(
Ajout le 9.06.)
(
Ajout le 10.09.)
"C’est toujours des douillets nantis, des fils bien dotés d’archevêques qui vous parlent des beautés de l’angoisse, je leur en filerai de la voiture, moi ! de la sérieuse voiture à bras, et poil, certificat d’étude ! à l’âge de 12 ans ! je te leur passerai le goût de souffrir !"
(Céline).
Lors des situations, peut-être pas en l'occurrence de crise, mais un peu agitées, certaines interventions semblent tomber au bon moment, résumer une forme de sagesse attendue de beaucoup. A en juger par le nombre de citations qu'elle a suscitées dans des endroits variés,
l'interview de Jacques Marseille au
Monde daté du 26 mars dernier fait partie de ces sorties opportunes.
Il est conseillé de lire ce bref entretien avant que de s'attaquer à mes commentaires. Si d'aventure le lien que je viens de donner ne fonctionne plus, je reproduis les propos de M. Marseille
ci-dessous. C'est moins joliment présenté, mais il n'y a pas de publicité.
Même si je serai en partie amené à le faire, mon propos n'est pas du tout d'énumérer et décrire les contre-vérités, inexactitudes, amalgames - et bonnes idées : principalement la suggestion finale - énoncées par J. Marseille : je voudrais surtout nuancer le cliché, employé ici dans un sens libéral, selon lequel l'histoire de France n'est faite que de ruptures et de psychodrames dommageables - quand, à entendre Jacques Marseille, il suffirait presque de s'asseoir tous autour d'une table, comme savent si bien le faire nos gentils voisins si doux et si tolérants, pour que tout s'arrange - c'est le grand soir libéral, finalement.
Je précise tout de même que je vise une interview parue dans le cadre de la promotion d'un livre, et qu'il se peut que l'auteur soit bien plus précis et prudent dans ce qu'il écrit que dans ce qu'il déclare. Ach, c'est lui qui a décidé de l'ouvrir, je n'avais pas quant à moi les moyens de le faire parler. J'éviterai d'ailleurs les procès d'intention, et si je parle de "libéral", c'est aussi parce que ce n'est pas d'aujourd'hui que M. Marseille publie des livres et expose publiquement ses idées.
Parenthèse : il y a des spécificités françaises comme il y a d'autres spécificités, mais le premier réflexe doit être de méfiance devant tout ouvrage ou article annonçant la couleur dans le style : "une exception française", "une passion française", etc. Dans le cas présent, je suis ravi d'apprendre, si je lis bien ce que M. Marseille cherche à nous dire, que l'histoire de l'Allemagne est un long fleuve tranquille, notamment pour ses voisins et pour ses Juifs, que les Anglais, qui ont eux aussi étêté un monarque, et qui ont de surcroît pondu Mme Thatcher, savent ne jamais s'énerver au moment de faire des réformes, que l'Espagne et l'Italie, qui ont toujours eu un mal de chien à avoir un régime consensuel, ont des leçons à nous donner... Quant aux Etats-Unis de la guerre de sécession, de la ségrégation, de la Nouvelle-Orléans sous les eaux, du système carcéral comme deuxième employeur du pays... ah, voilà "une démocratie qui fonctionne" ! Bien sûr, j'exagère... mais comme J. Marseille, je mélange passé et présent au gré des besoins de ma démonstration. Fin de parenthèse.Tout cliché a une part de vérité. Que les Français aient un goût pour la dramatisation, ce ne sont pas les événements de ces jours-ci qui vont le contredire ; qu'il y ait eu des ruptures importantes dans notre histoire, je le veux bien. Qu'enfin nous ayons produit quelques "hommes [plus ou moins] providentiels", admettons, au moins pour l'instant. Mais Jacques Marseille confond tout au long de cet entretien des choses très différentes, ce qui l'amène finalement, à nous proposer, sous l'apparence de la simplicité et de la modération, un véritable galimatias, d'esprit un peu trop stalinien à mon goût.
Afin de tenter de le démontrer, il me faut varier les angles d'attaque :
- Pour juger si une démocratie "fonctionne", il ne faut pas seulement voir si ses institutions fonctionnent, cette fois-ci sans guillemets, correctement : il faut que les actes des gouvernants soient à l'unisson de la volonté populaire. Pour prendre un exemple extrême, certaines sociétés tribales, évoquées me semble-t-il par Durkheim, où le chef obéit en tout et pour tout à la volonté du groupe qu'il se contente de symboliser et d'exprimer à haute voix, sont démocratiques, puisque le chef ne fait qu'y rendre plus aisément formulable et applicable le "pouvoir du peuple". Lorsque Bismarck met en place les institutions de la social-démocratie allemande, quand de Gaulle en 1944 prend appui sur le programme du Conseil National de la Résistance pour très fortement consolider l'Etat-providence, ils ne sont en rien des "grands hommes", ils obéissent, poussés l'un par le SPD, l'autre par le PCF, à une forte demande de la société. J. Marseille oppose la naissance de la social-démocratie en Allemagne par Bismarck - omettant d'évoquer les socialistes et les syndicats, sans qui ce charmant démocrate de Bismarck n'aurait jamais levé le petit doigt pour les ouvriers - à l'immobilisme de la IIIe République, suggère que nous ne sommes pas vraiment démocrates parce que nous aimons les grands hommes, ce qui sous-entend que les autres pays les vénèrent moins que nous ou y moins souvent recours ; cite le cas du Général à l'appui de sa thèse... pour finalement laisser tomber, comme si cela ne changeait rien à ses arguments, que de Gaulle en 1944 n'avait fait qu'appliquer le programme de la Commune (ce qui d'ailleurs est une formulation discutable).
Cela donne une drôle de mélasse conceptuelle. Tout ce que l'on peut dire en vérité, c'est que la classe ouvrière allemande de la fin du XIXe siècle était mieux organisée que la nôtre, et que,
précisément parce que l'Allemagne était à l'époque rien moins que démocratique d'un point de vue constitutionnel, celui qui la dirigeait a pu assez rapidement réformer un système dans un sens qui lui déplaisait fortement, ceci afin de limiter les mécontentements et de rester au pouvoir. Un pays était "en avance" socialement, l'autre "en avance" politiquement. C'est tout.
Seconde parenthèse. Quand quelqu'un sourit sur une photo, il vaut mieux se méfier. Staline sourit plus souvent à l'objectif que Churchill ou de Gaulle ; Baudelaire ne faisait guère de risettes à Nadar. Le faux cul n'est jamais loin du sourire. Fin de la seconde parenthèse. - Pour juger si un pays se réforme, s'est réformé, a su se réformer, il ne faut pas simplement observer les évolutions spectaculaires. Il importe de prendre en considération les évolutions silencieuses, discrètes, à long terme. Ainsi de l'accession des femmes au marché du travail, qui s'est faite en France comme dans les pays d'Europe occidentale, sans plus de drames - et parfois mieux : les femmes allemandes, qui doivent en grande majorité abandonner, et pour toujours, leur boulot dès la naissance de leur premier enfant, sont jalouses des femmes françaises et des garanties qu'elles ont de retrouver assez rapidement la vie active.
On pourrait aussi parler de l'exode rural, de la consolidation progressive de l'Etat-providence sous deux républiques différentes...
- Pour faire des comparaisons historiques valables, il faut comparer des grandeurs commensurables, ne pas mettre sur le même plan des choses qui n'ont rien à voir. Ce n'est pas la peine d'être professeur d'histoire économique si l'on croit possible d'obtenir des chiffres significatifs en ajoutant des choux, des voitures blindées et des ratons laveurs.
D'abord, il aurait mieux valu ne comparer la France qu'avec un seul de ses voisins - l'Angleterre alors sans doute s'imposait. Chateaubriand, peut-être le père du cliché libéral dont j'essaie de démontrer l'insuffisance, s'en contentait. Car à picorer dans tous les sens, on trouvera bien sûr toujours dans un pays quelque chose qui marche mieux ou a mieux marché qu'en France.
Ensuite, donc, il ne faut pas tout mélanger. Revenons donc aussi brièvement que possible à ces ruptures "consubstantielles à notre histoire". Sur le grand gâchis des guerres de religion, admettons - tout en rappelant qu'en Angleterre, Henri VIII... Mais bon. "C'est avec la Fronde que les privilégiés ont dû se soumettre à une certaine forme d'ordre" : erreur ! Ces privilégiés avaient pendant des siècles dans leur grande majorité obéi à une "forme d'ordre" (divin) : c'est avec la naissance de l'absolutisme, qui rognait sur leurs privilèges, qu'ils se sont révoltés, parce qu'ils se sont sentis agressés, parce que l'ancien ordre était remis en cause. Il est vrai que l'histoire de France de Jacques Marseille ne commence qu'au XVIe siècle...
Je ne comprends pas le passage sur Mme de Staël et Napoléon.
L'exemple de Napoléon III est pernicieux, parce que finalement il réduit la révolution de 1848 à une crise issue d'une problématique protectionnisme (évidemment "exacerbé")/libre-échange. Matérialisme étonnant pour qui donne des leçons de démocratie, alors même que cette révolution a constitué un important moment de réflexion collective sur ce que pouvait être la démocratie en France.
Je ne vais pas détailler tous les autres affirmations de ce genre, d'autant que certaines restent peu claires (la "première mondialisation" aurait gagnée à être présentée). Je note juste la référence à Munich, mis sur le dos de la IIIe République : peut-être faut-il rappeler qu'un Premier Ministre anglais y était, et qu'il n'y fut pas plus brillant que notre Président du Conseil. Ceci sans évoquer les atermoiements des Etats-Unis vis-à-vis de l'Allemagne hitlérienne jusqu'à une date fort tardive.
En ce qui concerne l'évocation de 1958, en revanche, je n'ai rien à redire, c'est évidemment un très bon exemple. Mais quand on additionne toutes les exagérations, erreurs et comparaisons non valables, on finit par se dire qu'il ne reste plus tant de ces ruptures si "consubstantielles" à notre histoire.
Quant à la notion d'"homme providentiel", je crois qu'il serait trop long, et pas tout à fait dans le sujet, d'étudier ce que veut vraiment dire M. Marseille, en admettant qu'il ait des idées précises à ce sujet. Il est d'ailleurs attiré sur ce terrain par les journalistes du
Monde.
- Enfin, pour donner autant de leçons aux autres et aller jusqu'à qualifier la moitié des adultes de son pays comme des "inutiles", il faudrait peut-être songer préalablement à se regarder un peu soi-même en face. Je ne vais pas me lancer dans une défense, que certainement M. Marseille jugerait démagogique, de personnes qui malgré leur "inutilité" travaillent ou essaient de le faire et ne sont pas, comme M. Marseille, payées - avec un statut de fonctionnaire -, pour lire et écrire des conneries dans les journaux. Je préfère laisser la parole à Louis-Ferdinand, qui en 1941 apostrophait ainsi une dame qui, comme M. Marseille, se mêlait de faire la morale aux "familles" (elle voulait en l'occurrence s'attaquer à des livres qu'elle jugeait corrupteurs) :
"Ce qui les corrompt, c'est votre exemple, c'est l'exemple de vos privilèges, c'est votre astucieuse réussite de foutre rien avec des rentes, d'être bien heureuse dans votre nougat, toute parasite et pépère. La voilà la folle indécence, l'obscénité en personne ! Voilà le fléau Madame, c'est pas dans les livres, c'est dans votre existence même.
Je vous vois qu'une façon de les aider les familles qui vous sont précieuses, c'est de leur verser tout votre pognon, tous les attributs de la fortune. C'est ça qui les soulagera bien, c'est pas les déplacements de virgules, les nitoucheries effarées, les trémoussements autour du pot... Si vous attaquez le problème alors allez-y carrément ! amenez vos ronds ! là ! sur la table ! tous vos ronds ! on verra de cy que vous êtes sincère, que c'est pas du cinéma, que les familles vous tiennent à cœur.
Parce que si c'est pour la musique, nous aussi on peut composer..."
Puisque donc M. Marseille - à qui je ne reproche aucunement d'avoir de l'argent, tant mieux pour lui - se plaint d'avoir une trop bonne retraite et qu'il évoque "la guerre d'aujourd'hui", "celle du courage contre l'égoïsme", il ne lui reste plus qu'à montrer l'exemple. Ma langue de bois dans ton cul, fonctionnaire
inutile !
On répondra que c'est là du poujadisme, que c'est le système entier qu'il faut réformer, que le cas de M. Marseille n'est qu'un exemple... Précisément non. Il se peut qu'il faille faire des réformes dans tel ou tel domaine. Mais tant que ceux qui les réclament ainsi, pleins de mépris à l'égard de ceux qui craignent, à tort ou à raison, d'en subir les conséquences, le font avec le sourire de qui ne craint rien pour lui-même... bonnes ou mauvaises, les réformes ne sont pas prêtes d'arriver. Ce qui donnera l'occasion à M. Marseille d'un nouveau tour sur les plateaux de télévisions et dans les colonnes des journaux, à coups d'affirmations soi-disant érudites que ses interlocuteurs n'osent pas, ne peuvent pas ou ne prennent pas le temps de contester.
Je vous laisse. Un jour je vous dirai pourquoi, malgré ses jeunes pleureurs, ses femmes de plus en plus désespérantes, ses Villepin et ses Marseille, la France est encore un beau pays.
Entretien réalisé le 25 mars.
La France est-elle un pays impossible à réformer ?Oui. Ou en tout cas, c'est éminemment difficile. J'ai cherché désespérément dans l'histoire les moments où la France avait été capable de faire les grandes réformes qui allaient changer son destin, tranquillement, par le dialogue, par le Parlement. Je n'en ai pas trouvé.
Pour vous, la France n'évolue que par ruptures successives ?La rupture est consubstantielle à notre histoire. J'ai examiné nos grandes ruptures. Il faut les guerres de religion pour passer du fanatisme religieux à une certaine forme de tolérance. C'est avec la Fronde que les privilégiés ont dû se soumettre à une certaine forme d'ordre. Après dix ans de révolutions, les contemporains auraient plutôt misé sur Cambacérès, Mme de Staël ou Benjamin Constant. Ils n'auraient jamais cité Bonaparte, qui incarnait la populace et qui allait pourtant, en l'espace d'un quinquennat, créer le socle de granit de la France : le franc, le Code civil, les lycées, l'université, le cadastre, les préfets. Lors de la révolution industrielle, la rupture pour faire passer la France du protectionnisme exacerbé à l'ouverture et au libre-échange est accomplie par Louis Napoléon Bonaparte, celui que les bien-pensants de l'époque traitaient de "crétin".
Comment expliquez-vous cette résistance au mode de la réforme ?La France est incapable de faire des diagnostics partagés. Je provoque mes étudiants en leur disant que chaque matin, quand il se rase, Dominique de Villepin n'a qu'une seule idée en tête, précariser la jeunesse française, et que les patrons français n'ont qu'une seule obsession, licencier sans motif ceux qu'ils ont embauchés l'avant-veille. Avec de tels présupposés et une telle incapacité à négocier, il ne peut qu'y avoir des "guerres civiles" en France. La vraie question qui se pose aux jeunes n'est pas : est-ce que le gouvernement ultralibéral cherche à les précariser ?, mais comment, avec une croissance comparable à celle de ses voisins, la France crée si peu d'emplois et exclut du monde du travail les seniors et les juniors.
Ensuite, la France n'a pas réellement fait le choix de son régime politique : avons-nous un régime parlementaire ou présidentiel ? Les démocraties qui fonctionnent ont soit l'un soit l'autre. Dans les pays d'Europe du Nord, il existe deux grands partis, l'un, social-démocrate, qui, contrairement au Parti socialiste français, a fait le choix de l'économie de marché, et un parti chrétien-démocrate. Il existe deux chefs de parti, qui n'ont pas fait l'ENA et sont souvent issus du mouvement syndical. Ils ne font pas partie de l'"élite", au sens où on l'entend en France. Ils ont des programmes divergents, plus ou moins social ou libéral ; lorsqu'ils gagnent les élections, ils deviennent premier ministre et sont réélus une ou deux fois. Au bout de dix ou douze ans, on change de génération.
Dans un régime présidentiel comme aux Etats-Unis, le président est obligé de négocier avec le Congrès et ne peut rester à la Maison Blanche plus de huit ans. Après, c'est fini. Jimmy Carter et Bill Clinton donnent bien des conférences, mais ils sont écartés du jeu politique. En France, nous n'avons pas choisi. L'UMP soutient à peine le gouvernement et le Parlement n'a en fait aucun pouvoir. Les dirigeants font de la politique à vie et sont coupés du monde. Valéry Giscard d'Estaing fête ses cinquante ans de vie politique ; François Mitterrand est mort un an après avoir quitté l'Elysée après cinquante ans de vie politique. Jacques Chirac n'a fait lui que quarante-trois ans, et Lionel Jospin risque de se représenter.
Et les syndicats ?Le syndicalisme en France est faible et divisé, alors qu'il est uni et représente les deux tiers de la population active dans les autres démocraties. Les corps intermédiaires n'existent pas : la Révolution française les a tous brisés pour établir une relation directe entre l'Etat et le citoyen. Il est donc assez logique que ce soit la rue qui ait pris la place du Parlement en France, d'autant plus que la moitié des Français ne participent pas à la vie politique : 20 % à 30 % ne votent pas, 15 % votent pour l'extrême droite et 10 % pour l'extrême gauche. C'est ce que j'appelle des Français "inutiles", qui ne participent pas à la vie politique du pays, sauf sous la forme de la contestation. La France est ainsi devenue le modèle de l'absence de réelle démocratie, en tout cas d'une réelle incapacité à la discussion, à la réforme ou au compromis.
Les choses vont-elles assez mal aujourd'hui pour qu'il y ait rupture ?Les Français ont très souvent cette expression lorsque vous les interrogez : "Ça va péter." S'ils le disent, c'est que cela va assez mal pour qu'il y ait rupture. L'histoire nous offre trois scénarios.
Le premier - auquel je crois de moins en moins - est celui de l'accommodement, c'est-à-dire celui de la non-rupture, de la lente agonie. C'est l'exemple de la IIIe République. La Commune, qui est la plus terrifiante des guerres civiles, ne débouche sur rien. Adoptée à une voix près, la IIIe République est une alliance mi-chèvre mi-chou entre les orléanistes et les républicains les plus opportunistes. Elle prend un grand retard sur le plan social. Il faut plus de vingt ans entre le moment où on dépose la loi sur les accidents du travail et son vote, en 1898, pour reconnaître la responsabilité des employeurs en cas d'accident. Pendant ce temps, l'Etat-providence naît rapidement dans l'Allemagne ultra-conservatrice de Bismarck. La France, très ouverte sur le monde, se replie sur elle-même et rate la première mondialisation. Elle sait creuser des tranchées, mais pas construire des blindés. Pendant l'entre-deux-guerres, elle s'accommode de la menace allemande avec Munich et Vichy.
La plus longue de nos Républiques débouche ainsi sur une triste agonie. La deuxième en longueur, c'est la Ve République, qui connaît de nouveau un accommodement : une France pour laquelle la mondialisation est l'horreur absolue, l'Europe une menace, et qui veut rétablir la ligne Maginot pour se protéger du plombier polonais. Cette coalition hétéroclite qui dit non au monde, ou vit dans un monde imaginaire qui fait de plus en plus sourire les étrangers, a paradoxalement pour grand rassembleur Jacques Chirac. Il est l'anti-Charles de Gaulle des années 1940.
L'agonie de la Ve République, dont "l'esprit" est en fait bonapartiste, commence lorsque François Mitterrand accepte la cohabitation. La Ve République a beaucoup de défauts, si celui qui en est à la tête trahit ainsi son esprit. Si le peuple désavoue le président, il doit se démettre, comme l'avait fait Charles de Gaulle en 1969 et comme aurait dû le faire M. Chirac après la dissolution manquée de 1997 et le référendum perdu de 2005.
Quels sont les autres scénarios ?Le deuxième scénario est celui de la "rupture-trahison". Notre histoire en offre deux superbes. La plus belle est celle de De Gaulle, qui arrive au pouvoir en 1958 avec une opinion qui croit que, comme elle, il est pour l'Algérie française, alors qu'il est persuadé qu'il faut s'en débarrasser. Pour faire cette rupture-trahison, il faut un
charisme très fort, beaucoup d'autorité et de cynisme. Un cynisme porté par un grand dessein. La deuxième est celle de François Mitterrand, qui se fait élire en 1981 sur le thème de la rupture avec le capitalisme, et qui opère peu après la conversion de la France au "réel", c'est-à-dire à l'économie de marché.
Le troisième scénario est celui de la rupture-élan, qui consiste à accepter la modernité. Cela s'est produit avec Louis XIV après la Fronde, Henri IV à l'issue des guerres de religion, Bonaparte en 1799, puis avec Napoléon III en 1851. Au XXe siècle, la France connaît une rupture-affirmation avec le de Gaulle de la Résistance et de la Libération. A l'époque, les bastilles sont à prendre. Et de Gaulle réalise finalement le programme des "communards", qui est à la fois patriotique et social.
Vos hypothèses tablent toutes sur l'homme providentiel ?C'est ce qui apparaît dans notre histoire, je n'y peux rien. On peut y trouver des causes historiques, notamment dans la faiblesse du lien syndicat - social-démocratie. La France n'a pas fait son deuil de la monarchie, alors qu'elle se croit révolutionnaire. Elle se pense l'héritière de la Révolution et affirme au monde qu'elle est le modèle à suivre en matière de démocratie, alors qu'elle ne l'est pas réellement.
Sur le CPE, quelle issue vous paraît la plus probable ?La guerre d'aujourd'hui, c'est celle du courage contre l'égoïsme. Pour la première fois, les Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu'eux. Ces enfants vont devoir financer la retraite et la santé de leurs parents, leur propre retraite, et rembourser la dette publique, qui ne cesse de grossir. Un système de répartition où l'on vit trente ans après son départ en retraite, cela ne peut pas fonctionner sans réelle remise en question. J'ai ainsi calculé qu'avec mon espérance de vie je toucherai plus en retraite que l'ensemble de mes revenus d'activité ! Aux frais, bien évidemment, de la génération suivante, qui devra supporter ce poids. Le service de la dette représente l'équivalent de l'impôt sur le revenu. L'autre jour, Bercy a révélé que la dette n'était pas de 65,6 % du PIB, mais de 66,4 %. 0,6 % de PIB en plus, c'est 10 milliards d'euros, deux fois le budget du ministère de la justice, quatre fois celui de la culture, quatre fois l'ISF.
Assiste-t-on à une rébellion de la classe moyenne, dont le niveau de vie s'érode ?Effectivement, les classes moyennes souffrent. Elles ont dit non au référendum européen, pour la première fois. Leur idéologie, c'est l'ascenseur social. A partir du moment où elles pensent qu'il est en panne, cela devient très grave. Il y a bien deux France, une France exposée et une France abritée, mais notre lecture des grilles sociales habituelles ne fonctionne plus. Les ouvriers et employés "protégés" votent socialiste, tandis que ceux qui sont "exposés" votent Le Pen ou s'abstiennent.
On est à la veille de la rupture. La rupture élan, pour moi, ce serait affirmer que le monde existe et que la France ne peut pas se couper de ce monde. Mais on ne peut exclure une rupture socialiste, qui risquerait d'être, une nouvelle fois, une rupture-trahison. Ce serait celle d'un parti qui arrive au pouvoir grâce aux voix des "protégés" et qui s'adapte ensuite au "réel". Car il sera obligé de le faire.
Retour au début de l'analyse.Ajout le 9.06.
La découverte de l'œuvre de Max Weber me permet d'apporter quelques compléments à cette analyse, précisément dans l'optique du "grand homme", ou "homme providentiel", que j'avais
laissée de côté.
Dans la conférence "La profession et la vocation de politique", prononcée en 1919, Weber distingue trois types de domination d'ordre politique : la domination "traditionnelle" (j'obéis aux institutions parce que je l'ai toujours fait), la domination "légale" (j'obéis aux institutions parce que j'admets leur légalité, légalité à laquelle il se peut de surcroît que j'ai contribué, par exemple par mon vote), la domination "charismatique" (j'obéis à X (et à X précisément), parce que j'ai confiance en lui). Cette typologie a posé des problèmes à Weber, lequel précise d'emblée que dans la réalité ces trois types de domination agissent le plus souvent ensemble, dans des mesures néanmoins variables selon les circonstances historiques et les individus. Ce qui amène rapidement à la question du statut de validité de cette classification : est-elle valable pour l'homme de la fin du XIXe siècle seulement, pour l'histoire universelle (mais
quid alors de la domination "légale" ?), ou "entre les deux" ?
Telle quelle cependant, elle est tout à fait adaptée pour nuancer les propos de Jacques Marseille, puisque, précisément, Weber met les pieds dans le plat, en suggérant très fortement, par cette théorie, et en affirmant nettement, par des exemples sur lesquels nous allons revenir, que le régime démocratique est loin de reposer uniquement, comme cela semblerait devoir être le cas, sur la domination légale, l'acceptation par tous de lois auxquelles tous sont censés avoir contribuer plus ou moins directement.
Comme toute personne de bonne foi, serais-je tenté de dire, Weber avait des sentiments mélangés à l'égard de la "démocratie" - du moins si l'on ne fait pas l'impasse sur le décalage entre ce qu'elle est censée être et ce qu'elle devient souvent. Quoi qu'il en soit de son diagnostic personnel, il a beau jeu de montrer que, dans une démocratie installée, la domination devient souvent aussi "traditionnelle" que "légale" - on obéit par habitude, parce qu'on fait confiance à ses "représentants" ou parce qu'on a le sentiment de ne plus rien maîtriser à des lois toujours plus compliquées.
Jusqu'ici, cette typologie est justiciable d'une analyse dans l'esprit de Jacques Marseille : en France nous serions trop enclins à miser sur le "charisme" (le terme est
employé dans l'interview retranscrite plus haut) de nos grands hommes, au lieu d'évoluer vers une élimination progressive de cette composante de la domination, au profit de la domination légale, évolution qui serait le signe d'une démocratie mature. Or, ce qui est piquant dans l'analyse de Weber, c'est qu'il prend ces exemples de domination charismatique dans les démocraties anglo-saxonnes (j'utilise la traduction de Catherine Colliot-Thélène, La découverte, 2003, pp. 167-180). Il montre ainsi que le système moderne de partis en Angleterre a été fondé par Gladstone grâce à son charisme personnel, au point de transformer d'abord le parti libéral, puis, par contrecoup, s'il voulait rester dans la course au pouvoir, le parti conservateur, en machines à voter pour un seul homme - le plus charismatique du parti, en droit sinon toujours en fait (John Major ?). "La dimension fascinante de la "grande" démagogie de Gladstone, le fait que les masses aient cru fermement au contenu moral de sa politique, et surtout au caractère moral de sa personnalité, furent ce qui permit à cette machine [électorale] de l'emporter si rapidement sur les notables. Ainsi apparut un élément plébiscitaire-césariste sur la scène politique, le dictateur du champ de bataille électoral." (pp. 167-68). Précisons que pour Weber le terme "démagogie" n'est pas nécessairement péjoratif, il fait plutôt référence au fait qu'en démocratie un homme politique doit séduire et convaincre le maximum de gens. Quoi qu'il en soit de ce point de vocabulaire, Weber enfonce le clou (pp. 170-71) en estimant qu'aux Etats-Unis, "le principe plébiscitaire a été développé particulièrement tôt et sous une forme particulièrement pure",
grosso modo à partir de l'élection d'Andrew Jackson en 1828, Lincoln en étant une confirmation plus récente (p. 180).
Elargissant le propos, Weber va alors jusqu'à écrire :
"Il doit être clair pour nous que la direction des partis par des chefs élus par plébiscite entraîne la "mort spirituelle" de leurs partisans, leur prolétarisation intellectuelle pourrait-on dire. Pour qu'un chef puisse user d'eux comme d'un appareil, ils doivent obéir aveuglément, constituer une machine au sens américain, qui ne soit troublée ni par la vanité des notables ni par leurs prétentions à l'originalité. (...) C'est là le prix qu'il faut payer pour la direction par des chefs. Mais il n'y a qu'une alternative : démocratie de chefs avec "machine", ou démocratie sans chef, c'est-à-dire la domination d'hommes politiques professionnels dépourvus de vocation, sans les qualités charismatiques intérieures qui font les chefs. Et cela signifie ce que les frondeurs à l'intérieur d'un parti nomment habituellement la domination de la "clique" [
plus actuel : les "éléphants" du PS]. Pour l'instant, en Allemagne, c'est ce que nous avons." (p. 180)
On est libre de trouver cette analyse excessive ou datée (1919), et je ne la discuterai pas en elle-même. Ce qu'elle met tout de même à jour, de façon difficilement discutable me semble-t-il, c'est, si l'on respecte l'équation "domination légale" = "démocratie", la nécessité, pour que la démocratie fonctionne à peu près correctement, de la présence en son sein de caractères non-démocratiques [cf.
P.-S.]. Si l'on est choqué par cette formulation, on peut très bien adopter l'équation : "démocratie" = "domination légale" + "un peu de domination charismatique" + "un peu de domination traditionnelle" - on est libre de se disputer alors sur le seuil viable de ces "un peu", mais je crois qu'il serait aberrant de les fixer trop bas.
Revenons aux exemples pris par Weber : ils montrent bien, surtout celui de Gladstone (qui, avec quelques adaptations, vaut pour Margaret Thatcher et Tony Blair, deux grands démocrates), en quoi l'analyse de Marseille souffre d'un défaut d'optique, ou de choix d'objectif, au sens où un photographe choisit le meilleur objectif pour obtenir le meilleur rendu possible du réel : vue de loin, avec son régime qui semble avoir si tranquillement évolué depuis la "Glorious Revolution", l'Angleterre peut passer pour le paradis de la démocratie et de la domination légale. Ce que Weber nous apprend, c'est que, en admettant que cela soit vrai, cela a continué à l'être, à partir de la fin du XIXe siècle, par la forte injection d'un élément de domination charismatique, qui a alors permis à ce système démocratique de fonctionner avec stabilité. On est d'ailleurs tout à fait autorisé à juger ce système plus malin que "le" système français, si l'on tient vraiment à porter un jugement de valeur sur une période historique aussi longue et variée. Mais l'on voit bien combien il faut pour ce faire affiner les outils d'analyse, si j'ose dire, de Jacques Marseille. Après quoi l'on sera rendu aux problèmes signalés dans mon commentaire : le chef charismatique peut ou non refléter la société qui l'a porté au pouvoir ; et, bien entendu, ceci à l'intention de ceux qui en lisant la référence à l'Allemagne dans la dernière citation que j'ai faite de Weber, ont pensé à Hitler, il peut la représenter plus ou moins selon les moments et selon son action. La difficulté qu'il y a encore aujourd'hui, après des centaines ou des milliers de travaux d'historiens sur le sujet, à savoir à quel point, jusqu'à quelle date et dans quels domaines Hitler a été représentatif de la population allemande, prouve bien que ces questions ne sont pas dans tous les cas d'une grande simplicité.
P.-S. : Je pense faire un jour un commentaire de ce texte, mais comme il m'arrive de ne pas donner suite à tous les projets qui me passent par la tête, et comme un extrait dudit texte vient à point par rapport à ce que je viens d'écrire, je vous soumets sans plus attendre ces propos tenus par Vincent Descombes à la revue
Esprit en juillet 2005 :
"Les valeurs modernes sont parfaitement incompatibles avec d'autres choses importantes et précieuses de la vie humaine, du moins au premier abord et tant qu'on n'a pas introduit toutes sortes de complexités nécessaires. La démocratie, c'est très bien, la famille c'est très bien, mais la famille démocratique, cela n'existe pas. Ce qui peut exister, peut-être, et doit certainement être recherché, c'est la famille dont les membres sortent sur l'agora avec les vertus de caractère d'un citoyen démocratique. Cette famille sera donc démocratique par sa finalité [
coïncidence ? c'est un terme très wébérien.], par son adéquation aux conditions d'une société démocratique, mais pas littéralement par son fonctionnement, car aucune famille ne saurait être conçue sur le modèle d'une société contractuelle, d'un instrument au service d'individus qui ont accepté de coopérer. Même chose pour l'école : elle est l'exemple même d'une condition non démocratique, du moins immédiatement, de la démocratie. De l'école devraient sortir des citoyens prêts à se tenir les uns les autres pour des égaux, mais à l'école elle-même, il est exclu que toutes les opinions aient le même droit à se faire entendre, ou qu'elles soient toutes respectables, ce serait même absurde de le demander. Qui plus est, sans ce passage par une école où tout n'est pas à égalité, les citoyens ne seront pas capables de pratiquer l'autolimitation qui permet de rendre viable l'égalité, que ce soit dans l'exercice de la souveraineté et dans les rapports sociaux."
Ajout le 10.09.
Dans la série "qu'il est doux de voir souffrir les gens qu'on ne peut pas souffrir", j'apprends (
Le canard enchaîné, 6.09., p. 5), que Jacques Marseille, qui gagne une partie de son argent en dénonçant régulièrement les fraudes commises par "les" chômeurs, vient d'être condamné en appel à de fortes amendes pour avoir enfreint le droit du travail, ceci parce qu'il payait en droits d'auteurs, et non par un vrai salaire, une directrice de collection dans la maison d'édition qu'il gère avec sa femme (laquelle en est la gérante officielle, puisque M. le fonctionnaire n'a pas le droit d'avoir ce genre de double casquette.) Lui qui se plaignait d'avoir une trop forte retraite a maintenant de quoi l'employer aux fins altruistes qui lui semblent si délaissées par ses compatriotes. Espérons que la prochaine fois qu'il paradera sur un plateau de télévision, un interlocuteur lui rappellera ce brillant complément à sa crédibilité.
M. Marseille s'est pourvu en cassation (si j'apprends ce que cela donne, je vous le ferai savoir), mais pour ce faire il doit s'acquitter de cette amende, d'un montant de 74.000 euros. Il juge que cette affaire a "quasiment mis en faillite" sa maison d'édition. Ce "quasiment" me chagrine, évidemment. De même que l'idée que notre homme va devoir pondre encore plus d'enquêtes à la con dans
Le Point pour se refaire. A part cela, santé bonheur, santé bonne humeur !
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