"Wittgenstein formule ici d'une autre manière ce que j'essaie de dire de temps à autre contre Castoriadis, et sur la façon dont il me semble trop vouloir assimiler « autonomie » et « transparence » : on peut discuter de tout, tout remettre en question, au moins pour voir ce qui en ressort, mais ce n'est pas tomber dans le cynisme ou ce que Castoriadis appelle une « philosophie de préfet de police libertin » ("Moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu'il est plein, autrement ils n'obéiront pas à la loi. Quelle misère !") que (...) constater que la notion de croyance n'est pas si univoque qu'il pourrait paraître et peut comporter une conscience plus ou moins claire de sa propre relativité, ou, comme le dit Wittgenstein, une « certaine hypocrisie »",
et il y a à cela une preuve toute simple : si la croyance religieuse était aussi fermée sur elle-même que l'écrit souvent Castoriadis, s'il n'y avait pas chez le croyant une conscience, aussi réduite soit-elle, de la non-évidence, de la non-naturalité de sa croyance, jamais la religion n'évoluerait. Jamais les Romains ne se seraient convertis. Jamais l'Islam n'aurait progressé. Et si la modernité a peu à peu exercé son emprise sur les esprits, c'est bien qu'il y a eu des interstices d'incertitude par où elle a pu se glisser. Le croyant vivrait dans un monde immobile et immuable, et rien ne pourrait le faire changer de croyance. Ce qui n'est évidemment pas le cas.
CQFD !
Il y a bien sûr des cas où la personne se crispe d'autant plus sur sa croyance qu'elle la sent en danger, ce qui est souvent le cas des fondamentalismes, et cela vient à l'appui de ma thèse.
Restons par ailleurs prudent sur ce que l'on peut appeler la « thèse du canapé-télé », selon laquelle la mondialisation abrutit tout le monde et détruit systématiquement les valeurs héroïques traditionnelles (sens de l'honneur, sens des conséquences de ce que l'on fait...) : il y a évidemment beaucoup de vrai dans ce lieu commun, mais comme l'exemple - certes particulier - des Eskimos semble pour l'instant le montrer, ce mécanisme d'abrutissement par le confort n'a rien d'automatique, a fortiori d'instantané.
Mais bon, j'ai niqué Castoriadis aujourd'hui, et à chaque jour suffit sa peine.
Le calme avant, ou après l'orage ?
P.S. : (Je ne réponds qu'aux commentaires un peu argumentés, et) Je me posais, ou plutôt me reposais une nouvelle fois la question, à la lecture du dernier billet du Stalker : pourquoi cette insistance sur le concept du « nom » juif, du « nom » d'Israël ? Est-ce une querelle parisianiste d'héritiers lacaniens, le professeur goy Badiou répondant au professeur goy Milner (Portées du mot "Juif" vs. Les penchants criminels de l'Europe démocratique, peut-être le premier livre à introduire cette notion de « nom »), est-ce une façon chez les uns et les autres de se branler philosophiquement et/ou religieusement le stylo en lieu et place d'analyses politiques précises ? Est-ce, plus simplement, une volonté de détourner le débat vers des abstractions sur lesquelles on peut s'étriper verbalement ad nauseam, pendant que ça saigne ailleurs ? Hypothèses non contradictoires, mais il me semble que ce n'est certes pas en vouloir à un quelconque « nom », ou de pécher par impiété, que de parler de check-points, mur, droit au retour, assassinats ciblés, occupation, etc. Non ?
Codicille (non mélancolique) au précédent codicille.
L'intervention de ce matin va répéter celle d'avant-hier. Je me suis simplement fait la réflexion qu'étaient d'ores et déjà réunis les éléments, non d'une théorie, il ne faut pas exagérer, mais d'un constat général sur l'usage des insultes, et qu'il suffisait d'y remettre un peu d'ordre. Ce qui subsistera d'ambiguïté ne sera donc plus j'espère que le fait du sujet, pas le mien.
Je propose de nommer « quadrature de Valéry » le va-et-vient entre différentes composantes psychologiques dans le contexte d'une démocratie à peu près pacifiée qui est la nôtre, va-et-vient qui provoque, selon l'humeur, un sentiment désabusé quant à l'inutilité de l'invective, ou une conscience que l'on espère lucide des limites comme de l'intérêt du genre.
"Injures, quolibets, etc., sont marques d'impuissance, et même des lâchetés, étant des succédanés pour des meurtres - des appels à autrui pour une destruction ou dépréciation. - C'est s'en remettre aux autres, car s'il n'y avait point de tiers, point d'injures..." ("Oeuvres", Mauvaises pensées, Pléiade t. 2, p. 832)
Ce qui signifie, et c'est vrai, que si l'on n'a pas le courage d'aller soi-même gifler ou tuer X, il est bas de l'insulter : l'insulte est aveu de faiblesse. Et non seulement c'est bas, mais c'est inutile, puisque, rappelle Valéry-La Palice :
"Tous nos ennemis sont mortels." (p. 834)
Heureusement ou malheureusement, cet aspect désagréable de l'insulte n'est pas suffisant pour nous amener à une attitude zen ou fataliste, purement passive et résignée. D'une part, Valéry lui-même est le premier à le rappeler :
"Pour moi, on ne tue que pour et par création. Et d’ailleurs, l’instinct destructif n’est légitime que comme indication de quelque naissance ou construction qui veut sa place et son heure." (Cahiers, Pléiade t. 1, "Ego"), phrase qui évoque le célèbre aphorisme de Bakounine :
"La volupté de la destruction est une volupté créatrice." (Le terme de « volupté » comme l'idée exprimée nous ramènent d'ailleurs à Sade.)
Ici, il ne faut pas, ou en tout cas il n'est pas besoin, malgré les accents darwiniens de ce genre de phrase, de se laisser aller à des considérations faussement graves sur la férocité de l'existence, non plus, par ailleurs, que de formuler tout cela en terme de progressisme. L'idée est plus simple et plus prosaïque : la violence, verbale en l'occurrence, pour illusoire qu'elle puisse être à de nombreux égards, n'est pas que négative.
D'autant que, et d'autre part, ce n'est pas parce que les enculistes visés ici-même ont assez de cynisme pour dormir sur leur deux oreilles sans être réveillés par la puanteur de la crasse intellectuelle qu'ils ne cessent de laisser fermenter en eux, qu'il ne faut pas essayer de les titiller de temps en temps. Ajoutons que viser X ou Y et critiquer ses prises de positions ou son comportement, c'est aussi permettre, peut-être, au lecteur de généraliser ces critiques à d'autres prises de positions et d'autres comportements d'autres "X" ou "Y".
Qui plus est, pour nuancer cette idée de lâcheté de la part de la personne qui insulte, il est bon de garder en mémoire cette observation de Nietzsche, je crois que c'est dans Humain, trop humain, selon laquelle le meilleur moyen de ne plus pouvoir se débarrasser d'un ennemi est de le tuer.
On retrouve d'ailleurs, via Valéry encore, des ambivalences du même type dans ce que peut être le comportement des insultés :
"Quel excellent exercice d'assouplissement que le pardon des injures ! Quel bénéfice, - et d'ailleurs, quelle injure plus atroce ! Il s'agit, bien entendu, d'un pardon aussi « sincère » que possible. « Je te pardonne », c'est-à-dire : je te comprends, je te circonscris, je t'ai digéré... Tu n'as pas le pouvoir de m'empêcher de te considérer selon la justice, et même avec bienveillance..." ("Oeuvres" t. 2, p. 834)
Cette méthode est bonne, mais c'est aussi une méthode de lâche. Moins qu'un procès en diffamation, qui est sans doute la façon de faire la plus méprisable, mais tout de même.
Pour résumer, non seulement ce qui précède, mais ma propre position, en revenant aux exemples canoniques des enculistes-sionistes qui font tant de bien au débat intellectuel en France :
Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Frédéric Encel (etc., vous complétez), pour des raisons qui leur sont propres, emploient des méthodes d'argumentation fondées sur la simplification outrancière, l'amalgame, la menace, ceci :
- en connaissance de cause ;
- en approuvant de fait des comportements meurtriers dans le monde réel (c'est ce que je rappelais précédemment : la violence de Bruno Guigue dans son article, que lui reproche son administration, blesse moins qu'une balle israélienne), ils se rendent complices de crimes (avec toute la difficulté, que l'on retrouve à chaque procès, de définir ce qu'est exactement un complice
- voir l'admirable cas de Mme Monique Olivier Fourniret) ;
De ce fait, les attaques verbales les plus violentes sur ces comportements et sur ce qu'ils semblent révéler de leurs auteurs, sont légitimes. Elles ne doivent pas aller jusqu'à l'appel au meurtre, qui ajoute à la lâcheté de l'insulte telle que signalée par Valéry - mais elles constituent, encore une fois dans notre démocratie peu ou prou pacifiée, une des rares alternatives dont nous disposions à la violence physique d'une part, à l'indifférence résignée d'autre part.
(Une incise : tous facteurs passionnels mis à part, le cas du Proche-Orient est ici d'autant plus prototypique que la puissance pour l'instant la plus forte, Israël, joue, avec l'aide des fumiers dont il est aujourd'hui question, à se faire passer pour victime. Il y a beaucoup à dire sur les ennemis d'Israël, beaucoup d'insultes à délivrer aussi, mais tant que le rapport des forces restera ce qu'il est, tant que les massacres et les charniers seront surtout le fait d'un camp, c'est vers les « rossignols » des premiers et les « muses » des seconds que partiront en priorité les insultes. J'exagère un peu et cite Céline dans un contexte où il n'est pas nécessairement le bienvenu, mais, paradoxalement, c'est pour montrer l'absence chez moi de tout facteur « passionnel ». Suis-je clair ?)
Du reste, il s'en faut que la violence verbale ne soit que défoulement ou prélude à la violence physique. Sur ce point, Alain Brossat a écrit de bonnes pages dans un livre intitulé Le corps de l'ennemi (La Fabrique, 1998), montrant que dans certains cas la première prépare la seconde, mais que dans d'autres cas elle en protège. J'avais consacré un texte à ce bouquin il y a longtemps, texte dont je n'ai pas été content et que je n'ai jamais publié. J'y reviendrai peut-être, je vous le signale en attendant.
On peut aussi compléter tout cela par ces réflexions de Karl Kraus, orfèvre en matière d'invective - texte ancien, dont je n'ai pas toujours respecté moi-même les principes.
(De sacrés enculés, ces gars-là, tout de même... Même pas l'originalité et le style d'un Fourniret ! Voilà du vécu, on est loin du virtualisme ! (Je rappelle que M.-E. Nabe a consacré un beau texte à Fourniret dans J'enfonce le clou, et vous laisse. Bises à tous !))
Accompagnant mon café du matin d'un peu de Pléiade Valéry, comme ça, pour voir quel goût ça a, je tombe très rapidement sur quelques Mauvaises pensées liées à ce que j'ai écrit hier :
"Tous nos ennemis sont mortels." - cette rassurante évidence vient après ceci :
"Quel excellent exercice d'assouplissement que le pardon des injures ! Quel bénéfice, - et d'ailleurs, quelle injure plus atroce ! Il s'agit, bien entendu, d'un pardon aussi « sincère » que possible. « Je te pardonne », c'est-à-dire : je te comprends, je te circonscris, je t'ai digéré... Tu n'as pas le pouvoir de m'empêcher de te considérer selon la justice, et même avec bienveillance..." (t. 2, p. 834)
Il est évidemment possible de rétorquer que voilà une méthode de faible. Quoi qu'il en soit, je suis aussi tombé sur cela :
"Injures, quolibets, etc., sont marques d'impuissance, et même des lâchetés, étant des succédanés pour des meurtres - des appels à autrui pour une destruction ou dépréciation. - C'est s'en remettre aux autres, car s'il n'y avait point de tiers, point d'injures..." (p. 832)
Une petite nuance sur ce dernier point : lisant un paragraphe de Taguieff, je n'ai pas besoin de témoins pour recourir aux injures misogynes, homophobes ou anti-goy qui viennent spontanément à l'esprit devant tant d'enculisme. Mais j'admets sans peine la part de vérité de ce constat d'ensemble.
Pour compléter le tableau, rappelons - de mémoire - la phrase de Nietzsche selon laquelle le meilleur moyen de toujours penser à un ennemi est de l'avoir tué.
Heureusement, dans ses Cahiers, le même Valéry nous redonne une raison - étrangement progressiste de sa part - de fulminer :
"Pour moi, on ne tue que pour et par création. Et d’ailleurs, l’instinct destructif n’est légitime que comme indication de quelque naissance ou construction qui veut sa place et son heure."
- autant qu'il me semble, M. Guigue a bien enfreint ce que l'on appelle le devoir de réserve, et en tant qu'énarque il devait savoir qu'il le faisait ;
- il a été suspendu de ses fonctions de sous-préfet, mais n'a pas été révoqué en tant que fonctionnaire : il a rejoint, comme le dit joliment le langage administratif, son corps d'origine. S'il était un bon sous-préfet, on est désolé pour les administrés de Saintes et de ses alentours, mais il ne s'agit pas non plus, en l'espèce d'un drame humain à vous tirer des larmes ;
- à l'heure où j'écris, sa réaction, contrairement à celle de la pleureuse Redeker, semble d'ailleurs digne et mesurée ;
- point à ma connaissance non relevé, la virulence de son article répondait à la virulence des enculistes-sionistes habituels (Finkie, Taguieff, Encel...), et peut-être est-ce la colère devant l'ignominie des arguments employés par ces punais, ces charognes, ces métastases de l'intellect, qui l'a fait tomber dans ce piège d'écrire des phrases qu'en tirant de leur contexte on pouvait aisément utiliser contre lui. On rappellera par ailleurs, avec l'UJFP, que les propos de B. Guigue restent moins violents qu'une balle ou un missile israélien. Si j'écris qu'il m'arrive de souhaiter aux délabrés sus-nommés une mort cancéreuse dans d'atroces souffrances (le vaillant général Sharon, victime d'une attaque cérébrale, n'est plus qu'un cadavre sous-perfusion depuis bientôt deux ans (combien pèse-t-il maintenant ?), on ne voit pas pourquoi les cellules et les vaisseaux sanguins des cerveaux auto-infestés par la malhonnêteté et la médiocrité intellectuelles de ces tristes sbires seraient immunisés contre la rouille, le délabrement, le travail du Crabe)
- il n'y a pas que Sharon, beaucoup sont morts d'un cancer, qui valaient mieux que lui ! Artaud lui-même, et d'un cancer de l'anus, s'il vous plaît ! Le Crabe n'a peur de rien ! Et s'il s'est attaqué à l'anus d'un des plus grands écrivains du XXe siècle, ce n'est pas la cervelle vide de Finkie qui va lui faire peur !
- On peut se demander ce qui est le plus sale, cher ami, cher démon...
si j'écris quelque chose de ce genre, disais-je donc !, ce n'est peut-être pas très gentil, mais ça ne tue personne, et c'est surtout un aveu d'impuissance par rapport à leur situation de porcs privilégiés. Pour le dire clairement : si nous ne pouvons plus utiliser la violence verbable, que nous reste-t-il ?
Ach, tout le monde n'est pas "Gu"... Heureusement pour les flics pourris !
- revenons à Bruno Guigue : de ce que j'ai lu ces derniers jours, la meilleure analyse est celle du site de Pierre Tévanian, "Les mots sont importants". J'ai très souvent piqué des colères à la lecture des articles de ce monsieur qui participe allègrement à la "judiciarisation" de la société française et en appelle sans cesse au lynchage médiatique contre tel ou tel, mais ici, dans l'ensemble, sa position me semble équilibrée.
(Ajout le 29.03.) L'article d'Esther Benbassa, assez critique envers Bruno Guigue, apporte des informations utiles, notamment parce que cette dame connait le sujet, mieux que B. Guigue, P. Tévanian, ou moi-même. (Fin de l'ajout.)
Cette affaire, par ailleurs, ne nous apprend bien sûr rien que nous ne sachions déjà. Mon titre ne s'appliquait donc qu'à Tocqueville (lequel descendait aussi de Saint Louis - ce qui nous (r)amène aux croisades).
Si je t'oublie, Jérusalem...
P.S. 1 : Oui, j'oubliais, et cela va dans le sens du commentaire de l'excellent Kabouli : dans le compte-rendu par l'AFP de la mise au pas de B. Guigue, son supérieur hiérarchique dit que même si un fonctionnaire veut publier un ouvrage sur les vases Ming, il doit en référer à son autorité. J'en déduis d'abord que l'on peut publier des choses sur les vases Ming qui vont à l'encontre du devoir de réserve, ce qui ne semblait pas si évident, ensuite je suggère à tous les sous-préfets de France et de Navarre de publier des ouvrages extrêmement critiques sur les vases Ming, par signe de solidarité avec B. Guigue. En toute rigueur, ils devraient tous être sanctionnés. Logique, non ?
P.S.2 : un petit hommage à Muray pour finir. En faisant une recherche d'images sous le titre de « charité », je me suis aperçu, rougissant une fois de plus de mon inculture en matière d'iconographie religieuse, qu'une tradition faisait figurer ladite de charité non sans générosité :
Les petits n'étant pas, fort heureusement, les seuls à y avoir droit :
Grâce au Québec libre, et notamment à un retraité belge, M. Swaelens, cet homme est un titan, qu'Allah le bénisse, il m'est aisé de vous faire partager cet étourdissant passage issu des Origines de la France contemporaine, dans lequel Taine décrit le lever du roi à la fin de l'Ancien Régime. Pour bien comprendre mon propos, il faut avoir à l'esprit que dans le chapitre précédent l'auteur a insisté sur la splendeur de la Cour et de ceux qui la composent : la description pointilleuse du cérémonial du lever du Roi, telle que vous avez la lire, ne prend sens que sur fond de beauté et de raffinement, beauté et raffinement qui sont le produit de l'histoire. D'ailleurs, citons la fin de ce chapitre :
"Voilà le spectacle qu’il faudrait voir, non par l’imagination et d’après des textes incomplets, mais avec les yeux et sur place, pour comprendre l’esprit, l’effet, le triomphe de la culture monarchique ; dans une maison montée, le salon est la pièce principale ; et il n’y en eut jamais de plus éblouissant que celui-ci. De la voûte sculptée et peuplée d’amours folâtres, descendent, par des guirlandes de fleurs et de feuillage, les lustres flamboyants dont les hautes glaces multiplient la splendeur ; la lumière rejaillit à flots sur les dorures, sur les diamants, sur les têtes spirituelles et gaies, sur les fins corsages, sur les énormes robes enguirlandées et chatoyantes. Les paniers des dames rangées en cercle ou étagées sur les banquettes « forment un riche espalier couvert de perles, d’or, d’argent, de pierreries, de paillons, de fleurs, de fruits avec leurs fleurs, groseilles, cerises, fraises artificielles » ; c’est un gigantesque bouquet vivant dont l’œil a peine à soutenir l’éclat. – Point d’habits noirs comme aujourd’hui pour faire disparate. Coiffés et poudrés, avec des boucles et des nœuds, en cravates et manchettes de dentelle, en habits et vestes de soie feuille morte, rose tendre, bleu céleste, agrémentés de broderies et galonnés d’or, les hommes sont aussi parés que les femmes. Hommes et femmes, on les a choisis un à un ; ce sont tous des gens du monde accomplis, ornés de toutes les grâces que peuvent donner la race, l’éducation, la fortune, le loisir et l’usage ; dans leur genre, ils sont parfaits. Il n’y a pas une toilette ici, pas un air de tête, pas un son de voix, pas une tournure de phrase qui ne soit le chef-d’œuvre de la culture mondaine, la quintessence distillée de tout ce que l’art social peut élaborer d’exquis. Si polie que soit la société de Paris, elle n’en approche pas ; comparée à la cour, elle semble provinciale. Il faut cent mille roses, dit-on, pour faire une once de cette essence unique qui sert aux rois de Perse ; tel est ce salon, mince flacon d’or et de cristal ; il contient la substance d’une végétation humaine. Pour le remplir, il a fallu d’abord qu’une grande aristocratie, transplantée en serre chaude et désormais stérile de fruits, ne portât plus que des fleurs, ensuite que, dans l’alambic royal, toute sa sève épurée se concentrât en quelques gouttes d’arôme. Le prix est excessif, mais c’est à ce prix qu’on fabrique les très délicats parfums."
- pas mal, non ? Voici la suite, où me semble-t-il on saisit très bien la beauté d'une cérémonie, en même temps, dans le cas présent, non seulement le fait qu'elle tourne à vide - ce qui peut-être est vrai de toute cérémonie -, mais qu'elle est aussi faite pour cela - ce qui explique beaucoup de la Révolution. Taine enchaîne donc :
"Une opération semblable engage celui qui la fait comme ceux qui la subissent. Ce n’est point impunément qu’on transforme une noblesse d’utilité en une noblesse d’ornement, on tombe soi-même dans la parade qu’on a substituée à l’action. Le roi a une cour, il faut qu’il la tienne. Tant pis si elle absorbe son temps, son esprit, son âme, tout le meilleur de sa force active et de la force de l’État. Ce n’est pas une petite besogne que d’être maître de maison, surtout quand, à l’ordinaire, on reçoit cinq cents personnes ; on est obligé de passer sa vie en public et en spectacle. À parler exactement, c’est le métier d’un acteur qui toute la journée serait en scène. Pour soutenir ce fardeau et travailler d’ailleurs, il a fallu le tempérament de Louis XIV, la vigueur de son corps, la résistance extraordinaire de ses nerfs, la puissance de son estomac, la régularité de ses habitudes ; après lui, sous la même charge, ses successeurs se lassent ou défaillent. Mais ils ne peuvent s’y soustraire ; la représentation incessante et journalière est inséparable de leur place et s’impose à eux comme un habit de cérémonie lourd et doré. Le roi est tenu d’occuper toute une aristocratie, par conséquent de se montrer et de payer de sa personne à toute heure, même aux heures les plus intimes, même en sortant du lit, même au lit.
Le matin, à l’heure qu’il a marquée d’avance, le premier valet de chambre l’éveille : cinq séries de personnes entrent tour à tour pour lui rendre leurs devoirs, et « quoique très vastes, il y a des jours où les salons d’attente peuvent à peine contenir la foule des courtisans ». – D’abord on introduit « l’entrée familière », enfants de France, princes et princesses du sang, outre cela le premier médecin, le premier chirurgien et autres personnages utiles . – Puis on fait passer la « grande entrée » ; elle comprend le grand chambellan, le grand maître et le maître de la garde-robe, les premiers gentilshommes de la chambre, les ducs d’Orléans et de Penthièvre, quelques autres seigneurs très favorisés, les dames d’honneur et d’atour de la reine, de Mesdames et des autres princesses, sans compter les barbiers, tailleurs et valets de plusieurs sortes. Cependant on verse au roi de l’esprit-de-vin sur les mains dans une assiette de vermeil, puis on lui présente le bénitier ; il fait le signe de croix et dit une prière. Alors, devant tout ce monde, il sort de son lit, chausse ses mules. Le grand chambellan et le premier gentilhomme lui présentent sa robe de chambre ; il l’endosse et vient s’asseoir sur le fauteuil où il doit s’habiller. – À cet instant, la porte se rouvre ; un troisième flot pénètre, c’est « l’entrée des brevets » ; les seigneurs qui la composent ont en outre le privilège précieux d’assister au petit coucher, et du même coup arrive une escouade de gens de service, médecins et chirurgiens ordinaires, intendants des menus-plaisirs, lecteurs et autres, parmi ceux-ci le porte-chaise d’affaires : la publicité de la vie royale est telle, que nulle de ses fonctions ne s’accomplit sans témoins. – Au moment où les officiers de la garde-robe s’approchent du roi pour l’habiller, le premier gentilhomme, averti par l’huissier, vient dire au roi les noms des grands qui attendent à la porte : c’est la quatrième entrée, dite « de la chambre », plus grosse que les précédentes ; car, sans parler des porte-manteaux, porte-arquebuse, tapissiers et autres valets, elle comprend la plupart des grands officiers, le grand aumônier, les aumôniers de quartier, le maître de chapelle, le maître de l’oratoire, le capitaine et le major des gardes du corps, le colonel général et le major des gardes françaises, le colonel du régiment du roi, le capitaine des Cent-Suisses, le grand veneur, le grand louvetier, le grand prévôt, le grand maître et le maître des cérémonies, le premier maître d’hôtel, le grand panetier, les ambassadeurs étrangers, les ministres et secrétaires d’État, les maréchaux de France, la plupart des seigneurs de marque et des prélats. Des huissiers font ranger la foule et au besoin faire silence. Cependant le roi se lave les mains et commence à se dévêtir. Deux pages lui ôtent ses pantoufles ; le grand maître de la garde-robe lui tire sa camisole de nuit par la manche droite, le premier valet de garde-robe par la manche gauche, et tous deux le remettent à un officier de garde-robe, pendant qu’un valet de garde-robe apporte la chemise dans un surtout de taffetas blanc. – C’est ici l’instant solennel, le point culminant de la cérémonie ; la cinquième entrée a été introduite, et, dans quelques minutes, quand le roi aura pris la chemise, tout le demeurant des gens connus et des officiers de la maison qui attendent dans la galerie apportera le dernier flot. Il y a tout un règlement pour cette chemise. L’honneur de la présenter est réservé aux fils et aux petits-fils de France, à leur défaut aux princes du sang ou légitimés, au défaut de ceux-ci au grand chambellan ou au premier gentilhomme ; notez que ce dernier cas est rare, les princes étant obligés d’assister au lever du roi, comme les princesses à celui de la reine. Enfin voilà la chemise présentée ; un valet de garde-robe emporte l’ancienne ; le premier valet de garde-robe et le premier valet de chambre tiennent la nouvelle, l’un par la manche gauche, l’autre par la manche droite, et, pendant l’opération, deux autres valets de chambre tendent devant lui sa robe de chambre déployée, en guise de paravent. La chemise est endossée, et la toilette finale va commencer. Un valet de chambre tient devant le roi un miroir, et deux autres, sur les deux côtés, éclairent, si besoin est, avec des flambeaux. Des valets de garde-robe apportent le reste de l’habillement ; le grand maître de garde-robe passe au roi la veste et le justaucorps, lui attache le cordon bleu, lui agrafe l’épée ; puis un valet préposé aux cravates en apporte plusieurs dans une corbeille, et le maître de garde-robe met au roi celle que le roi choisit. Ensuite un valet préposé aux mouchoirs en apporte trois dans une soucoupe, et le grand maître de garde-robe offre la soucoupe au roi, qui choisit. Enfin le maître de garde-robe présente au roi son chapeau, ses gants et sa canne. Le roi vient alors à la ruelle de son lit, s’agenouille sur un carreau et fait sa prière, pendant qu’un aumônier à voix basse prononce l’oraison Quæsumus, Deus omnipotens. Cela fait, le roi prescrit l’ordre de la journée, et passe avec les premiers de sa cour dans son cabinet, où parfois il donne des audiences. Cependant tout le reste attend dans la galerie, afin de l’accompagner à la messe quand il sortira.
Tel est le lever, une pièce en cinq actes. – Sans doute on ne peut mieux imaginer pour occuper à vide une aristocratie : une centaine de seigneurs considérables ont employé deux heures à venir, à attendre, à entrer, à défiler, à se ranger, à se tenir sur leurs pieds, à conserver sur leurs visage l’air aisé et respectueux qui convient à des figurants de haut étage, et tout à l’heure les plus qualifiés vont recommencer chez la reine. Mais par contre-coup le roi a subi la gêne et le désœuvrement qu’il imposait. Lui aussi, il a joué un rôle ; tous ses pas et tous ses gestes ont été réglés d’avance ; il a dû compasser sa physionomie et sa voix, ne jamais quitter l’air digne et affable, distribuer avec réserve ses regards et ses signes de tête, ne rien dire ou ne parler que de chasse, éteindre sa propre pensée s’il en a une. On ne peut pas rêver, méditer, être distrait quand on est en scène ; il faut être à son rôle. D’ailleurs, dans un salon, on n’a que des conversations de salon, et l’attention du maître, au lieu de se ramasser en un courant utile, s’éparpille en eau bénite de cour. Or toutes les heures de sa journée sont semblables, sauf trois ou quatre dans la matinée pendant lesquelles il est au conseil ou à son bureau : encore faut-il observer que, les lendemains de chasse, quand il revient de Rambouillet à trois heures du matin, il doit dormir pendant ce peu d’heures libres. Pourtant l’ambassadeur Mercy , homme fort appliqué, semble trouver que cela est suffisant ; du moins il juge que Louis XVI « a beaucoup d’ordre, qu’il ne perd pas de temps aux choses inutiles » ; en effet son prédécesseur travaillait beaucoup moins, à peine une heure par jour. – Ainsi les trois quarts de son temps sont livrés à la parade. – Le même cortège est autour de lui, au botté, au débotté, quand il s’habille de nouveau pour monter à cheval, quand il rentre pour prendre l’habit de soirée, quand il revient dans sa chambre pour se mettre au lit. « Tous les soirs pendant six ans, dit un page , moi ou mes camarades nous avons vu Louis XVI se coucher en public », avec le cérémonial décrit tout à l’heure. « Je ne l’ai pas vu suspendre dix fois, et alors c’était toujours par accident ou pour cause d’indisposition. » L’assistance est plus nombreuse encore quand il dîne et soupe ; car, outre les hommes, il y a les femmes, les duchesses sur des pliants, les autres debout autour de la table. Je n’ai pas besoin de dire que le soir, à son jeu, à son bal, à son concert, la foule afflue et s’entasse. Lorsqu’il chasse, outre les dames à cheval et en calèche, outre les officiers de vénerie, le officiers des gardes, l’écuyer, le porte-manteau, le porte-arquebuse, le chirurgien, le renoueur, le coureur de vin, et je ne sais combien d’autres, il a pour invités à demeure tous les gentilshommes présentés. Et ne croyez pas que cette suite soit mince : le jour où M. de Chateaubriand est présenté, il y en a quatre nouveaux, et « très exactement » tous les jeunes gens de grande famille viennent deux ou trois fois par semaine se joindre au cortège du roi. — Non seulement les huit ou dix scènes qui composent chacune de ses journées, mais encore les courts intervalles qui séparent une scène de l’autre, sont assiégés et accaparés. On l’attend, on l’accompagne et on lui parle au passage, entre son cabinet et la chapelle, entre la chapelle et son cabinet, entre sa chambre et son carrosse, entre son carrosse et sa chambre, entre son cabinet et son couvert. — Bien mieux, les coulisses de sa vie appartiennent au public. S’il est indisposé et qu’on lui apporte un bouillon, s’il est malade et qu’on lui présente une médecine, « un garçon de chambre appelle tout de suite la grande entrée ». Véritablement le roi ressemble à un chêne étouffé par les innombrables lierres qui, depuis la base jusqu’à la cime, se sont collés autour de son tronc. — Sous un pareil régime, l’air manque ; il faut trouver une échappée : Louis XV avait ses petits soupers et la chasse ; Louis XVI a la chasse et la serrurerie. Et je n’ai pas décrit le détail infini de l’étiquette, le cérémonial prodigieux des grands repas, les quinze, vingt et trente personnes occupées autour du verre et de l’assiette du roi, les paroles sacramentelles du service, la marche du cortège, l’arrivée de « la nef », « l’essai des plats » ; on dirait d’une cour byzantine ou chinoise [1]. Le dimanche tout le public, même ordinaire, est introduit, et cela s’appelle le « grand couvert », aussi solennel et aussi compliqué qu’une grand’messe. Aussi bien, pour un descendant de Louis XIV, manger, boire, se lever, se coucher, c’est officier. Frédéric II, s’étant fait expliquer cette étiquette, disait que, s’il était roi de France, son premier édit serait pour faire un autre roi qui tiendrait la cour à sa place ; en effet, à ces désœuvrés qui saluent, il faut un désœuvré qu’il saluent. Il n’y aurait qu’un moyen de dégager le monarque : ce serait de refondre la noblesse française et de la transformer, d’après le modèle prussien, en un régiment laborieux de fonctionnaires utiles. Mais, tant que la cour reste ce qu’elle est, je veux dire une escorte d’apparat et une parure de salon, le roi est tenu d’être comme elle un décor éclatant qui sert peu ou qui ne sert pas." (pp. 81-86 de l'édition « Bouquins »)
Rien ne manque à ce tableau, de la sacralisation de la merde royale (sur fond d'humiliation de la vieille noblesse, voilà du concentré de théologico-politique) à l'apparition du Protestant efficace et bien intentionné, Frédéric II, dont on sent bien qu'à l'inverse d'un Louis XVI si respectueux des usages, il est dans le « sens de l'histoire », histoire qui va bientôt emporter tout ce monde-là, la tête du roi comprise. La « dégradation morale de la Noblesse » dont parle Maistre comme « cause principale » de la Révolution trouve ici une illustration pour le moins éclairante - d'autant plus que Taine n'est pas réputé par ailleurs pour être tendre avec le peuple révolutionnaire.
Je vous mettrai en ligne à l'occasion quelques éléments de comparaison (qui n'est pas raison...) entre la situation pré-révolutionnaire des années 1770-1780 et la France actuelle. On peut pour l'heure insister sur cette idée d'un régime qui fonctionne pour celui qui l'a mis au point (Louis XIV, de Gaulle) et pas pour ses successeurs (avec une exception, singulièrement ambiguë, pour Mitterrand), et esquisser un parallèle entre celui qui n'en foutait pas une (enfin, si, il en foutait justement plusieurs, disons qui ne travaillait pas beaucoup), Louis XV ou J. Chirac, et celui qui bosse un peu plus, Louis XVI et N. Sarkozy - tous deux d'ailleurs, mais n'en rajoutons pas non plus dans les parallèles, flanqués d'une belle étrangère.
Enfin, pour ceux qui ne l'ont pas vue chez le maître, cette vidéo confirme une fois de plus, dans notre contexte, à quel point le cérémonial n'est pas mort, à quel point notre monde n'est pas désenchanté - mais aussi à quel point le cérémonial s'est dégradé, à quel point notre monde est mal enchanté. De même que la description de Taine doit être lue dans son détail et sa continuité pour prendre toute sa saveur, ce petit film ne livre toute sa signification que sur la durée :
Et c'est ainsi que Sarkozy cherche à être grand (mais qu'il pourrait bien être rapetissé, raccourci, étêté un de ces jours... Jivarisé !).
[1] "Le grand couvert a lieu tous les dimanches. La nef est une pièce d'orfèvrerie placée au centre de la table et contenant, entre des coussins de senteur, les serviettes à usage du roi. - L'essai est l'épreuve que les gentilshommes servants et les officiers de bouche font de chaque plat avant que le roi en mange. De même pour la boisson. - Il faut quatre personnes pour servir au roi un verre d'eau et de vin." [Note de Taine.]
"Dieu ne guide pas un peuple scélérat." (Coran, IX, 109)
"Dieu ne pouvait leur être inique : ce sont eux qui le furent pour eux-mêmes..." (IX, 70)
"Gens du Livre ! ne vous portez pas à l'extrême dans votre religion, à contre-vérité. Ne cédez pas aux passions d'un peuple qui jadis s'est égaré, en égara d'autres en grand nombre, et perdit le droit chemin." (V, 77)
"Eh bien ! qu'ils rient un peu : ils pleureront beaucoup, en rétribution de ce qu'ils se seront acquis." (IX, 82) - version populaire et plus prosaïque : "Rira bien qui rira le dernier."
"Ce n'est point l'usage du pouvoir ou l'habitude de l'obéissance qui déprave les hommes, c'est l'usage d'une puissance qu'ils considèrent comme illégitime, et l'obéissance à un pouvoir qu'ils regardent comme usurpé et comme oppresseur." (De la démocratie en Amérique, Introduction)
Et c'est ainsi que Sarkozy est grand (et que nous le laissons nous rapetisser) !
P.S. : j'avais envisagé un "post" sur la prostitution en général, et la belle affaire Spitzer en particulier
assorti d'une autre forte sentence de Tocqueville ("Il faut avoir bien peu d'expérience des choses de ce monde pour s'imaginer qu'après avoir laissé aux passions des hommes un moyen de se satisfaire, on les empêchera toujours, à l'aide de fictions légales, de l'apercevoir et de s'en servir.", Id., Livre I, 1ere partie, ch. VIII, dernier alinéa),
et voilà que je lis qu'il s'agirait là d'une histoire d'enculistes-sionistes se dévorant entre eux. Bon, la femme-trompée-blessée-mais-néanmoins-digne n'en est pas moins drôle.
Et dans le même ordre d'idées, on peut s'offrir un détour par l'ahurissant discours de Bertrand Sarkozy-Delanoë en l'honneur, laissez-moi rire, de Shimon Peres. Il y a des jours où on se désolerait presque d'être trop intelligent pour devenir antisémite ! Ach, il n'y a pas de regrets à avoir, non seulement en général, mais dans le cas présent - tant le lèche-cul a toujours été et sera toujours plus méprisable que son maître.
Il m'est déjà arrivé de mettre en rapport ce que je pouvais lire chez Musil et certaines questions que l'on pouvait se poser sur la France contemporaine. Deux extraits retrouvés dans le livre de J. Bouveresse La voix de l'âme incitent à des réflexions du même genre. Attention, il faut se méfier aussi des parallèles trop évidents.
Dans ces deux extraits on retrouve la même idée autrichienne (ou, dans L'homme sans qualités, cacanienne) d'une supériorité culturelle intrinsèque de l'Autriche par rapport à l'Allemagne, supériorité relativisant fortement, du moins en principe, la supériorité économique, militaire et d'organisation du puissant voisin teuton. C'est une idée, pleine d'autosatisfaction, qui a toujours énervé Musil, et qu'il a attaquée sous divers angles. D'abord dans un texte intitulé « L'Autrichien de Buridan », ainsi commenté par Jacques Bouveresse :
"L'« Autrichien de Buridan », qui hésite entre les deux bottes de foin de la Fédération Danubienne et de la Grande Allemagne, dont la deuxième l'emporte indiscutablement sur le plan de la teneur en calories, alors que de la première émane un parfum spirituel nettement plus engageant, commet l'erreur d'attribuer aux circonstances et à la malchance historique le fait qu'une nation aussi exceptionnellement favorisée que la sienne du point de vue des dons et de la culture se soit révélée aussi improductive et effacée dans le domaine des réalisations tangibles : « La faute peut être exprimée ainsi : un Etat n'a pas de déveine. Ou bien encore ainsi : il n'est pas un don. Il a de la force et de la santé ou il n'en a pas ; c'est la seule chose qu'il puisse avoir ou ne pas avoir. Du fait que l'Autriche ne les avait pas, il y avait l'Autrichien doué et cultivé (dans une proportion relativement élevée qui nous assurera une bonne place en Allemagne), et il n'y avait pas la culture autrichienne. La culture d'un Etat consiste dans l'énergie avec laquelle il rend accessibles des livres et des tableaux, avec laquelle il met en place des écoles et des instituts de recherche, offre à des hommes doués une base matérielle et leur assure l'impulsion nécessaire par la force du courant de circulation sanguine qui le traverse ; la culture ne repose pas sur le don, qui, du point de vue international, est distribué de façon assez égale, mais sur la couche de tissu social qui lui est sous-jacente. »
La faiblesse de l'Autriche est qu'elle ne peut, sur ce dernier point, se comparer en aucune façon à l'Allemagne : « A partir de 1000 personnes intelligentes et de 50 millions de commerçants à qui l'on peut se fier, on peut faire une culture ; à partir de 50 millions d'hommes doués et pleins de charme et de 1000 personnes seulement à qui l'on peut se fier en matière pratique, on n'obtient qu'un pays dans lequel on est intelligent et s'habille bien, mais qui n'est même pas en mesure de produire une mode vestimentaire. Celui qui résonne par récurrence sur l'Autrichien, pour démontrer, à partir de lui, l'Autriche, croit que l'esprit public est la somme de l'esprit privé alors que c'est une fonction par essence plus difficile à calculer. » En d'autres termes, l'Autrichien de Buridan « devrait conclure une bonne fois une union sacrée entre la spiritualité et la vérité commune et faire simplement des choses simples, en dépit du fait qu'il pourrait s'en abstenir de façon compliquée. »
Cette inaptitude typiquement autrichienne à réaliser une synthèse satisfaisante entre les exigences de la culture et celles de la vie pratique a été également ressentie par Kraus, qui l'exprime dans une formule tout à fait frappante : « Les rues de Vienne sont pavées de culture. Les rues des autres villes, d'asphalte. » Tout comme Musil, Kraus n'était pas convaincu que le prestige culturel d'une ville ou d'un pays puisse constituer un dédommagement suffisant pour les incommodités matérielles dont il était supposé être la contrepartie : « Je considère le déroulement sans accroc des nécessités de la vie extérieure comme un problème culturel plus profond que la protection de l'Eglise Saint-Charles. Je suis bien assuré que les églises Saint-Charles peuvent uniquement s'édifier si nous conservons intactes toutes nos possessions intérieures, tout le droit à la réflexion et toutes les forces productives de la vie nerveuse, sans les laisser s'épuiser dans la résistance des instruments »." (pp. 126-128)
A quoi l'on ajoutera cette mise au point :
"Musil a explicitement critiqué une idée reçue cacanienne qui consistait à opposer l'Allemagne, comme symbole de la rationalité, de l'organisation et de la force, à l'Autriche, comme symbole de la culture, de l'âme et du laisser-vivre. Stefan Zweig l'expose sous sa forme la plus classique dans Le monde d'hier :
« Au lieu de cette “valeur” allemande, qui a finalement empoisonné et troublé l'existence de tous les autres peuples, au lieu de cette avidité de primer tous les autres, de prendre partout les devants, à Vienne on aimait à bavarder tranquillement, on se plaisait aux réunions familières, et on accordait à chacun sa part sans envie et dans un esprit de conciliation bienveillante et peut-être un peu lâche. « Vivre et laisser vivre », telle était la maxime viennoise par excellence, et, encore aujourd'hui, elle me paraît plus humaine que tous les impératifs catégoriques. »
Le simple fait que, comme le remarque Musil, les représentants supposés de l'âme se soient rangés spontanément du même côté que ceux de la force dans le conflit [la guerre 1914-18] montre déjà à quel point l'opposition est factice. La grande idée de Diotime [personnage idéaliste de L'homme sans qualités] est celle de l'Autriche comme patrie de l'esprit, la Grande Autriche spirituelle, qui est supposée devoir apporter une contribution exemplaire à l'histoire universelle. Musil observe que la référence à l'histoire universelle n'est pas l'expression d'une supériorité morale, mais bien plutôt d'un complexe d'infériorité historique : « Faire de l'histoire universelle, parce qu'on se sent dévalorisé »." (p. 205)
"En mécanique statistique, la probabilité thermodynamique d'un état macroscopique se mesure par le nombre de combinaisons microscopiques différentes qui sont susceptibles de le produire. Les états les plus probables sont qui possèdent le plus grand nombre de modes de réalisation interchangeables. Comme le principe de l'accroissement spontané de l'entropie, le triomphe de la bêtise n'est en un certain sens pas autre chose que l'expression d'une loi du calcul des probabilités : les choses vont tout simplement dans le sens dans lequel il est le plus probable qu'elles aillent. La bêtise l'emporte toujours globalement et à long terme, parce qu'elle a l'avantage d'être compatible avec une majorité écrasante de possibilités de pensée et d'action individuelles. Tout comme le calcul des chances permet de concilier l'existence de processus irréversibles avec la réversibilité de principe de chaque mouvement moléculaire, il permet de comprendre pourquoi, en dépit de toutes les options équipossibles qui s'offrent théoriquement à chaque instant à l'individu, c'est toujours la même histoire qui se répète, avec une probabilité voisine de l'inéluctabilité, celle du règne ou du rétablissement spontané de l'uniformité et de la routine, et comment l'humanité peut être si exceptionnelle dans le détail et si commune dans l'ensemble." (La voix de l'âme...., p. 116)
P.S. : on trouve à boire et à manger sur Oumma.com, mais j'aime bien en général ce qu'écrit ce type. Bienvenue à M. Peres d'ailleurs - lui qui il y a plus de quarante ans avait un bureau à Matignon pour nous aider à avoir la bombe atomique, le temps passe.
"Il est indigne d'appeler du nom de destin (...) une connerie parce qu'un beau jour elle a eu lieu." (M. Frisch)
"Le succès remporté par sa nature méprisable a prouvé indubitablement que la nature du monde dans lequel il a si bien réussi était elle-même méprisable. C'est un exploit éminent. Nulle critique pessimiste de la culture ne pourrait prouver aussi clairement que la société allemande et aussi, jusqu'à un certain degré, les démocraties occidentales qui l'entouraient étaient à un tel point corrompues sur les plans spirituel et rationnel qu'elles se sont fait rouler dans la farine par un homme tel que Hitler et lui ont permis de réussir." (E. Voegelin)
Et c'est ainsi que Sarkozy est grand (aussi grand que nous) !
En guise de rédémarrage... Comme je ne sais pas s'il faut reprendre les choses par le versant Sahlins, le versant Musil ou le versant Maistre, je vous livre aujourd'hui quelques propos de Wittgenstein, présentés comme de juste par J. Bouveresse (Essais, t. 1., Agone, 2000) :
"Wittgenstein note : « Aussi simple que cela puisse paraître : la différence entre magie et science peut s'exprimer dans le fait qu'il y a dans la science un progrès, et pas dans la magie. La magie n'a pas de direction d'évolution qui réside en elle-même. » Dans certaines sociétés, le prêtre ou le roi est supposé détenir un pouvoir surnaturel qui lui permet de contrôler et de modifier le cours des événements naturels. Wittgenstein remarque que : « Cela ne veut naturellement pas dire que le peuple croit le maître doué de ces pouvoirs et que la maître, lui, sait très bien qu'il ne les a pas, ou ne ne le sait pas simplement lorsqu'il s'agit d'un fou ou d'un imbécile. La notion de son pouvoir, au contraire, est naturellement établie, de telle manière qu'elle puisse s'accorder avec l'expérience - celle du peuple et la sienne propre. Il est vrai de dire qu'une certaine hypocrisie joue là-dedans un rôle dans la mesure seulement où, d'une manière générale, elle est facile à voir dans presque tout ce que font les hommes. » Nous sommes à l'évidence tentés de dire que l'idée qu'un roi puisse faire pleuvoir est en totale contradiction avec l'expérience. Mais, dit Wittgenstein, cela n'est rien de plus qu'un commentaire conceptuel sur ce que nous appelons « expérience » et « accord avec l'expérience ». Pour les gens qui ont une croyance de ce genre, s'ils l'ont véritablement, il est clair qu'elle n'est pas en contradiction avec l'expérience, et il serait tout à fait futile d'essayer de les persuader de l'abandonner en attirant leur attention sur le fait qu'elle l'est bel et bien." (p. 206)
Sur l'expérience, outre vous renvoyer à ce que j'ai déjà cité ici, je peux vous fournir une autre citation de Wittgenstein :
"Les limites de l'empirie ne sont pas des assomptions non garanties ou des assomptions reconnues intuitivement comme correctes ; mais des manières de comparer et d'agir." (Remarques sur les fondements des mathématiques, 309, cité par J. Bouveresse p. 173)
Je reviens sur le passage que j'ai souligné : Wittgenstein formule ici d'une autre manière ce que j'essaie de dire de temps à autre contre Castoriadis, et sur la façon dont il me semble trop vouloir assimiler « autonomie » et « transparence » : on peut discuter de tout, tout remettre en question, au moins pour voir ce qui en ressort, mais ce n'est pas tomber dans le cynisme ou ce que Castoriadis appelle une « philosophie de préfet de police libertin » ("Moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu'il est plein, autrement ils n'obéiront pas à la loi. Quelle misère !") que, premièrement, constater que la notion de croyance n'est pas si univoque qu'il pourrait paraître et peut comporter une conscience plus ou moins claire de sa propre relativité, ou, comme le dit Wittgenstein, une « certaine hypocrisie », et, deuxièmement, de s'interroger sur le pourquoi de ce flou que les peuples et ceux qui les composent maintiennent souvent, plus ou moins volontairement, sur leurs rapports à leurs croyances (religieuses, mythologiques, patriotiques). Qu'il y ait eu, en France au XVIIIe par exemple, des évêques aussi cyniques que peu croyants et qui utilisaient la religion comme « opium du peuple », que l'on retrouve cette tendance chez M. Sarkozy actuellement, n'implique pas l'imposture de toute notion de souveraineté et de tout symbolisme, explicitement religieux ou non, accolé à la souveraineté. Et, je le rappelle encore, c'est un point sur lequel il me semble y avoir une certaine continuité entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes.
La crise des subprimes expliquée en anglais et en neuf minutes. Et l'on dira encore que nous vivons dans un monde désenchanté. Pour le répéter encore une fois : il s'agit surtout d'un monde mal enchanté, d'un monde de mauvais magiciens (et d'apprentis sorciers). La preuve par le raisonnement et l'humour.
(Ajout le lendemain.) De retour de quelques jours de repos, je m'étais promis de ne pas écrire sur N. Sarkozy, malgré ses frasques récentes. Il faut tout de même souligner le côté Ségolène Royal du bonhomme ("Les droits de l'homme, c'est d'abord les droits des victimes", cité de mémoire), ainsi que, comme semblait le prouver un article publié dans Libération il y a quelques jours, son attachement anti-catholique aux "nouvelles spiritualités", sur le mode : peu importe à quoi l'on croie, l'important est que l'on croie à quelque chose. (Ce que l'on peut compléter par l'aspect "culte des morts" de sa proposition débile sur la mémoire de la Shoah.) C'est encore pire que la fable de l'unité des trois monothéismes ! Ce n'est pas, de ce point de vue, de la droite, décomplexée ou non (les complexes de la droite, tout de même, je ne la savais pas si pudique...), c'est à la fois Big Mother (un peu) et New-age (un peu beaucoup). Il y a tromperie sur la marchandise. Bien fait. Il delitto mio non è.
Le maître donne des liens intéressants sur N. Sarkozy. Je rajoute cette belle analyse de M. Defensa, claire et, si j'ose dire, "sociologique". Pour l'instant, tout se passe comme si la société française (y compris à droite, cf. les candidats UMP qui jouent à fond la carte du "local") rejetait le sarkozysme (son idéologie et son aspect "bande de petites frappes") comme une excroissance à extirper aussitôt que possible. Encore plus de quatre ans à tirer, les gars ! - D'un autre côté, le libéral en moi se dit que ce qui peut arriver de mieux - ou de moins pire - à un pays occidental de nos jours, est que les hommes politiques y laissent en paix les gens et les laissent faire ce qu'ils savent faire. Wait and see !
Et c'est ainsi que Sarkozy est grand (et pauvre, et con, et bien sûr pauvre con).