ou de meilleurs, à qui cette tâche puisse être confiée (347c). L. Ziegler a observé fort justement, à ce propos, que celui pour qui la puissance signifie ascension et accroissement s'est déjà montré indigne d'elle et qu'au fond, ne mérite la puissance que celui qui a brisé en lui-même la convoitise de la puissance, la libido dominandi." (pp. 56-57n.)

et non sans souligner que malgré certaines apparences ces principes ne sont pas tellement éloignés de la théorie du premier venu à laquelle je fais souvent allusion ces temps-ci (en temps de crise, quand les élites, avec ou sans guillemets, ne sont plus à la hauteur de la situation, le premier venu tel que Paulhan le voyait est celui qui est bien obligé de se rendre compte qu'il ne "connaît pas d'égaux ou de meilleurs, à qui le pouvoir, ou la tâche de restaurer le pouvoir, puisse être confié" et qu'il doit donc mettre lui-même les mains dans le cambouis : c'est exactement ce qui s'est passé avec de Gaulle) ;

contentons-nous, disais-je, d'essayer de vous faire partager le plaisir ressenti à lire de telles lignes, en soulignant ici et là la parenté de ce qu'écrit Evola avec les idées que d'autres ont pu exprimer à ce comptoir :

"Relevons… l'irréalisme de ce que l'on appelle la sociologie utilitaire, laquelle n'a pu trouver crédit que dans une civilisation mercantile. D'après cette doctrine, l'utile serait le fondement positif de toute organisation politico-sociale. Or il n'y a pas de concept plus relatif que l'utile. Utile par rapport à quoi ? En vue de quoi ? Car si l'utilité se ramène à sa forme la plus brute, la plus « matérielle », bornée et calculée, on doit se dire que - pour leur bonheur ou pour leur malheur - les hommes pensent et agissent bien rarement selon cette conception étroite de l'« utile ». Tout ce qui a une motivation passionnelle ou irrationnelle a tenu, tient, et tiendra dans la conduite humaine, une place beaucoup plus grande que la petite utilité. Si on ne reconnaît pas ce fait, une très grande partie de l'histoire des hommes demeure inintelligible. Mais, parmi ces motivations non utilitaires, dont le caractère commun est de conduire l'individu, à des degrés divers, au-delà de lui-même, il en est qui reflètent des possibilités supérieures, certaine générosité, certaine disposition héroïque élémentaire. Et c'est précisément de celles-là que naissent les formes de reconnaissance naturelle auxquelles nous faisions précédemment allusion, forces qui animent et soutiennent toute structure hiérarchique vraie. Dans ces structures, l'autorité, en tant que pouvoir, peut et doit même avoir sa part. Il faut reconnaître, avec Machiavel, que lorsqu'on n'est pas aimé, il est bon, du moins, d'être craint (se faire craindre - précise Machiavel -, non pas se faire haïr). Affirmer toutefois que, dans les hiérarchies historiques, le seul facteur agissant ait été la force et que le principe de la supériorité, la reconnaissance directe et fière du supérieur par l'inférieur n'ait pas joué un rôle fondamental, c'est fausser complètement la réalité, c'est, répétons-le, partir d'une image mutilée et dégradée de l'homme en général. Quand il affirme que tout système « politique impliquant l'existence de vertus héroïques et de dispositions supérieures a pour conséquence le vice et la corruption », Burke, plus encore que de cynisme, fait preuve de myopie dans la connaissance de l'homme." (pp. 57-58)

Et puisqu'il est fait allusion, via Burke, au libéralisme, voyons ce qu'en dit le baron Evola :

"Le libéralisme est l'antithèse de toute doctrine « organique » [= holiste]. L'élément primordial étant pour lui, non l'homme personne [= l'homme singulier, avec sa propre personnalité], mais l'homme individu [abstrait, indifférencié, générique…], dans une liberté informe, seul y sera concevable un jeu mécanique de forces, d'unités qui réagissent les unes sur les autres, selon l'espace que chacun réussit à accaparer, sans qu'aucune loi supérieure d'ordre, sans qu'aucun sens soit reflété par l'ensemble.

- c'est exactement la thèse sur l'essence du libéralisme telle que défendue par Jean-Claude Michéa (évoquée ici et ) : le libéralisme comme organisation neutre et sans référentiel commun des interactions entre les forces, guidées par leurs seuls intérêts, que sont les individus.

L'unique loi et, donc, l'unique État que le libéralisme admette, a de ce fait un caractère extrinsèque par rapport à ses sujets.

- ici, c'est d'une des thèses fétiches de Bibi que se rapproche le baron : en mettant l'État à part de l'ensemble de la société, le libéral lui offre une possibilité de grandir aux dépens de cette société, une possibilité qui le fait râler depuis deux siècles, non sans schizophrénie ni cynisme ("Privatisons les profits, socialisons les pertes...").

Le pouvoir est confié à l'État par des individus souverains, pour que celui-ci protège les libertés des particuliers, avec le droit d'intervenir seulement quand ils risquent d'être franchement dangereux les uns pour les autres. L'ordre apparaît ainsi comme une limitation et une réglementation de la liberté, non comme une forme que la liberté exprime de l'intérieur, en tant que que liberté en vue d'accomplir quelque chose, en tant que liberté liée à une qualité et à une fonction. (…)

Le spectre qui, de nos jours, terrorise le plus le libéralisme est le totalitarisme. Et pourtant on peut affirmer que c'est précisément en partant des prémisses du libéralisme et non de celles d'un État organique que le totalitarisme peut surgir, comme cas limite. Le totalitarisme, nous le verrons, ne fait qu'accentuer la notion d'un ordre imposé de l'extérieur, d'une manière uniforme, sur une masse de simples individus qui, n'ayant ni forme ni loi propre, doivent les recevoir de l'extérieur et être insérés dans un système mécanique omnicompréhensif afin d'éviter le désordre d'une manifestation anarchique et égoïste de forces et d'intérêts particuliers." (pp. 59-60

Vous aurez repéré les liens avec Dumont. D'une part, de façon générale, ainsi que le souligne le traducteur et introducteur de Révolte contre le monde moderne (L'Age d'Homme, 1991), par le biais d'une forte partition entre monde traditionnel et monde moderne ; d'autre part, ici, par cette conception du totalitarisme comme enfant de la modernité. Ceci dit, Evola est plus systématique que Dumont, puisqu'il voit dans le totalitarisme, notamment d'inspiration marxiste - le seul encore sur pied lors de la rédaction du livre - une suite presque inévitable du libéralisme :

"Platon avait déjà dit : « La tyrannie ne surgit et ne s'instaure dans aucun autre régime politique que la démocratie : c'est de l'extrême liberté que sort la servitude la plus totale et la plus rude » [République, 564a]. Libéralisme et individualisme n'ont joué qu'un rôle d'instruments dans le plan d'ensemble de la subversion mondiale, en ouvrant les digues à son mouvement.

Il est donc capital de reconnaître la continuité du courant qui a donné naissance aux diverses formes politiques antitraditionnelles aujourd'hui en lutte dans le chaos des partis : libéralisme, puis constitutionnalisme, puis démocratie parlementaire, puis radicalisme, puis socialisme, enfin communisme et soviétisme ne sont apparus historiquement que comme les phases d'un même mal, dont chacune a préparé la suivante. Sans la Révolution française et sans le libéralisme, le constitutionnalisme et la démocratie n'eussent pas existé. Sans la démocratie et la civilisation bourgeoise et capitaliste du tiers état il n'y aurait pas eu de socialisme ni de nationalisme démagogique. Sans la préparation du radicalisme, il n'y aurait pas eu de socialisme, ni, enfin, de communisme à base antinationale et internationale-prolétarienne. Que ces formes coexistent aujourd'hui souvent, qu'elles luttent même les unes contre les autres ne doit pas empêcher un regard pénétrant de constater qu'elles sont solidaires, qu'elles s'enchaînent et se conditionnent réciproquement, qu'elles constituent les aspects différents de la même subversion de tous ordres normaux et légitimes. Il est donc logique et fatal, lorsque ces formes se heurtent, que l'emporte finalement la plus outrancière, celle qui appartient au niveau le plus bas." (p. 61)

Evola pensant ici au communisme, on peut se dire dans un premier temps que son raisonnement est daté et trop mécanique. Mais - même si le raisonnement est effectivement un peu trop mécanique et doit au moins être affiné pour rendre compte de l'existence de quelque chose comme le gaullisme - on peut aussi l'appliquer à la « Chute du Mur » et la « victoire du monde libre sur le Bloc de l'Est », en se rappelant que les États-Unis et l'Europe n'avaient pas attendu l'effondrement du communisme pour revenir aux sources du libéralisme le plus individualiste et le plus effréné : Reagan, Thatcher, Mitterrand, etc., c'est finalement le nouveau libéralisme qu'ils ont promu qui a abattu le communisme (ce qui n'exclut évidemment pas l'action de facteurs internes à celui-ci). « La forme la plus outrancière, celle qui appartient au niveau le plus bas » ne serait donc le plus communisme, mais le libéralisme-enculisme actuel. La chute du communisme ayant par ailleurs permis l'accélération de ce mouvement de décadence, les capitalistes n'ayant plus peur de jeter Popu dans les bras de Moscou, etc.

On me dira peut-être que j'exagère, on utilisera l'argument selon lequel je préfèrerais évidemment vivre à Paris maintenant qu'à Moscou sous Brejnev… Cet argument n'est pas vide de sens certes, mais doit être utilisé avec précaution : il est aussi ce qui permet de rendre la vie à Paris - et ailleurs… - de plus en plus dure et vide de sens. Certes il nous est difficile en France de connaître quelque chose comme l'Ostalgie, mais au train où vont les choses, la vie à Paris risque de devenir sous peu effectivement plus dure qu'à Moscou sous Brejnev…

Voilà pour cette première prise de contact avec l'oeuvre politique d'Evola. Dieu vous garde !



P.S. : j'ai, pour la première fois, contacté - j'allais écrire directement, mais il faut passer par le site E&R - Alain Soral, afin de lui faire connaître ce que j'écrivais dans ma précédente livraison au sujet de la forme d'antisémitisme que j'estimais pouvoir diagnostiquer en lui. Je n'ai pas reçu de réponse, ni même l'accusé de réception que je m'étais permis de demander pour être sûr que le message avait bien été transmis. Je remarque néanmoins que la question "Alain Soral, êtes-vous antisémite ?" lui a été posée pour la première fois dans le dernier entretien mensuel : y a-t-il un lien avec mon message ou est-ce, plus simplement, que l'on se sent plus libre, après les récentes interventions du « Président », que le thème est dans l'air du temps, je ne le sais évidemment pas. La réponse d'Alain Soral (située à la 47e minute) ne se situe pas sur le même plan que mon texte : ce qu'il dit, est, au niveau des principes et de la logique en tous cas, cohérent et soutenable, mais ce n'est pas sur ce terrain-là que je me situais. Tant pis. - A ce sujet, on citera au passage Evola, qui n'est certes pas d'une grande judéophilie, lorsqu'il évoque le sujet dans Les hommes au milieu des ruines, à propos des Protocoles des Sages de Sion (je pratique un certain nombre de coupures, sans les signaler) :

"On peut se demander si l'antisémitisme fanatique, enclin à voir partout le Juif comme le deus ex machina, ne fait pas inconsciemment le jeu de l'ennemi. Si l'on peut citer beaucoup d'exemples de Juifs qui ont figuré et figurent parmi les promoteurs du désordre moderne, dans ses phases et ses formes les plus aiguës, culturelles, politiques et sociales, il n'en faut pas moins se livrer à une recherche plus approfondie si l'on veut percevoir les forces dont le judaïsme moderne [en note, Evola insiste sur ce fait : c'est le judaïsme moderne, « c'est-à-dire sécularisé, qui est ici en cause »] peut n'avoir été qu'un instrument.



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D'ailleurs, bien que l'on trouve d'assez nombreux Juifs parmi les apôtres des principales idéologies considérées par les Protocoles comme des instruments de la subversion mondiale - libéralisme, socialisme, scientisme, rationalisme -, il est clair que ces idées n'auraient jamais vu le jour et ne se seraient jamais affirmées en l'absence d'antécédents historiques tels que la Réforme, l'Humanisme, le naturalisme et l'individualisme de la Renaissance, le cartésianisme, etc. - phénomènes dont on ne peut évidemment pas rendre les Juifs responsables et qui correspondent à un ordre d'influence plus étendu." (pp. 189-190)

Je vous laisse juges, d'une part de ce raisonnement, d'autre part de la façon dont il peut être appliqué aux propos d'Alain Soral : il me semble en tout cas qu'une précision de ce genre aurait pu contribuer à dissiper le halo d'antisémitisme qui m'a gêné dans Comprendre l'Empire.

A plus !


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samedi 18 juin 2011

Trop long pour un tweet (bis).

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On veut twitter, et on s'aperçoit qu'il manque juste quelques caractères pour s'exprimer sans trop d'approximation. Retour au comptoir donc, ce qui n'est après tout peut-être pas plus mal. J'essayais cette formule :

Qu'Alain Soral soit antisémite, comme je le crois, ne dit finalement rien, en bien ou mal, sur les Juifs. Cela ne les empêche même pas d'être cons, par exemple.

Que je sois à titre personnel betteravophobe ne change rien au goût (en l'occurrence parfaitement dégueulasse) des betteraves en salade. Ce qu'Alain Soral éprouve pour les Juifs - ou "les Juifs", si l'on veut - ne change rien à ce qu'ils sont, pour autant que l'on peut dire qu'ils sont quelque chose, une fois que l'on a dit qu'ils étaient juifs.

- Oui, cette accusation, que je vais détailler, contre Alain Soral me brûlait la plume depuis un certain temps, plus précisément depuis la lecture de Contre l'Empire, et je cherchais la façon la plus adéquate de la formuler. C'est en trouvant ce fil que j'ai pu écrire sans plus me poser des questions les mots "Alain Soral antisémite" : il fallait pouvoir le dire sans avoir l'impression, même à ma bien modeste échelle, de lui donner le coup de pied de l'âne. Pour être très simple : qu'Alain Soral soit antisémite n'empêche pas BHL d'être un enculé. Et la nuisance de BHL est certainement plus dommageable pour nous que l'antisémitisme d'Alain Soral. Précisons tout cela.

Après ma lecture de Comprendre l'Empire, j'avais commencé à écrire un texte sur ce sujet, en voici un extrait :

"Comme j'ai essayé de le montrer à partir du cas d'un antisémite revendiqué, ce cher Lucien Rebatet, l'antisémitisme n'est pas, contrairement à l'opinion répandue, en tout cas n'est pas fondamentalement, une histoire de « plus » et de « moins », une histoire de « ligne jaune franchie », de « basculement ». Avant l'antisémitisme, avant le philosémitisme, la différence se fait entre ceux qui pensent aux Juifs et ceux qui n'y pensent pas, ceux pour qui il y a une « question juive » et ceux pour qui elle ne se pose pas. J'ai été jusque vers ma trentième année parmi les seconds, je m'inclus maintenant, non d'ailleurs sans réserves, dans les premiers.

Et donc, c'était l'idée directrice de ce long texte sur Rebatet, à partir du moment où vous valorisez l'existence des Juifs, où vous considérez qu'à certains égards - qu'il vous appartient de préciser : culturels, ethniques, sociaux, religieux, économiques, etc. - ils sont différents des autres, vous entrez dans le domaine de l'antisémitisme et du philosémitisme, en ce sens qu'il n'y a pas de valorisation uniquement positive ou uniquement négative. Vous les trouvez intelligents, cela ouvre la porte à l'idée qu'ils sont rusés ; inversement, le fanatisme impulsif qu'un Rebatet leur reproche peut être vu comme un caractère passionné et dynamique.

Il doit bien être clair que dans mon esprit ces distinctions ne visent pas à renvoyer dos à dos tous les antisémites et tous les philosémites. On ne peut certes pas assimiler quelqu'un qui s'intéresse à l'histoire et à la culture juives dans son temps libre et notre ami Rebatet, complice volontaire et parfois un peu stupide de Hitler. Il s'agit d'essayer de clarifier les présupposés logiques et pour partie inconscients de ces discours sur la « question juive ». Mais il est vrai qu'il n'a jamais été question à ce comptoir de faire de l'antisémitisme un péché capital ou mortel. Je crois à l'élection du peuple juif - en partie d'ailleurs parce que le peuple juif y croit et agit d'une certaine manière parce qu'il y croit -, mais cette élection ne me semble pas aller jusqu'à conférer un caractère sacré aux critiques à l'encontre de ce peuple.

Ce pourquoi d'ailleurs je n'ai aucun problème à séparer le bon grain de l'ivraie dans une pensée sans trop me soucier que son auteur soit ou non antisémite - mais sans pour autant l'oublier. J'aime et vénère Céline et Rebatet ni parce qu'ils sont antisémites ni en faisant semblant qu'ils ne le sont pas, ni même malgré le fait qu'ils le sont, mais en tenant compte de ce qu'ils ne seraient pas eux-mêmes sans ça. Les deux étendards est un grand roman, qui, pour le coup, n'a rien d'antisémite, mais il n'aurait certainement pas la même force si l'auteur n'était pas passé plusieurs années par le journalisme politique tel qu'il le concevait."

Etc... Ici comme ailleurs, je sens que ça ne fonctionne pas lorsque j'ai l'impression d'être sentencieux et de pontifier. J'avais donc mis en suspens la rédaction de ce texte.

Reprenons maintenant le raisonnement. Entre autres choses, l'antisémite est quelqu'un qui pense trop aux Juifs. Je l'ai compris à travers le cri du coeur d'un ami, antisémite revendiqué, qui s'est aperçu un jour qu'il ne pouvait plus lire quelque nouvelle que ce soit dans le journal sans penser à eux... Il avait au fil du temps laissé les Juifs prendre tant de place dans sa vie qu'il ne pouvait se défaire de ce prisme d'analyse. Je pense qu'il y a quelque chose de ce genre chez A. Soral, le paradoxe étant que, même si l'on savait depuis longtemps que « la question juive » se posait pour lui, c'est justement le fait que Comprendre l'Empire évite cette « question » qui lui donne une certaine teinte d'antisémitisme, c'est justement cette façon d'aborder la « question » sans l'aborder qui, pour moi, a été le signe que cette « question » commençait à prendre trop de place.

Est-ce la crainte d'un procès ou d'un nouveau passage à tabac par le Betar, Alain Soral n'évoque dans son livre le judaïsme que du bout des lèvres, par allusions et expressions plus ou moins codées (« vétéro-testamentaire », « cosmopolite »...) : on peut, même avec des réserves, comprendre sa prudence, mais elle a pour résultat, à ce qu'il m'a semblé, de faire des Juifs, ou de certains Juifs - cela reste justement flou -, des sortes de grands manipulateurs de l'histoire universelle. Comme l'expression « théorie du complot » est connotée négativement, je ne voudrais pas l'employer au sujet de Comprendre l'Empire, qui, avec son état d'esprit marxiste, donne des informations précises sur certains détenteurs - personnes ou groupes - du grand capital. Mais, dans ce qui relève d'une logique de dévoilement des intentions des « méchants » - logique assumée et qui a sa légitimité -, évoquer précisément le rôle des catholiques, celui surtout des protestants, et glisser pudiquement mais non allusions perfides sur celui des Juifs, finit par suggérer qu'au bout du compte ce sont eux qui sont derrière tout ça.

C'est cette « suggestion » qui m'a gêné à la lecture, c'est à ce moment que je me suis dit que la forme d'antisémitisme qu'il n'est pas bien difficile de diagnostiquer chez Alain Soral devenait gênante, en ce qu'elle empiétait, et pour le coup de façon non clairement assumée, sur ses raisonnements. Si l'on veut parler en termes de « ligne jaune franchie », de « basculement », c'est ici qu'il faut le faire, quand il commence à y avoir des implications à la fois logiques et politiques dans ce qui était jusque-là un aspect de la personne d'A. Soral qu'il m'était, quant à moi, à tort ou à raison, assez aisé de dissocier du reste de ses démonstrations.

Et quitte à passer pour fat, je pense qu'Alain Soral pense comme moi à ce propos. J'ignore si la « suggestion » que j'ai évoquée était voulue par lui lors de la rédaction de son livre ou s'il en a constaté la portée sinon l'existence après relecture, mais le fait est qu'un des thèmes de ses interventions ces derniers temps est justement la volonté de préciser avec plus de clarté ce rôle des Juifs et du judaïsme dans l'histoire universelle comme dans les tensions du monde contemporain - avec, comme souvent chez lui, une première salve agressive complétée et nuancée par une deuxième approche plus sereine.

Qu'en conclure (à part que c'était vraiment trop long pour un tweet...), pas grand-chose, l'histoire est en cours. On se permettra de préférer, pour résumer notre propos, qu'Alain Soral exprime ses pensées clairement, qu'elles puissent être discutées, plutôt que de tenter de ruser avec un sujet certes difficile, comme il l'avait fait dans son livre. Je n'ai pas d'autre commentaire à faire - ou de leçon à donner... - pour l'instant.

- La prochaine fois Simone Weil, juive antisémite, on n'en sort pas...



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mercredi 8 juin 2011

Mourir pour des pensées. La femme qui possédait tout en elle.

"Il croit à tort que ma “Weltanschauung” est triste ; seule mes perspectives historiques le sont." (S. Weil, 1934)

"C'est vous qui êtes tristes…" (A nos amours)


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Dans la biographie de Simone Weil par Simone Pétrement, qui fut son amie proche (La vie de Simone Weil, Fayard, 1997), les chapitres consacrés à l'évolution intellectuelle de S. W. après son année d'usine (1934-35), soit pour les années 1936-37 : le Front populaire, les grandes grèves, la chute de Léon Blum -, sont particulièrement intéressants. Je vous en retranscris ici quelques passages. Je n'insisterai pas sur tout ce qu'ils peuvent avoir d'actuels.

Commençons par nous mettre à l'aise avec cette sentence de S. W. : "Le salariat n'est qu'une autre forme de l'esclavage." (1933-34 ; p. 316), continuons avec ces extraits d'une lettre qu'elle écrivit en 1937 à Emmanuel Mounier :

"Les classes doivent-elles « lutter » ou « collaborer » ? Il y a beaucoup d'artificiel dans cette opposition. Qui peut nier qu'il y ait collaboration des classes ? Dès qu'un ouvrier travaille, il collabore avec son patron ; pour ne pas collaborer, il faudrait qu'il fasse grève tout le temps. (…) Qui peut nier aussi qu'il y ait lutte des classes ? (…) L'idéal d'un chef d'entreprise, du point de vue de la comptabilité, c'est des ouvriers qui fournissent un travail très intensif et qui ne consomment pas. L'idéal d'un ouvrier, comme homme, c'est de fournir un effort qui n'épuise pas, et de loin, ses ressources vitales et de vivre dans le bien-être. Il y a opposition (…).

Il y a donc à la fois collaboration et lutte. C'est un fait, un fait qu'on ne peut contester à moins de vouloir mentir. (…)

Qui plus que les militants de la C.G.T. désire une collaboration pleine et entière entre les éléments d'une entreprise industrielle ? C'est même là, très exactement, leur idéal. (…) Ce qu'ils reprochent à ceux qui préconisent la collaboration, ce n'est pas de désirer la collaboration, c'est d'avoir trouvé un beau nom pour déguiser la duperie et l'esclavage. Pour eux, une collaboration pleine et véritable (…) est un objectif dont ne peut réaliser les conditions que par la lutte." (p. 411)

(Les coupures sont de Simone Pétrement.) Vous comprenez j'imagine ce qui me plaît dans un tel schéma de pensée.

Un petit détour maintenant par les questions d'éducation, histoire de rappeler que les exceptions qui contribuent à la perpétuation d'un système ne sont pas à la gloire du système (on trouve chez Castoriadis des idées analogues) :

"Simone pensait, comme Alain, que le problème n'est pas de donner des possibilités d'élévation seulement à ceux qui paraissent bien doués, mais de donner à tous un niveau convenable d'instruction. Elle préconisait une prolongation de la scolarité jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Élever seulement quelques-uns n'aboutissait qu'à écrémer en quelque sorte la classe ouvrière et la classe paysanne, à les appauvrir de leurs meilleurs éléments et à faire passer ceux-ci continuellement de l'autre côté de la barrière des classes. C'est en effet une étrange conception de l'égalité, celle qui consiste à regarder comme plus démocratique une société où la masse est ignorante, opprimée et malheureuse, mais où quelques-uns, tirés de la masse, peuvent devenir les maîtres des autres, qu'une société où l'on s'efforce avant tout d'élever le niveau général. L'égalité des possibles n'est pas l'égalité réelle, surtout quand les possibles ne se présentent qu'au début de la vie. Alain soutenait que l'enseignement doit être donné aussi bien et aussi longtemps qu'on le peut à tous les enfants ; qu'il faut s'efforcer d'élever même ceux qui ne paraissent pas particulièrement doués ; que l'enseignement est fait pour l'homme et non pas seulement pour assurer un bon recrutement des classes dirigeantes dans la société." (p. 448)

Et nous arrivons aux principaux textes, où sont mêlées citations de S. W. et paraphrases de Simone Pétrement. Les premières se trouvent entre ces « guillemets ». Toutes les coupures sans exception sont de la biographe. Je n'ai pas sous la main pour l'instant le volume (Écrits historiques et politiques, Gallimard, 1960) dont la plupart de ces textes, tous écrits en 1937, sont issus (sauf le dernier, tiré de Oppression et liberté, Gallimard, 1962), je vous en donne le titre pour que vous puissiez vérifier le cas échéant si ces coupures n'entament pas la pensée de Simone Weil. - A la vérité, elles la modifient nécessairement dans une certaine mesure, mais il m'a semblé qu'il n'était pas inadapté de vous faire partager non seulement ces idées mais la façon dont je les ai découvertes. Il sera toujours temps d'apporter d'éventuelles corrections à ce premier éclairage. Du reste, le livre de Simone Pétrement est d'assez bonne qualité pour que l'on puisse lui donner quelque crédit.

S. W. réfléchit aux causes de l'échec du ministère Blum, à l'incapacité de celui-ci à tirer profit des circonstances et de l'élan de la classe ouvrière pour imposer des réformes au moment où il y avait une fenêtre de tir pour les faire passer. De ces réflexions elle dégage des conclusions générales :

"« La matière propre de l'art politique, c'est la double perspective, toujours instable, des conditions réelles d'équilibre social et des mouvements d'imagination collective. » L'homme politique doit, pour agir sur les conditions réelles de l'équilibre social, se servir de l'imagination collective comme d'une force motrice, sans en partager les illusions. « Si des scrupules légitimes lui défendent de provoquer des mouvements d'opinion artificiellement et à coups de mensonges, comme on fait dans les États totalitaires et même dans les autres, aucun scrupule ne peut l'empêcher d'utiliser des mouvements d'opinion qu'il est impuissant à rectifier. Il ne peut les utiliser qu'en les transposant. (…) Il peut arriver que faute d'une toute petite réforme un grand mouvement d'opinion se brise et passe comme un rêve. »


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Elle termine en méditant sur la social-démocratie, qui partout s'est montrée « parée des mêmes vertus, rongée des mêmes faiblesses ». « La doctrine est cependant souple, sujette à autant d'interprétations et de modifications qu'on voudra ; mais il n'est jamais bon d'avoir derrière soi une doctrine, surtout quand elle enferme le dogme du progrès, la confiance inébranlable dans l'histoire et dans les masses. Marx n'est pas un bon auteur pour former le jugement. Machiavel vaut infiniment mieux. »

Dans la variante de cet article, elle rappelle l'une des maximes de Machiavel : « C'est que celui qui s'empare du pouvoir doit prendre tout de suite toutes les mesures de rigueur qu'il estime nécessaires, et n'en plus prendre par la suite, ou en tout cas de moins en moins. (…) Quand un pouvoir nouvellement institué commence par assener à ses adversaires les coups qu'il veut leur donner, puis les laisse à peu près tranquilles, ils lui savent gré de tout le mal qu'ils n'en souffrent pas ; quand il commence par ménager les adversaires, ils s'irritent ensuite de la moindre menace. Le pire de tout est de les ménager tout en laissant peser sans cesse sur eux des menaces vagues et jamais réalisées… »

Cette variante se termine par des réflexions profondes et amères sur la force. « Le principe fondamental du pouvoir et de toute action politique, c'est qu'il ne faut jamais présenter l'apparence de la faiblesse. La force se fait non seulement craindre, mais en même temps toujours un peu aimer, même par ceux qu'elle fait violemment plier sous elle ; la faiblesse (…) inspire toujours un peu de mépris (…). Il n'y a pas de vérité plus amère (…). Sylla, après son abdication, a vécu en parfaite sécurité dans cette Rome où il avait fait couler tant de sang ; les Gracques ont péri lâchement abandonnés par cette multitude à qui ils avaient voué leur vie. (…) L'empire de la force façonne souverainement sentiments et pensées… » C'est par cette emprise sur les pensées que la force règne, plus que par la contrainte effective. « Cette force qui règne jusque dans les consciences est toujours en grande partie imaginaire… »" ("Méditations sur un cadavre" ; p. 432-33)


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De même, "ce ne sont pas vraiment les difficultés financières ou économiques qui peuvent causer la chute d'un gouvernement. Bien des faits amènent à penser « qu'il n'y a pas d'effondrement économique, mais qu'il y a dans certains cas crise politique provoquée ou aggravée par une mauvaise situation économique, ce qui est bien différent ». La différence est en ceci que la crise économique produit la crise politiquement non directement ni nécessairement, mais par l'intermédiaire de l'imagination. Il faut comprendre l'effet apparent des crises économiques par analogie avec l'effet des défaites militaires. Celles-ci provoquent souvent la chute du régime dans le pays qui les a subies, et pourtant d'ordinaire elles ne rendent pas matériellement impossible à ce régime de subsister. Si elles le font tomber, c'est qu'elles amoindrissent ou effacent « ce prestige du pouvoir qui, beaucoup plus que la force proprement dite, maintient les peuples dans l'obéissance ». Un pouvoir qui sait maintenir son prestige, garder l'apparence de la force, une crise économique ou financière ne le fait pas tomber.

- incise de AMG : on évoquera de nombreux contre-exemples de gouvernements démocratiques tombés pour cause de crise. Certes (et encore, des analyses cas par cas pourraient surprendre), mais il faut alors se demander si le pouvoir qui reste prestigieux n'est pas celui d'un système, celui des partis officiels supposés et auto-proclamés plus compétents que les autres, ou, plus généralement, celui de la démocratie marchande (capitalo-parlementariste, comme dit Badiou).

- incise de AMG et des deux Simone : à propos de la notion du prestige, voici ce qu'elles écrivent : "Le prestige en un sens n'est pas vain. Il est lié à la nature du pouvoir, et le pouvoir est lié, dans une certaine mesure, à l'ordre. « La nécessité qu'il y ait un pouvoir est tangible, palpable, parce que l'ordre est indispensable à l'existence ; mais l'attribution du pouvoir est arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s'en faut ; or elle ne doit pas apparaître comme arbitraire, sans quoi il n'y a plus de pouvoir. Le prestige, c'est-à-dire l'illusion, est ainsi au coeur même du pouvoir. »" ("Ne recommençons pas la guerre de Troie" ; p. 418) Reprenons le fil du raisonnement :


Il n'en est pas moins vrai que la situation économique joue un rôle considérable. Mais pour agir efficacement sur l'économie, il faudrait avoir formé la notion de l'équilibre propre à l'économie. Or, si l'on a formé, grâce aux Grecs et Florentins de la Renaissance, la notion de l'équilibre dans certains arts, celle de l'équilibre propre à l'économie n'a pas encore été trouvée. Nous n'en avons qu'un équivalent à bon marché : l'idée de l'équilibre financier. On croit assez faire pour l'équilibre économique en cherchant l'équilibre financier, qui implique le paiement des dettes. Mais justement, dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. « Un intérêt à 4% quintuple un capital en un siècle ; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide (…) qu'avec un intérêt de 3% un capital est centuplé en deux siècles. » Il est donc « mathématiquement impossible que, dans une société fondée sur l'argent et le prêt à intérêt, la probité se maintienne pendant deux siècles », car cela ferait passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns. « Le paiement des dettes est nécessaires à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. » Dans l'histoire de toutes les sociétés, il a fallu à certains moments annuler les dettes." ("Quelques méditations sur l'économie (esquisse d'une apologie de la banqueroute)" ; pp. 433-34)


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C'est que "[l]'organisation sociale offre le spectacle paradoxal d'un grand nombre d'hommes obéissant à quelques-un ou même à un seul, comme si, dans ce domaine, le gramme l'emportait sur le kilo. Les marxistes croient avoir trouvé dans l'économie la clef de cette énigme ; mais l'obéissance et le commandement sont des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. L'obéissance du grand nombre au petit nombre paraîtra toujours un phénomène inexplicable tant qu'on ne comprendra pas que le nombre, dans un monde social, n'est pas une force, du moins dans les circonstances ordinaires. « Le nombre, quoi que l'imagination nous porte à croire, est une faiblesse. (…) Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. (…) On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au-delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. »

Il y a pourtant des moments où il n'en est pas ainsi. « A certains moments de l'histoire un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. (…) Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936. » Mais ces moments ne durent pas. « La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s'estompe. » De nouveau les foules sont maintenues dans l'obéissance par « le sentiment d'une impuissance irrémédiable ».

Ce sentiment d'impuissance est naturel chez celui qui est accoutumé à obéir. « Il est impossible à l'esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d'une valeur intérieure, quand cette conscience ne s'appuie sur rien d'extérieur. Le Christ lui-même, quand il s'est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission (…). Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir… »

Ces réflexions sont déjà bien proches de celles qu'elle fera quelques années plus tard sur le malheur, et en même temps elles rappellent celles de l'année d'usine. Un profond pessimisme à l'égard de l'ordre social apparaît dans la fin de ce texte.


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« La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre. » « L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit. On ne peut reprocher à ceux qu'il écrase de le saper autant qu'ils peuvent (…). On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l'organisent de le défendre (…). Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d'un manque de compréhension (…) ; elles tiennent à la nature des choses (…). Pour quiconque aime la liberté il n'est pas désirable qu'elles disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite de violence. »" ("Méditation sur l'obéissance et la liberté" ; pp. 434-45)


La référence au Christ et le ton pascalien de ces dernières lignes me paraissent indiquer certaines des directions que l'on peut prendre lorsqu'on en arrive à de tels constats, du dandysme désabusé, mais non sans tentations mystiques, que l'on trouvera chez l'admirateur - avec réserves - de S. W. qu'était Cioran, à un individualisme romantique et plus ou moins anarchisant ("tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre…"), en passant par celle que choisit S. W. : approfondir avec une lucidité de plus en plus exigeante son rapport à « tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine », essayer de communiquer aux autres ses pensées sur ces sujets, tout en continuant à se battre pour que les luttes sociales « restent en-deçà d'une certaine limite de violence ». S'échapper de « l'ordre social » autant que faire se peut, donner des armes aux autres pour qu'ils puissent s'en échapper de même, mais aussi s'efforcer de contribuer à ce que cet ordre, toujours « nécessaire », soit le moins « mauvais » possible.

- Le programme d'un Jacques Bouveresse qui aurait lu Wittgenstein, serais-je tenté d'écrire, la réciproque étant aussi vraie. On peut aussi évoquer un Maurras qui aurait lu Nabe, un Evola pacifiste et réformiste - mais ne compliquons pas les choses à coups de paradoxes et de parallèles plus ou moins fondés. La volonté est celle-ci, d'une lucidité qui ne craint pas la douleur, d'une lucidité sans a priori, sans exclusive de pensée comme de public, sans concession au cynisme. - A force de tenir tous les bouts de la chaîne on prend le risque, pour rependre un titre de Cioran, de l'écartèlement - voire de la crucifixion.

Simone Weil crucifiée par sa propre lucidité altruiste ?


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vendredi 3 juin 2011

Du délinquant sexuel, financier et spirituel comme symbole du démocrate contemporain.

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Roman Polanski a-t-il drogué puis violé une gamine ? En prenant la précaution de seulement l'enculer, histoire de ne pas l'engrosser et de ne pas avoir un gamin sur les bras (c'était le temps béni d'avant l'ADN, quand le seul vrai risque était qu'un nouveau corps du délit apparaisse quelques mois après...) ? Oui, les faits sont admis. Frédéric Mitterrand a-t-il payé des jouvenceaux thaïlandais pour prendre son plaisir sur et dans eux ? Oui, il s'en est vanté, et a même récolté de l'argent en vendant un livre où il relate les faits - ce qui, je le précise, est son droit le plus strict, même si l'on peut considérer que c'est une manière quelque peu cynique d'amortir son investissement de départ (le beurre et l'argent du beurre, toujours…). Dominique Strauss-Kahn a-t-il purement et simplement violé une femme de ménage ? Je n'en sais rien : il y a des présomptions semble-t-il fortes, mais je n'en sais rien. Un ancien ministre a-t-il organisé une partouze pédo-colonialiste au Maroc, avec étouffement politique de l'affaire à la clef ? Ce n'est pas impossible.


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Le point commun entre ces diverses affaires, ce qui choque en elles, ce qui fait d'elles, justement, des « affaires », n'est pas la sexualité. A l'inverse de ce que certains aiment à faire croire, Popu, en France en tous cas, est d'une certaine largesse d'opinion, et sait bien, pour reprendre une expression de Feydeau, qu'"on n'est pas de bois" - fort heureusement. Cela ne signifie certes pas qu'il approuve toutes les formes de sexualité, mais que, non certes sans moqueries, il peut en admettre l'existence, il sait que ça existe. Le point commun, c'est le mépris, autant dans ce qui relève du fait avéré que dans ce qui pour l'heure est encore du domaine de la probabilité ou du fantasme, le mépris total de ce que peut penser « l'autre ». Polanski use de son prestige et de la drogue, Frédéric Mitterrand paie et engraisse un système mafieux, « DSK» ne se serait pas embarrassé de la question de l'accord de la demoiselle, le ministre aurait eu le bras long et mis la main à la poche pour satisfaire ce qu'il a dans le pantalon. Et c'est cela qui, dans ces affaires à l'heure actuelle plus ou moins réelles, choque Popu, et moi avec lui : un sentiment d'impunité, un manque total de prise en considération du consentement du ou de la « partenaire ». Une enfreinte aux lois de la séduction, sans lesquelles l'amour n'a pas grande importance.


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Et cela choque d'autant plus - Popu comme bibi, là encore -, que ce mépris fait écho à celui des élites pour les voeux dudit Popu : il rechigne à la mondialisation, on lui répond qu'il n'a pas le choix ; il fait l'effort de voter contre le TCE, on le lui impose, il n'est pas spécialement va-t-en guerre, et se retrouve embarqué en Afghanistan ou en Libye sans être sûr que cela soit tout à fait nécessaire, il ne se réjouit pas de l'immigration régulière et de ses conséquences, on le traite de raciste et de fainéant, etc.

Il s'en faut pourtant que je trouve personnellement Popu irréprochable ou qu'il ait raison sur tout. Mais il a cent fois raison, oui, de demander une certaine cohérence de base dans ce qu'on lui dit, et je comprends qu'il ait peine à comprendre pourquoi il aurait tous les torts, quand ceux qui le dirigent non seulement se font du beurre sur son dos, non seulement se permettent des choses qui l'enverraient lui, en prison, mais trouvent alors des défenseurs à qui les journaux donnent toute place pour s'exprimer. Ainsi que me le disait hier une connaissance nouvelle et enrichissante, imaginons les cris d'un BHL ou d'un Cohn-Bendit - dont je n'ai jamais trouvé les célèbres pages philo-pédophiles du Grand bazar aussi innocentes ou insignifiantes qu'on veut parfois bien le dire - si un camionneur ou un petit fonctionnaire s'était laissé aller à violer une femme de chambre immigrée… Que n'aurait-on pu entendre alors sur la France rance, le machisme, l'esprit colonialiste !

J'ai déjà eu l'occasion de l'écrire, un des principaux facteurs déclenchants de la Révolution française fut l'exaspération envers l'arbitraire, un sentiment, justifié ou non, mais bien réel, d'une « justice à deux vitesses ». Nos « élites » se comportent comme si violer une femme, une gamine ou l'opinion d'un peuple, exprimée dans les règles de l'art, pouvait sans problème d'aucune sorte se légitimer pour certains. Non seulement si, cela pose problème en régime démocratique, mais cela devient carrément kafkaïen quand cela vient de personnes qui revendiquent haut et fort leurs convictions démocratiques, et qui y sont si attachées qu'elles peuvent faire balancer des bombes sur ceux qui ne sont pas d'accord !

(Faut-il aller jusqu'à lier démocratie et mépris du consentement public ? Sans que cela conduise à l'idéalisation d'autres régimes qui par définition se passent de ce consentement, on peut émettre cette hypothèse, qui se trouve déjà, si ma mémoire ne flanche pas, chez Maurras : la mauvaise conscience et l'amertume des politiciens envers toutes les courbettes qu'il doivent faire au peuple, toutes les conneries qu'ils entendent à longueur de journée et dont certes Popu peut être prodigue, tout cela finit par leur donner un certain mépris du peuple, une certaine nausée d'eux-mêmes. "Ils sont vraiment trop cons..." ; "On peut leur faire gober n'importe quoi..." - Violer une femme ou une jeune fille, payer des garçons (i.e. leurs macs) n'est pas tant lié à ces phénomènes, ou indirectement : plus à la (re)constitution des élites comme classe sociale à part, qui n'a de comptes à rendre à personne qu'à son compte en banque, ses actionnaires et ses désirs. Le parallèle est à faire avec le gars qui met au chômage des centaines de personnes d'un simple clic en fermant une usine non rentable ou pas assez rentable à l'autre bout du continent, sans se soucier une seconde de ce que peuvent éprouver ceux qui perdent leur boulot.)

Ce pourquoi il serait quelque peu hâtif de s'offusquer d'une supposée exposition puritaine de la vie privée. Pour l'instant, ce n'est pas de cela qu'il s'agit : la réprobation publique envers ces diverses affaires ne repose pas tant sur une volonté de « grand déballage » que sur le sentiment que la façon dont certains « gèrent » leurs pulsions, en l'occurrence leur donnent libre cours, et, à l'exception peut-être de Frédéric Mitterrand, en toute bonne conscience, est un reflet ou un symbole de la façon dont ils gèrent le pays : à la hussarde, qui paie commande, qui est du bon côté du manche n'a que faire de celui ou celle qui a mal au cul.

- Le mal au cul comme prodrome de la révolution ? Cela serait si j'ose dire assez piquant, d'autant qu'une part de moi est pour le moins sceptique quant aux bienfaits des révolutions, ou, en langage contemporain, des « grands coups de balais ». Mais si ces affaires de moeurs, au premier rang desquelles l'affaire « DSK », qui est pour l'heure, sinon la plus accablante, du moins la plus symbolique - pas de réplique possible sur les modes anti-homophobe ou anti-réactionnaire -, si ces affaires pouvaient contribuer à une prise de conscience, ou augmenter la conscience de Popu pour le mépris dont il est l'objet de la part de ses « élites », et, encore une fois, sans tomber dans le travers de l'inquisition puritaine, alors… alors tant mieux !


dianarigg

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