De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, IV.
"L'humanité s'élève, et elle gagne pour le mal et l'intelligence du mal une force proportionnelle à celle qu'elle a gagnée pour le bien." (De l'essence du rire, 1855-57)
"Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal. - Et l'homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté." (Fusées, 1855-62)
Pas que l'homme, apparemment...
"Des interdits, donc des possibilités de jouir..." (Le XIXe siècle à travers les âges)
"Il n'est pas difficile de savoir de quel côté on doit situer Musil dans la querelle qui resurgit périodiquement à propos de l'importance respective qu'il convient d'accorder aux dispositions et aux facteurs héréditaires et à des déterminations qui sont, au contraire, purement accidentelles et externes dans la formation intellectuelle et morale de l'individu. Dans une lettre à Else Meidner de 1933, il insiste sur le fait qu'il a toujours défendu sur ce point une position bien arrêtée et que c'est même une des idées centrales de L'homme sans qualités : « Je répète : la capacité d'aimer, la compassion, la justice, la douceur - ces modes de comportement-là et tous les modes de comportement moraux varient sans doute individuellement et socialement, mais ils sont à mon sens moins héréditaires que conditionnés par l'éducation et les circonstances ! Dans le premier tome, je parle même de façon répétée de cela, c'est même un de ses principes que l'on pourrait presque faire n'importe quoi de n'importe quoi. » On peut donc supposer qu'il devrait être possible en principe de transformer n'importe quelle espèce de mal apparent en un bien réel. Mais, justement, on ne sait pour le moment absolument pas comment s'y prendre pour cela.
Un des problèmes fondamentaux que Musil a cherché à traiter dans la forme du roman, en écrivant L'homme sans qualités, est celui de ce qu'il appelle le « bon mal », qui a pour corrélat celui du « mauvais bien ». On peut le formuler succinctement de la façon suivante : pourquoi le bien, ou en tout cas ce qui est généralement présenté et enseigné officiellement comme le bien, est-il généralement si ennuyeux et si stérile, alors que le mal est, au contraire, presque toujours si séduisant et si productif ? Une des choses que découvre à un moment donné Ulrich est qu'« une conduite “morale” l'avait toujours mis dans une situation spirituelle pire que les pensées ou les actes considérés communément comme “immoraux”. C'est un phénomène général : dans les circonstances qui les mettent en contradiction avec leur entourage, les hommes déploient toute leur force, alors que, là où ils n'ont que leur devoir à faire, ils se comportent assez naturellement, comme pour le paiement des impôts. D'où il s'ensuit que le mal est toujours accompli avec plus ou moins de fantaisie et de passion, alors que le bien se distingue par une incontestable et pitoyable pauvreté émotive. Ulrich se souvint que sa soeur [Agathe] avait traduit très candidement cette gêne morale en lui demandant si “être-bon n'était pas bon”. Elle avait affirmé que la bonté devait être une chose difficile, passionnante, et s'était étonnée que les êtres moraux fussent presque toujours ennuyeux. »
Une des conséquences les plus surprenantes qui résultent du fait que l'on met généralement bien plus d'énergie et de passion dans la poursuite du mal que dans la recherche du bien, est que presque tout ce que l'humanité a produit de plus remarquable est dû largement à des motivations et à des tendances (l'égoïsme, l'ambition, la duplicité, l'opportunisme, la ruse, la méchanceté, la violence, etc.) qu'elle a en même temps une propension très forte à réprouver officiellement comme des déficiences morales ou des vices caractérisés. Il se peut par conséquent que, comme le dit Musil, l'humanité ait finalement le choix entre périr de sa morale paralysée et périr de ses immoralistes vivants et créatifs.
Si loin, si proche...
Mais, pour l'instant, on ne peut sûrement pas dire qu'elle ait réellement choisi.
- entre Charybde et Scylla, il est logique que la dite humanité se tâte...
On remarquera que la question de la « bonne façon d'être mauvais » et de la « mauvaise façon d'être bon », qui fait l'objet des discussions entre Agathe et Ulrich, apparaissait déjà dans Les désarrois de l'élève Törless, sous une forme à laquelle, je crois, nous avons tous été confrontés d'une manière ou d'une autre pendant les années que nous avons passées sur les bancs de l'école. Musil écrit que, dans l'école où se sont passés les événements qu'il raconte, « un certain degré d'immoralité passait même pour une preuve de virilité et de courage, la conquête valeureuse de certains plaisirs encore interdits. Surtout si l'on se confrontait à l'apparence des professeurs, pour la plupart étiolés à force de vertu. Toute exhortation à la morale se trouvait du coup liée, pour son plus grand dam, à des épaules étroites, à des ventres creux, à des jambes maigres, à des yeux qui ressemblaient, derrière les lunettes, à de candides agneaux paissant comme si la vie n'était qu'une vaste prairie émaillée des plus belles fleurs de la rhétorique édifiante. »
La séparation rigoureuse du bien et du mal, à laquelle croient les représentants officiels du bien et qu'il s'agit, selon eux, d'inculquer fermement aux enfants et aux adolescents, se révèle évidemment, du point de vue de la morale fonctionnelle, impossible à prendre au sérieux. Ce dont il faudrait parler plutôt est une sorte de mélange indissoluble, dans les actions et dans les êtres, du bien et du mal, qui peuvent, en outre, assez facilement, un peu comme le fond et la forme dans certaines figures ambiguës ou réversibles échanger à un moment donné leurs rôles.
Humain ou pas, le bétail reste le bétail, tout de même...
Musil parle effectivement des efforts que fait Ulrich pour représenter Agathe sous le concept d'un « homme moralement mixte », tel que l'actualité le produit en abondance. Et il fait dire à son héros que ce à quoi, avant tout, il ne croit pas est « la liaison du mal par le bien, que représente notre culture mêlée. » Le concept de l'homme moralement mixte est assurément un concept problématique, surtout pour quelqu'un qui, comme Ulrich, ne déteste rien tant, en morale, que les accommodements et les demi-mesures dont notre époque se satisfait aussi facilement. (...) Mais si le concept d'homme moralement mixte, dans l'usage qu'en fait l'époque, est nécessairement un peu suspect, il n'est pas sûr du tout que celui de l'homme de bien sans mélange, de l'homme bon de façon entière et univoque, ne soit pas, quant à lui, une fiction pure et simple. (...)
La difficulté particulière que l'école doit surmonter est que l'éducation morale qu'elle est censée apporter aux élèves ne peut évidemment en aucune façon s'appuyer sur une idée qui ressemble de près ou de loin à celle de la morale fonctionnelle [plus souple, plus adaptable, mais en même temps plus précise] dont parle Musil. On attend d'elle, au contraire, qu'elle inculque aux enfants et aux adolescents un système de valeurs stables et univoques, de principes absolus et d'idéaux impérissables, qui soient capables d'opposer par la suite un minimum de résistance à la pression de la réalité concrète et aux exigences de la vie réelle. On peut même dire que, en raison de ce qu'on est convenu d'appeler la démission de l'autorité parentale et du fait que la famille semble avoir renoncé de plus en plus à remplir elle-même cette tâche, c'est désormais avant tout à l'école que la société contemporaine s'en remet pour la remplir. D'une certaine façon, la période scolaire peut être considérée comme le seul moment dans la vie d'un être humain où les grandes idées et les grands principes peuvent donner l'impression d'être traités avec sérieux et pris réellement au sérieux, en tout cas par ceux qui sont chargés de les enseigner, dans un contexte plus ou moins protégé et soustrait, au moins jusqu'à un certain point, aux nécessités beaucoup plus pragmatiques et aux impératifs beaucoup moins nobles qui gouvernent la vie des hommes d'aujourd'hui. C'est d'ailleurs sur cette idée que s'appuie aujourd'hui la théorie de « l'école sanctuaire » [terme religieux], qui propose de conserver par tous les moyens à l'école son caractère d'espace préservé dans lequel la violence qui régit à l'extérieur les relations entre les hommes ne doit être autorisée, autant que possible, à pénétrer sous aucune de ses formes. On pourrait résumer la situation en disant que l'école représente une sorte de parenthèse idéaliste dans un monde qui, pour le reste, tend à rendre de plus en plus désuète et un peu ridicule toute espèce d'idéalisme. Musil constate, dans L'homme sans qualités, que l'âme est devenue aujourd'hui une sorte de grand trou que l'on remplit avec des idéaux et de la morale. Et il va sans dire que c'est pour une part essentielle à l'école que l'on confie le soin de remplir du mieux qu'elle peut ce trou.
Pour décrire le rapport singulier que l'humanité entretient avec les idéaux et les « grandes idées » en général, Musil a utilisé la formule qui consiste à dire qu'elle ressemble à une association constituée dans le but de vivre « pour » quelque chose ou « au nom de » quelque chose ; mais vivre pour quelque chose ne veut pas dire prendre au sérieux ce pour quoi on vit au point d'essayer sérieusement de le réaliser et peut même signifier tout le contraire. C'est ainsi que l'humanité a, comme le dit Musil, « remplacé son état idéal par son idéalisme » et tient d'autant plus à ce que le deuxième soit proclamé officiellement et enseigné aux jeunes générations par des professionnels spécialisés dans cette tâche. Il n'est, bien entendu, pas surprenant que des explosions finissent par se produire lorsque cet enseignement s'adresse à des élèves des milieux les plus défavorisés, dont les conditions d'existence ont pour effet de rendre à peu près insupportable la contradiction qui existe entre l'idéal que l'on proclame et la réalité misérable que l'on accepte." (La voix de l'âme..., pp. 335-339 ; 1996).
Explication non exclusive d'autres...
(J'ai emprunté quelques photos ici.)
Tiens, profitons-en : grâce à M. Cinéma, j'ai découvert et exploré certains sites cinéphiles, que je ne peux que vous recommander :
- le classique et clair Dr Orlof ;
- l'élégant et trop rare Hypogriffe ;
- le sobre et pertinent - mais néanmoins original - Joachim ;
- le généreux et fordien (pléonasme ?) Vincent, à qui j'ai aussi piqué une photographie.
Bien sûr, chacun a ses faiblesses - qui Spielberg, qui Tarantino, qui les Coen... - mais foutre, la perfection est toujours suspecte.
Libellés : Baudelaire, Bouveresse, DeMille, Dr Orlof, frères Coen, Hypogriffe, Joachim, Meidner, Muray, Musil, Royal, Sarkozy, Spielberg, Tarantino, Vincent, VLB